Politique Internationale - Quel est le métier de Bureau Veritas ?
Philippe Donche-Gay - Bureau Veritas est l'un des acteurs importants du contrôle de conformité - un contrôle effectué par des tests, des inspections ou des certifications. Cela concerne une multitude d'activités, la première d'entre elles étant historiquement la marine, avec l'apparition de la classification des navires en 1828. Ce métier historique s'est diversifié puisque nous sommes aujourd'hui actifs dans l'industrie, la construction, la certification des normes ISO, l'alimentaire, les matières premières, les biens de consommation, etc.
P. I. - Bureau Veritas est une société historique, mais quels sont les nouveaux outils que vous avez développés à l'heure du numérique, notamment dans le domaine maritime ?
P. D.-G. - La transformation numérique nous apporte plusieurs éléments connus de bien d'autres secteurs : la disponibilité, à un coût bien plus faible qu'autrefois et sans cesse décroissant, de puissance de calcul et de capacité de stockage, notamment dans le cloud ; l'émergence de logiciels beaucoup plus performants, notamment dans le domaine du calcul ou de la simulation, qui permettent de gérer et de donner un sens à des quantités considérables de données, de type « big data » ; et puis, phénomène qui n'est pas nouveau mais qui se diffuse, l'Internet qui, après avoir touché les personnes, permet aujourd'hui aux objets de communiquer entre eux, ce qui fait émerger de très nombreuses applications d'un type nouveau, accessibles via des plateformes collaboratives, et qui offrent à un plus grand nombre la possibilité d'accéder aux données.
Tout cela n'est pas foncièrement nouveau, mais le secteur maritime est venu plus tardivement que d'autres à toutes ces nouvelles technologies et aux transformations qui s'ensuivent.
P. I. - Quelles sont les raisons de cette arrivée tardive ?
P. D.-G. - L'une d'entre elles est la faiblesse de la bande passante à bord des navires, qui limite le volume de transmission de données. Aujourd'hui, un navire est connecté à Internet par satellite, avec un débit qui n'est évidemment pas le même que celui de la fibre optique terrestre. Mais les progrès en la matière sont rapides, et une multiplication par dix de cette bande passante entre 2015 et 2025 est envisageable. Les navires, qui étaient jusqu'à présent relativement isolés, vont commencer à accéder à des débits plus élevés. Par ailleurs, à proximité des côtes, l'existence de réseaux mobiles 3G ou 4G apporte d'ores et déjà des solutions satisfaisantes.
La fragmentation du transport maritime explique elle aussi la relative lenteur des progrès. Peu de compagnies maritimes sont de taille suffisante pour disposer de directions informatiques permettant de supporter les multiples facettes d'une transformation digitale.
Enfin il existe, par tradition, un certain manque de standardisation dans la construction des navires et de leur équipement : très souvent, les armateurs préfèrent disposer d'un design qui leur est spécifique.
P. I. - Quels sont les effets économiques de l'évolution digitale ?
P. D.-G. - Le digital peut d'abord contribuer à l'optimisation ou à la réduction des coûts dans la phase de construction des navires. Dans la phase de conception d'un porte-conteneurs, d'un navire de croisière et d'un gros navire en général, il est fondamental d'avoir recours à des outils de conception et de simulation puissants, permettant de réaliser un véritable prototype virtuel et d'en tester les performances. Par exemple, des possibilités importantes de simulation en hydrodynamique permettent de faire de multiples essais de formes et de retenir celles qui aboutissent à la meilleure performance énergétique sur le profil opérationnel réel du navire. Ce type de logiciels est déjà utilisé dans l'aéronautique et dans l'automobile, mais dans notre domaine la complexité est accrue par la multiplication du nombre de calculs (états de mer, vitesse, chargement...) ou par les phénomènes physiques à modéliser (résistance, cavitation, mouvements dans la houle, impacts, tenue des structures...). Tout cela nécessite des puissances de calcul considérables et des outils de simulation spécifiques. Bureau Veritas développe ses propres outils et a accédé à des technologies innovantes en acquérant la société spécialisée en simulation numérique HydrOcean. Bureau Veritas noue aussi de nombreux partenariats académiques, notamment avec l'École centrale de Nantes, qui met à sa disposition ses serveurs de calcul de plus de six mille coeurs. Il est essentiel que la construction navale française ait accès à ce type de technologie, qui permet de produire des navires plus performants, plus sûrs et plus économes.
Le digital entre aussi en jeu pour la réduction du coût de fonctionnement d'un navire en service. Cela concerne, bien entendu, l'aspect énergétique que je viens d'évoquer, mais aussi un poste de dépenses important, celui des coûts de la maintenance et de l'immobilisation requise pour mener les inspections périodiques réglementaires nécessaires.
