Les Grands de ce monde s'expriment dans

La France, puissance maritime

Je remercie vivement Frédéric Moncany de Saint-Aignan de m'avoir proposé d'introduire avec lui ce numéro de Politique Internationale consacré à la mer et aux océans.

Dans son propos, le président du Cluster maritime français (CMF) insiste, à juste titre, sur la place que l'économie maritime a vocation à occuper en France. Il décrit ainsi de façon très complète les filières traditionnelles et émergentes, mais également les secteurs transverses et les atouts sur lesquels la France doit s'appuyer afin de tirer pleinement parti du potentiel que nous offre la mer.

Je souhaiterais saisir cette occasion pour prolonger la réflexion sur la place que peut prendre notre pays dans le monde maritime de demain, en présentant les éléments de contexte, en rappelant les atouts dont nous disposons, en évoquant enfin certaines des priorités qui sont les nôtres.

Le contexte : la maritimisation du monde et ses défis

Source d'emplois, source de biodiversité, initiatrice d'innovations technologiques, la mer, on le voit, symbolise aujourd'hui tous les enjeux : scientifique, technologique, économique et, par conséquent, stratégique. Peu à peu s'est développée l'idée que la mer peut apporter une vraie réponse aux problèmes non résolus à terre. La France doit pouvoir profiter de ces potentialités tout en étant capable de répondre à l'ensemble de ces défis.

- La fin de la guerre froide et le rééquilibrage stratégique vers le continent asiatique ont redéfini la géopolitique des mers et des océans. Nous assistons, depuis quelques années, à une vaste redistribution au sein des puissances maritimes qui voit l'émergence ou le retour d'acteurs étatiques et l'apparition d'acteurs non étatiques. Outre la Chine, dont les ambitions navales s'amplifient depuis les années 1970, la Russie, le Japon, l'Inde, le Brésil, sans oublier les États-Unis, développent une véritable stratégie maritime. À ces acteurs traditionnels s'ajoutent des organisations internationales ou régionales et nombre de conventions qui couvrent ce domaine et font évoluer les règles internationales.

De ces fluctuations sont nés de nouveaux équilibres qui peuvent se révéler instables, voire sources de tension. Chaque État, aujourd'hui, met en oeuvre une politique de consolidation de ses compétences dans sa zone économique exclusive (ZEE) afin d'accéder aux ressources de son domaine et au contrôle de la navigation dans ses espaces stratégiques. Nous connaissons les tensions actuelles en mer de Chine ou dans l'océan Arctique. Les contentieux qui s'y développent opposent des puissances dont les capacités navales sont susceptibles d'affecter la libre circulation. Dans un tel contexte, il faut se préparer à une contestation de la présence maritime française afin de se donner les moyens de la préserver, car elle va de pair avec notre souveraineté.

- Cette grande redistribution, associée à l'intensification des échanges sur mer, pose de réels défis sécuritaires à l'ensemble de la communauté internationale. L'immensité des océans forme un terreau fertile pour les trafics illicites en mer. La piraterie profite de la faiblesse des États côtiers pour se développer au large de l'Indonésie ou dans le golfe de Guinée. Si elle tend à diminuer dans l'océan Indien, elle n'a pas disparu pour autant et n'épargne pas les navires battant pavillon français. Parallèlement, le terrorisme est également présent en mer. C'est une menace qui peut prendre des formes variées : perturbation des flux, abordage des navires, prise d'otages... Ce risque nous oblige à renforcer et à renouveler les systèmes de défense et de protection de nos installations portuaires et de nos navires. La sécurité est aussi un axe majeur de réflexion. Le gigantisme des pétroliers, des porte-conteneurs, des paquebots à passagers (8 500 personnes à bord des paquebots les plus récents), crée de nouvelles vulnérabilités. Il conduit à adapter nos méthodes et nos usages en matière de traitement des accidents, des pollutions, des sauvetages maritimes de grande ampleur.

Assurer la sûreté et la sécurité portuaires et maritimes est ainsi devenu une tâche prioritaire. C'est une condition indispensable du développement.

