Politique Internationale - Existe-t-il, en France, une politique régionale de la mer ?
Pierre Karleskind - Certaines régions cherchent depuis plusieurs années à tirer profit de leur patrimoine maritime. Au premier rang se trouve bien entendu la Bretagne, avec ses milliers de kilomètres de côtes - le chiffre souvent cité est de 2 700 kilomètres de littoral breton. L'Occitanie fait également partie des pionnières, avec son Parlement de la mer, mais aussi l'Aquitaine qui depuis longtemps cherche à valoriser ses côtes par le tourisme, ou encore les Hauts-de-France. Chaque région a ses spécificités : pour certaines, la pêche a joué un rôle important - c'est le cas des Hauts-de-France et de la Bretagne ; pour d'autres, les potentiels à développer sont assez nouveaux, comme l'aquaculture ou les énergies marines renouvelables. Les régions s'intéressent à ce sujet car il est porteur de créations d'emplois. Or le développement économique de leur territoire relève de leur compétence directe.
P. I. - Au-delà du potentiel économique, faut-il voir dans ces démarches une prise de conscience de l'état « merrien », autrement dit des merroirs de ces régions, version maritime des terroirs ?
P. K. - Tout à fait. Chaque région française se pose aujourd'hui la question des avantages compétitifs dont elle dispose par rapport à ses voisines, afin de déterminer les investissements à consentir et les soutiens à apporter aux entreprises locales. Et la proximité de la mer est un élément différenciant : elle n'est pas présente en Auvergne ou dans les Alpes, par exemple ; il s'agit bien d'un élément distinctif. Ces dernières années se sont développées des entreprises qui investissent ces nouveaux secteurs de l'économie maritime. Il s'agit d'une prise de conscience à la fois économique et culturelle. Pendant longtemps, la mer a été considérée en France comme un simple lieu de loisirs. Rappelez-vous ce que disait Éric Tabarly : « La mer, c'est ce que les Français ont dans le dos quand ils regardent la plage. » Sous-entendu, lorsqu'on est au bord de l'eau, on n'y fait que barboter. Cette perception tend à évoluer : désormais, la mer n'est plus une limite, c'est aussi un espace à conquérir.
P. I. - Parmi les pionniers des nouvelles tendances, vous n'évoquez pas PACA et la Corse...
P. K. - Il faut pourtant en parler. La région PACA a mis en place une forme de convention de la mer. Elle n'est peut-être pas aussi avancée que d'autres, mais cette région dispose aussi d'une industrie touristique fortement liée à la mer, et cela depuis longtemps. Sans parler de ses industries, avec les chantiers navals de La Ciotat ou le port de Fos-sur-Mer. Ou encore de l'importante présence de la Marine nationale à Toulon. Au-delà de ces activités historiques, la façade méditerranéenne est aujourd'hui fortement concernée par le développement des énergies marines renouvelables, et notamment de l'éolien flottant.
Quant à la Corse, elle est moins souvent évoquée en matière de développement du patrimoine maritime. Il est vrai qu'historiquement cette région, si elle n'ignore pas la mer, est plus orientée vers la terre : l'agriculture y est plus importante que le secteur maritime.
P. I. - Les professionnels de la mer ont-ils dû se tourner vers la politique pour faire comprendre à quel point la question des merroirs, en PACA et en Corse, était vitale ?
P. K. - Indéniablement. Il est nécessaire de passer par une prise de conscience : il faut une rencontre entre une filière, d'une part, et un pouvoir politique qui s'y intéresse, d'autre part. L'actuel président du Comité national des pêches est corse, et il parle des projets de son secteur avec l'exécutif territorial corse. J'ai moi-même travaillé avec les élus de la région PACA lors de la mandature précédente, pour redonner du souffle aux questions maritimes. Ce moment est nécessaire, où la filière doit aller à la rencontre du politique.
P. I. - Qu'en est-il des intra-marins ?
P. K. - Nous disposons, grâce à nos territoires d'outre-mer, d'un potentiel immense. La zone économique exclusive française est la deuxième au monde - voire la première, suivant les modes de calcul -, essentiellement grâce à nos DOM et COM. Ces espaces sont des confettis de terre, mais ils ouvrent sur des étendues maritimes très vastes. Le rapport à la mer y a été longtemps ambigu, point commun à toute la France. Mais, aujourd'hui, il existe une vraie volonté de développer le potentiel maritime. On l'observe, par exemple, par le biais de la mobilisation de certains outils de financement européens, comme le fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche. L'enveloppe française permet un important levier d'investissement : dans certains endroits, les flottes de pêche sont à créer de toutes pièces car elles n'existent pas. Dans d'autres lieux, comme les Antilles, la pêche est impossible à proximité des côtes à cause de la présence de chlordécone, un polluant issu de l'agriculture. Dans les régions concernées, une réflexion de fond est menée sur la manière de se réapproprier la mer. On retrouve, là aussi, une volonté de développement de la maritimité de ces territoires.
P. I. - Pour en revenir à l'action politique, l'Occitanie a lancé le premier parlement de la mer...
P. K. - Il faut nuancer : la première instance consultative liée à la mer est la conférence régionale mer et littoral de Bretagne, instaurée en 2009. Mais dans un cas comme dans l'autre, ces instances revêtent une très grande importance. S'y côtoient tous ceux qui font la force de ce que sera la maritimité française de demain : les services administratifs de l'État, qui ont le pouvoir réglementaire et de contrôle ; les services des collectivités, qui ont des moyens d'intervention et d'investissement - la région finance, en effet, l'innovation ; certaines entités de financement liées à l'État, comme les appels à projets du commissariat général à l'investissement ou la BPI ; les secteurs professionnels, qui sont concernés par ces investissements ou par des activités considérées comme plus traditionnelles comme la pêche et la conchyliculture ; les associations de plaisanciers ou de protection de l'environnement, qui ont elles aussi leur rôle à jouer. C'est par cette gouvernance à plusieurs que peuvent émerger des projets.