Nous assistons dans ce domaine à la mise en oeuvre progressive de technologies qui captent les informations directement des équipements - au travers de capteurs. Les données collectées assurent une surveillance continue et permettent d'en déduire des schémas de maintenance préventive, voire prédictive. Cela a pour conséquence - à condition que la surveillance du navire soit faite dans les règles - non seulement de rallonger la durée de vie de l'équipement, mais aussi d'espacer les périodes d'inspection ou de remplacement à titre préventif du matériel.
Il s'agit d'une tendance lourde, qui a déjà abouti dans l'aviation : pas une turbine de réacteur n'échappe à un suivi en temps réel par le fabricant. Pour les raisons que nous avons déjà évoquées, elle est apparue plus tardivement dans le maritime. Elle démarre aujourd'hui, notamment sur les moteurs, mais on peut imaginer qu'à terme elle s'appliquera également à un grand nombre d'équipements essentiels ainsi qu'à la structure.
Nous avons par exemple conduit un programme de recherche conjoint avec un grand opérateur maritime de porte-conteneurs. Nous avons placé des capteurs de tension et d'accélération sur la coque d'un certain nombre de leurs navires, pendant quatre ans. En fonction des résultats obtenus, nous pouvons déterminer à quelle fréquence, en fonction des états de mer, les tensions internes arrivent à la limite de ce que nous avons prescrit. En complément aux résultats des calculs hydrodynamiques évoqués précédemment, cela nous a permis d'améliorer nos règles de dimensionnement de la structure du navire et de vérification de la tenue du système de saisissage des conteneurs en pontée.
P. I. - Nous sommes là à l'échelle d'un navire. Mais cette digitalisation pourrait-elle aussi permettre de créer une sorte de tour de contrôle, afin de suivre qui est où et qui fait quoi ?
P. D.-G. - Tout à fait. Toutes ces données techniques qui sortent du navire sont collectées - aujourd'hui à une certaine périodicité, demain en temps réel - avec deux effets : le premier est le monitoring en temps réel de la flotte, telle qu'elle existe ; le deuxième est le traitement statistique de ces données pour aboutir à des schémas de maintenance et d'opération plus performants. Le point que vous évoquez est important : plus la flotte est standardisée, plus l'agrégation de ces données a du sens.
P. I. - Dans le domaine commercial, et notamment celui de la croisière, les paquebots construits aujourd'hui sont immenses. Il s'agit de véritables petites villes flottantes, avec 6 000 passagers et 2 000 membres d'équipage. En période de risque terroriste élevé, la question de la surveillance de ces navires se pose de façon particulièrement aiguë. La digitalisation va-t-elle renforcer la sécurité des passagers et de l'équipage ?
P. D.-G. - Ces hôtels flottants voient aujourd'hui mis en oeuvre progressivement tous les dispositifs sécuritaires qu'on retrouve dans d'autres environnements. Toutes les compagnies de croisière ont renforcé de manière considérable les contrôles, liés à la sécurité des personnes. Ce sont des approches similaires à celles mises en oeuvre dans les lieux publics comme les aéroports ou les gares. Des efforts ont également été faits sur la gestion du risque informatique, avec notamment une ségrégation importante des différents réseaux : celui réservé aux passagers, celui qui assure la transmission des données entre l'équipage et la compagnie maritime, le réseau de transmission des données opérationnelles de fonctionnement du navire, etc. Il faut protéger ces réseaux les uns des autres : si une personne, malicieusement ou non, importe un virus dans le réseau destiné aux passagers, celui-ci ne doit pas polluer le reste des équipements.
P. I. - Dans l'accélération de la digitalisation du monde maritime, on voit poindre l'émergence de nouveaux métiers. Pense-t-on à adapter les marins et les officiers d'aujourd'hui de sorte qu'ils deviennent demain des « marins numériques » ?
P. D.-G. - Ces métiers évoluent forcément. Potentiellement, il est même possible d'envisager qu'on aille jusqu'au navire autonome - un concept un peu théorique à mon sens mais qui intéresse beaucoup de personnes : pourra-t-on à terme se passer d'équipage ? La réponse est a priori non : on ne pourra pas se passer de contrôle humain.
En revanche, la tendance à la réduction des effectifs à bord se poursuivra, car l'équipage disposera, par le biais d'outils digitaux, d'une assistance beaucoup plus développée. Par exemple pour la navigation dans des endroits critiques où à forte concentration de navires.
L'évolution sera facilitée par les améliorations que peuvent apporter ces nouvelles technologies aux navigants. Sur le plan administratif, nous voyons émerger la dématérialisation du reporting, voire des différents certificats réglementaires que chaque navire doit avoir à jour. La possibilité de rendre au navigant son métier, de façon qu'il ne soit plus absorbé par les problématiques administratives, notamment lors de l'arrivée au port, est un aspect très positif du digital.