- La tenue de la COP21 a été l'occasion de rappeler l'importance de la protection que nous devons à l'océan. Les mers sont menacées, en particulier par le réchauffement climatique. Outre les grands accidents de pollution maritime, l'environnement marin est affaibli par nombre d'atteintes moins médiatisées : artificialisation des côtes, rejets chimiques en mer, macro-déchets... Dans ce contexte, la conciliation des intérêts économiques et le bon état écologique des milieux et des espèces constituent un enjeu capital. Au-delà de l'impact direct sur les écosystèmes, le changement climatique peut aussi être source de tension en raison de complications telles que les migrations climatiques ou l'intensification des catastrophes naturelles. Il s'agit bien de s'engager dans la voie d'un développement durable afin de préserver ce patrimoine, de construire de façon équilibrée l'économie qui en dépend et, au-delà, de préserver l'avenir des populations qui vivent de la mer et près d'elle.

- Le défi est également économique. Au-delà des enjeux exposés par M. Moncany de Saint-Aignan, les défis actuels portent sur l'exploitation des richesses maritimes. Les grands fonds marins représentent aujourd'hui une source potentielle de richesses absolument considérable pour l'humanité tout entière, des richesses sans commune mesure avec les richesses terrestres, lesquelles sont d'ailleurs en voie de raréfaction. Il faut aussi évoquer les énergies marines renouvelables (EMR), notamment les éoliennes. Cette activité en est encore au stade initial en France. Dans un autre domaine, l'exploitation des algues peut ouvrir des perspectives, en matière tant d'alimentation humaine que de recherche médicale.

Ces richesses potentielles sont l'objet de toutes les attentions de la part des grandes puissances maritimes, au point que l'exploitation et la mise en oeuvre s'organisent dans un contexte de compétition acharnée. L'exploitation des ressources halieutiques en constitue un exemple particulièrement significatif. Les eaux françaises sont riches de ces ressources. La lutte contre la pêche illégale y devient donc une préoccupation majeure.

- Tous ces défis ne peuvent être pensés séparément. Les océans ne connaissent pas les frontières humaines et forment un vaste ensemble où se mêlent acteurs, intérêts et activités. Une démarche de planification de l'espace maritime permettant la conciliation des usages est aujourd'hui devenue nécessaire. Il faut penser l'organisation d'un espace occupé par de nombreux utilisateurs dont les objectifs sont souvent différents. Le choix des zones compatibles pour les parcs éoliens, par exemple, engage l'avenir pour plusieurs décennies. Il convient donc de limiter, autant que faire se peut, les impacts négatifs sur l'environnement et les conflits avec les usages préexistants (trafic maritime, pêche). Il s'agit également de susciter et d'obtenir l'adhésion des usagers et de la population côtière. La planification exige, par conséquent, un ensemble de connaissances solides et une approche synthétique qui intègre les enjeux écologiques, économiques et sociaux, mais aussi les interactions terre-mer.

Les atouts de la France

Les problématiques maritimes sont délicates, nombreuses et prégnantes. Mais, dans cet environnement fragile, la France dispose d'atouts indéniables. Le président du Cluster maritime français a déjà évoqué en introduction notre situation géographique privilégiée : façades maritimes sur la Manche, la mer du Nord, l'Atlantique et la Méditerranée, domaine outre-mer très étendu, deuxième superficie maritime mondiale.

Par ailleurs, notre pays est en droit de revendiquer un vrai savoir-faire maritime. La France est au premier rang pour la richesse de ses écosystèmes marins, et l'excellence de sa recherche océanographique est reconnue dans le monde entier. Nos filières industrielles, navale et nautique, couvrent un très large spectre de compétences. Quant au pavillon français, il bénéficie d'une image positive en raison de la qualité et de la technicité de ses navires et de ses équipages. Notre Marine nationale, présente sur l'ensemble des océans, dispose d'un haut niveau opérationnel. Enfin, la France se distingue par ses compétences dans le domaine de la gestion des aires maritimes protégées.