Dans le cas de la création d'un parc d'éoliennes flottantes, par exemple, il faut des investissements, un cadrage réglementaire, un point de vue environnemental, une évaluation de la faisabilité du projet, une prise en compte des conflits potentiels et de la cohabitation avec les autres usages comme la pêche ou la plaisance. Étudier indépendamment les uns des autres ces différents sujets rend le problème inextricable. Mais, en se parlant régulièrement, en partageant des visions de développement des territoires, tous ces acteurs permettent à ce type de projets d'avancer.
C'est en cela que ces instances - la Normandie a d'ailleurs elle aussi mis en place une organisation similaire, et les Pays de la Loire sont en train de le faire - sont utiles.
P. I. - Si les savoir-faire sont différents d'une région à l'autre, le changement climatique fait partout sentir ses effets. Même si les approches peuvent varier...
P. K. - Le changement climatique nous place face à deux défis qui ne se gèrent pas de la même façon selon les endroits. Le premier est la réponse au risque qu'il implique. La mer monte, les tempêtes gagnent en intensité. Le problème ne se pose pas dans les mêmes termes sur le littoral atlantique et en Méditerranée. Les contraintes ne sont pas identiques, les menaces non plus. Le deuxième défi est celui de la réponse au réchauffement climatique. Il est possible de trouver des solutions communes en la matière, comme par exemple les énergies renouvelables marines, qui sont décarbonées. Si les technologies peuvent se partager, les habitudes culturelles de dialogue avec les plaisanciers, avec les pêcheurs ne sont en revanche pas les mêmes selon les territoires. Dans les discussions nécessaires pour mener à bien ces projets, il est impossible de négliger la dimension locale et régionale.
P. I. - Dans l'imaginaire collectif, la représentation des gens de mer oscille entre l'image romantique des navigateurs et la violence des pêcheurs en colère. Aujourd'hui, cette image devient plus politique. Vous en êtes la parfaite illustration : océanographe de formation, vous avez suivi le chemin de l'élection pour défendre les mers et les océans. Les merriens ont-ils enfin compris qu'ils devaient être représentés par eux-mêmes ?
P. K. - Absolument, et c'est essentiel. Je ne suis chargé des questions maritimes au conseil régional de Bretagne que depuis 2012, mais j'observe un milieu de décideurs politiques, institutionnels, financiers qui sont profondément terriens et qui ne voient la mer qu'à travers la dimension des loisirs ou comme un espace qu'il faudrait mettre sous cloche, qu'il ne faudrait plus toucher : ils voudraient que rien ne change. Or le développement d'un territoire est impossible si rien ne change. Le changement est la norme : Rome ne s'est pas faite en un jour.
Il est essentiel, à mes yeux, qu'à tous les niveaux de décision ceux qui ont une sensibilité maritime soient présents. Ils doivent arriver à faire comprendre que la mer ne fonctionne pas comme la terre, et qu'elle nécessite un état d'esprit particulier. Je vois souvent les terriens essayer de reproduire en mer les schémas existants à terre, comme les cadastres. Or la mer est toujours dynamique. S'il n'existe pas de propriété privée en mer, il y a bien une raison ! Il est important que les merriens disposent d'une capacité d'influence, et j'estime que nous sommes encore trop peu nombreux.
P. I. - Les merriens, au sein de leurs régions respectives, s'unissent, s'organisent, commencent à monter en puissance. Allez-vous réussir à faire comprendre aux terriens que nous avons besoin d'un ministre de la Mer ?
P. K. - C'est vrai, partout dans les collectivités locales, dans les départements, dans les régions, cette question maritime est devenue un enjeu, en tout cas dans les collectivités maritimes. Cette évolution est très positive. Au sein de l'association des régions de France, le groupe de travail que nous avons institué permet de coordonner les points de vue. Les régions commencent à disposer d'une compétence portuaire. Il est vrai qu'il nous faut arriver à toucher l'échelon central, puisque notre pays reste très centralisé - et Paris a le gros défaut de ne pas être au bord de la mer, ce qui empêche les plus hauts dirigeants de bien saisir les enjeux maritimes.
La France a déjà eu des ministres de la Mer. Je ne suis personnellement pas très favorable à un ministre de plein droit. Je connais le fonctionnement de nos institutions étatiques, et un ministère fonctionne souvent en silo, de façon trop indépendante des autres. Or les questions maritimes demandent une très forte coordination au niveau interministériel. C'est la raison pour laquelle j'ai dit récemment qu'il ne faut pas un ministre de la mer mais un premier ministre de la mer.
P. I. - Il y a déjà un secrétaire général de la mer...
P. K. - Certes, mais il s'agit d'un haut fonctionnaire. Je n'ai rien contre cette fonction, mais la mer doit être présente au niveau politique. Le premier ministre actuel, ancien maire du Havre, a selon toute vraisemblance développé une vision maritime. Mais il est nécessaire à mon sens de retrouver une incarnation politique au plus haut niveau du gouvernement. J'avais proposé un temps un secrétaire d'État placé auprès du premier ministre, qui coordonne et pilote la politique maritime du pays. Car, je le répète, la dimension interministérielle est vraiment essentielle. Le secrétariat général à la mer coordonne des administrations ; il ne peut pas coordonner des ministres. Or nous avons besoin de quelqu'un qui parle aux ministres.