De nouvelles compétences émergeront, liées notamment aux techniques de contrôle digital. Nous ressentons déjà ce besoin au sein des sociétés de classification.
P. I. - Anticipez-vous une accélération de cette transformation numérique du monde maritime?
P. D.-G. - Sans doute, et celle-ci résultera en grande partie du renouvellement de la flotte. Les navires construits aujourd'hui sont pré-équipés avec des capteurs, des réseaux de type industriel pré-câblés, comme on en trouve dans les usines. C'est ainsi que la transformation va s'opérer. Elle nécessitera peut-être une dizaine d'années, sans doute moins, le temps qu'une proportion significative des navires soit équipée ainsi.
P. I. - On parle là du monde navigant. Mais qu'en est-il du port ?
P. D.-G. - Les activités portuaires ont depuis longtemps entamé leur transformation digitale, avec une automatisation poussée et une transformation des aspects logistiques et documentaires.
Plus généralement, la numérisation permet aujourd'hui de coupler, dans la chaîne de valeur, la partie qui navigue et la partie qui reçoit. Les porte-conteneurs sont à la pointe en la matière. La traçabilité des conteneurs, équipés de puces RFID et de capteurs, est d'ores et déjà très poussée, avec une identification détaillée à l'arrivée au port. Toute la chaîne logistique est donc en train d'évoluer.
P. I. - Bureau Veritas est, dans ce monde maritime, à la fois acteur, observateur et témoin. Où sont vos priorités en matière de digitalisation ?
P. D.-G. - La première transformation pour les acteurs du monde maritime que nous côtoyons le plus, à savoir les armateurs et les chantiers, est d'exploiter les outils déjà disponibles pour passer au monde tridimensionnel. Les fondamentaux de notre métier ont relativement peu évolué depuis sa création : nous certifions que les plans des navires sont conformes aux règles les plus récentes de la construction navale et nous vérifions ensuite la conformité du navire aux dits plans. Nous sommes actuellement en train de faire basculer ce modèle vers ce qui existe déjà dans l'aéronautique : nous ne certifions plus des plans, mais un modèle tridimensionnel, duquel seront ensuite extraites des coupes en cas de besoin. Cette approche permet une plus grande efficacité, dans la phase de construction mais aussi dans la vie du navire. Car le modèle tridimensionnel vit avec celui-ci. Nous assistons aujourd'hui à cette évolution vers le tridimensionnel qui rappelle en quelque sorte la première vague de l'Internet, qui avait amené le passage d'un certificat papier à un certificat accessible au format numérique sur un portail.
La deuxième transformation consiste à utiliser ces nouvelles technologies pour affiner nos méthodes d'inspection. Nous n'en sommes pas encore là, mais nous ne sommes plus très loin de la possibilité d'envoyer un drone dans les compartiments du navire pour faire des inspections détaillées, sur les soudures par exemple. Une telle évolution permettrait à la fois d'améliorer les inspections, et aussi peut-être d'en réduire les coûts.
Enfin, nous portons toute notre attention sur le renforcement de la sécurité maritime. On trouve de plus en plus de logiciels gérant les équipements critiques du navire. Nous certifions ces équipements, mais qu'en est-il de la vérification du logiciel qui les gère ? Prenons l'exemple des navires câbliers ou des navires de service dans l'offshore. Ils embarquent des équipements de positionnement dynamique qui leur permettent de conserver une position fixe quel que soit l'état de mer. Si ces équipements défaillent, le navire peut dériver et par exemple heurter une plateforme pétrolière, avec toutes les conséquences qui peuvent en découler.
Le logiciel, qui se diffuse à tous les échelons, doit être fiable. Nous avons développé, avec les autres acteurs du secteur, de nouvelles méthodes de vérification afin de nous assurer que ces composants-là ont été réalisés conformément à un certain nombre de normes existantes.
C'est un changement important pour nous. Depuis 1828, le but premier de notre métier est la sécurité. Nous devons prendre en compte la question digitale pour détecter les nouveaux points de vulnérabilité dans les navires. Indépendamment, d'ailleurs, de toute attaque malveillante : il peut s'agir tout simplement d'un dysfonctionnement.
P. I. - Vous militez donc pour l'accélération de la mise en place du « numérique maritime »...
P. D.-G. - La recommandation générale, évidente, est que nous n'avons pas le choix : il faut suivre cette tendance de la numérisation, et le monde maritime au sens large a tout à y gagner. Comme toute mutation, celle-ci est compliquée à gérer, mais il existera comme toujours une prime potentielle à ceux qui bougent le plus vite. Ceux qui gèrent aujourd'hui cette transformation disposeront, lorsque la crise sera surmontée, d'une véritable longueur d'avance sur leurs concurrents.