Le potentiel de notre pays est bien réel. Sa mise en valeur constitue à la fois un devoir et une nécessité. Passer de l'incantation à l'action, de l'évocation de nos atouts à la construction d'une vraie filière : telle est l'ambition première de notre politique maritime.

Stratégies et priorités

Instance de coordination des politiques maritimes placée directement auprès du premier ministre, le secrétariat général de la mer, en lien étroit avec l'ensemble des administrations concernées, veut servir cette ambition.

Qu'il me soit permis d'insister ici sur quatre orientations prioritaires, qui sont autant de conditions du développement.

- L'encadrement normatif de l'activité maritime. C'est, par exemple, l'adoption de la stratégie nationale pour la mer et le littoral qui a vocation à servir de cadre pour l'élaboration, au plan local, des documents stratégiques de façade. Ces documents permettront notamment, par un travail de planification de l'espace maritime, d'apporter une réponse à la multiplication des usages de la mer et aux conflits qu'entraîne parfois cette diversité. C'est aussi l'adoption de l'ordonnance relative aux espaces maritimes, parue le 8 décembre 2016 - un texte majeur pour l'ensemble des usagers de la mer. Ce texte abroge, pour mieux les regrouper et les mettre à jour, les lois éparses et anciennes qui traitaient des espaces maritimes et des compétences que l'État y exerce.

- La vigilance en matière de sûreté et de sécurité maritimes. C'est également une condition majeure du développement. C'est ainsi que la menace terroriste a conduit à l'adoption d'un ensemble de mesures relatives aux transports maritimes. Elles concernent les contrôles à l'embarquement, la création d'un « Passenger Name Record » (PNR) maritime, la mise en place de gardes armés à bord des navires à passagers, le déploiement de pelotons de sûreté maritime et portuaire (PSMP) de la gendarmerie maritime.

En matière de sauvetage maritime de grande ampleur, la création d'une capacité nationale de renfort pour les interventions à bord des navires (CAPINAV) permet la mise à disposition des préfets maritimes des moyens du bataillon des marins-pompiers de Marseille et du service départemental d'incendie et de secours (SDIS) du Pas-de-Calais.

- L'insertion de la politique maritime dans le cadre européen et international.

Dans le cadre européen, la France s'associe étroitement à la construction d'une politique maritime intégrée à l'échelle de l'Union.

Notre pays est aussi largement engagé dans les domaines sécuritaire et humanitaire : des moyens navals et aériens de la Marine nationale et de la douane sont associés au dispositif de surveillance et d'intervention coordonné par l'agence Frontex dans le cadre d'opérations maritimes conjointes (Triton ou Hermes). Notre pays contribue également à l'opération de police Sophia destinée à lutter contre le trafic d'armes à destination de la Libye, dans le cadre de la résolution 2292 du Conseil de sécurité des Nations unies.

Au-delà de ces opérations ponctuelles, l'Union s'est engagée dans la création d'une fonction garde-côtes permanente avec des moyens dédiés. Cette création a été approuvée par le Conseil de l'Union du 14 septembre 2016. La France soutient activement cette initiative. Plusieurs points devront être éclaircis. Quel modèle l'Agence souhaite-t-elle privilégier pour la construction de cette fonction garde-côtes ? Faut-il favoriser une logique de mutualisation et de coordination, telle qu'elle est suivie en France, ou faut-il concevoir une logique d'intégration plus poussée ? Vers quelles solutions l'Agence va-t-elle s'orienter pour s'équiper en moyens navals ?

- Au plan international et sous l'égide de l'Assemblée générale des Nations unies, une procédure de consultation vient d'être mise en place afin d'aboutir à un accord international qui protégerait l'environnement marin et la biodiversité en haute mer. La négociation devrait déboucher sur un accord de « mise en oeuvre » de la convention de Montego Bay sur le droit de la mer, ce qui ouvre la voie à une possible mise en cause du principe de liberté de la haute mer. À la demande du ministère des Affaires étrangères, le secrétariat général de la mer préside un groupe de réflexion constitué des administrations et de représentants de la société civile (ONG, milieux professionnels, chercheurs). Il a vocation à recueillir les observations des différents participants et à préparer la position française dans la négociation qui commence.

La France travaille aussi à l'application de sa stratégie d'exploration et d'exploitation des grands fonds marins. Les perspectives ouvertes donnent lieu à une compétition et à une concurrence serrées entre les États. La France s'investit auprès de l'Autorité internationale des fonds marins (AIFM) afin que les intérêts français soient pris en compte en ce qui concerne les grands fonds marins situés au-delà du plateau continental de notre pays. Grâce à sa politique active de présence au sein de l'AIFM, la France a pu obtenir un titre minier protégeant le secteur considéré comme l'un des plus intéressants en matière de nodules : la zone de Clarion-Clipperton dans le Pacifique. Elle a décroché un permis d'exploration des sulfures polymétalliques situés le long de la dorsale médio-atlantique dans les eaux internationales, et cela pour une durée de quinze ans. Sur ce même sujet, la priorité de l'État porte sur la zone Wallis-et-Futuna où un domaine volcanique présente un fort potentiel pour les minéralisations hydrothermales.

Le programme d'extension du plateau continental est également un enjeu important pour la France. On estime qu'en fin de programme l'extension pourrait couvrir une superficie supplémentaire de près d'un million de kilomètres carrés. La coordination du programme a été confiée au secrétariat général de la mer par le cabinet du premier ministre.

Enfin, dans l'affaire dite « de la mer de Chine méridionale », conflit qui oppose la Chine à certains de ses voisins, la Cour permanente d'arbitrage a rendu une décision qui pourrait avoir de lourdes conséquences sur la gestion de nos conflits territoriaux avec des États tiers ainsi que sur la définition d'une position française dans les discussions diplomatiques. Nombre de petites îles françaises qui contribuent à élargir notre zone économique exclusive nous sont en effet contestées par certains de nos voisins.

Une méthode originale de promotion de l'économie maritime

Je reviens ici plus précisément aux propos du président Moncany de Saint-Aignan et sur le Comité France maritime qu'il a évoqué.

La création de ce comité a été annoncée à l'occasion des Assises de l'économie maritime à La Rochelle le 8 novembre dernier. Une plateforme est ainsi constituée, réunissant les professionnels de l'économie maritime, avec l'ambition de construire à terme une véritable filière maritime française, de la même manière que notre pays s'est doté naguère d'une filière aéronautique. L'objectif est de poser les diagnostics pertinents sur le paysage actuel et les potentialités économiques, de définir des stratégies pour l'ensemble des secteurs maritimes et d'identifier les mesures concrètes permettant d'atteindre les objectifs retenus.

Il a été demandé au secrétaire général de la mer d'assurer la mise en place et l'animation régulière de cette plateforme, en lien étroit avec le Cluster maritime français. Ce « Comité France maritime » regroupe l'ensemble des filières telles qu'elles existent au sein du CMF. Les régions littorales, compte tenu de leurs compétences en matière de développement économique et d'aménagement, en sont également membres, en France métropolitaine comme en outre-mer.

Bien évidemment, la création de cette structure, qui doit demeurer souple et réduite dans sa composition, cette association originale du public et du privé, dans la réflexion et dans l'action, ne sera efficace que si toutes les administrations de l'État impliquées dans le maritime, au plan central comme au plan local, sont, non seulement informées, mais aussi étroitement associées.

Notre pays veut être à la hauteur d'une ambition maritime forte, au service du développement et de l'emploi, en métropole comme en outre-mer. Il veut encourager une politique maritime afin de prendre toute sa place dans les négociations internationales qui s'engagent sur la haute mer. En France, cette nouvelle gouvernance doit être élaborée en partenariat avec les élus, les collectivités territoriales et l'ensemble des professionnels de la mer - une communauté empreinte de savoir-faire, de volonté et de dynamisme. Plus généralement, il s'agira de favoriser la diffusion d'une véritable culture de la mer - un objectif qui passe par une meilleure connaissance de ses richesses, de ses atouts et de la place qu'elle doit prendre dans la construction de notre avenir.