Le plus bel espace du monde

Dossiers spéciaux : n°156 : La croissance bleue

Politique Internationale - Que représentent, pour vous, la mer et les océans ?

Didier Decoin - Le plus bel espace du monde. Pour le regard. Pour l'odorat, parce que l'odeur de la mer est pour moi ensorcelante. Pour l'oreille : le bruit du ressac, des lames s'écrasant les unes sur les autres est un miracle, auquel il faut ajouter le chant des navires, les sirènes dans la brume ou à l'entrée et à la sortie des ports. Le toucher : je ne suis pas un grand nageur, mais je ne vois rien de plus sensuel que de s'allonger dans l'eau et de progresser sur ce terrain mouvant qui vous enveloppe. Ce territoire satisfait tous mes sens. J'admets que j'exprime là un point de vue très égoïste...

P. I. - Seriez-vous Ulysse ?

D. D. - Ulysse s'est servi de la mer comme d'un vecteur de transport, comme le font la plupart des gens. Ma relation avec la mer est beaucoup plus amoureuse qu'utilitaire. Il est indispensable et parfait de se servir de la mer pour circuler, pour faire avancer des hommes et distribuer des marchandises. Mais il y a autre chose. La mer est un élément. Or ce terme évoque quelque chose de premier, de primaire, d'élémentaire. Ulysse est un voyageur, mais la mer ne l'intéresse pas en tant que mer.

P. I. - Aristote distinguait trois sortes d'êtres humains : les vivants, les morts et ceux qui vont sur la mer...

D. D. - Exactement. Il s'agit certes d'une astuce intellectuelle, mais qui est très vraie, car la mer délicieuse que j'aime est aussi une garce : c'est une faiseuse de deuils. La bataille de Midway, en 1942, entre Américains et Japonais s'est déroulée dans un paysage de rêve : une mer tiède d'un bleu admirable. Une mer qui a été rougie de sang, qui ne s'est pas privée de se mettre en colère, de chahuter les bateaux et de noyer les pilotes qui se jetaient à l'eau. Elle peut être dangereuse.

P. I. - Vous faites donc une distinction entre les terriens et les merriens...

D. D. - Je n'ai rien contre les terriens, mais les merriens sont des hommes d'une autre race. Des gens qui ont peut-être en eux des gènes remontant aux temps où la mer recouvrait l'essentiel du globe. Le merrien est terriblement attiré par l'eau salée, comme la limaille de fer par l'aimant. On ne peut rien y faire, il a une autre vision du monde.

Ce qui est fabuleux sur la mer, et que le merrien ressent, c'est qu'il n'y a pas de rails. Or, dans notre monde où tout est rails, aiguillages, quais, barres, dépôts..., nous sommes obligés de suivre des chemins parfaitement balisés. Pour notre sécurité, pour notre confort ou notre plaisir, mais aussi souvent parce que c'est ainsi que la société des hommes fonctionne. Sur la mer, on va où l'on veut, c'est un espace de totale liberté. Tout y est possible : rebrousser chemin, repartir à l'endroit, à l'envers. Cet espace est très proche de l'écriture.

P. I. - Le monde prend peu à peu conscience que notre avenir se jouera sur les mers et que l'économie maritime est à la veille d'une immense expansion. Comment percevez-vous cette mutation ?

D. D. - C'est vrai, 90 % des marchandises sont transportées par bateau. Il faut ajouter que plus de 70 % de la population mondiale habite à moins de 60 kilomètres de la mer. Nous sommes devenus une humanité du rivage, alors qu'autrefois nous allions nous réfugier plutôt loin des côtes.

Je suis très attentif à l'économie maritime, mais aussi un peu inquiet. Elle doit rester très contrôlée. Je pense, par exemple, à ce qui se prépare dans le passage du Nord-Ouest. Il s'agit d'une avancée formidable pour les armateurs en termes de gain de temps, mais nous devrions obéir aux lois de la géographie et laisser la mer nous indiquer par où nous pouvons passer et là où nous ne devons pas aller. Pour faire le parallèle avec le transport terrestre, l'emprise de nos autoroutes, hérissées de camions, ne compte pas parmi nos plus belles réalisations. La mer ne doit pas non plus devenir une autoroute de camions flottants. Or c'est ce qui pourrait arriver.

Autrefois, aux XVe et XVIe siècles, les navires transportaient des matières précieuses. Aujourd'hui, ils transportent des matières vitales ou qui tuent, comme les armes. On ne transporte plus de diamants par voie maritime ; on achemine ce qui va nourrir l'humanité. Et de plus en plus.

P. I. - Les gens qui travaillent sur la maritimisation ont-ils besoin de philosophes comme vous ?

D. D. - Je ne me considère pas comme un philosophe. Mais ils ont indéniablement besoin de réfléchir - ce qu'ils ne font pas. Le problème de la mer est qu'elle est tellement grande, tellement profonde, tellement autonettoyante - ce qu'elle n'est pas réellement - que certains estiment qu'un petit écart sera effacé par les vagues ou la marée. Or nous pouvons tuer la mer ! Chacun doit prendre conscience qu'il s'agit de notre planète. C'est un autre monde pour ceux qui l'adorent, comme moi ; il permet de rêver mieux que sur terre. Mais ce monde est lié au nôtre, sur lequel nous marchons. Nous devons faire attention à ne pas le saccager. Ses blessures ne se voient pas, mais elles existent : pensez aux coraux du Pacifique, qui sont devenus blancs...

J'évoquais la bataille de Midway. Elle n'a été le tombeau que d'une infime partie des bateaux et des avions coulés pendant la Seconde Guerre mondiale, que ce soit dans l'Atlantique, en Méditerranée ou dans le Pacifique. Lorsque aujourd'hui survient un naufrage, nous nous lamentons sur les tonnes de mazout qui s'échappent des cales du navire. Rendez-vous compte de tout ce qui est parti au fond de l'eau pendant cette guerre ! Et si un autre conflit survenait ? Et même sans aller jusque-là... Lorsque les Nord-Coréens envoient des missiles, ils s'arrangent évidemment pour qu'ils ne retombent pas sur le Japon, mais ce sont quand même des saletés qui sont envoyées à la mer !

Je suis très respectueux de la propreté. Quand j'étais petit garçon, je n'ai jamais uriné dans la mer. Cette réflexion peut paraître triviale, mais cet acte ne me serait pas venu à l'idée. J'aurais été choqué. Et il m'arrive très fréquemment, lorsque je nage, de sortir de l'eau pour chercher désespérément des toilettes, pour terminer derrière un arbre. J'aime trop la mer pour la salir !

Je me méfie aussi de l'exploitation industrielle de la mer, même pour des causes excellentes. Supposons que nous découvrions demain un moyen de guérir le cancer grâce à une algue ou à un coquillage quelconque... ce serait une razzia ! Nous devons évidemment guérir les maladies, mais pas au prix de la destruction du milieu maritime.

P. I. - Vous lancez donc un appel à l'équilibre ?

D. D. - Un appel à la raison, et surtout à la prise de conscience des risques de l'abus. De la même manière que l'abus d'alcool est dangereux pour la santé humaine, l'abus d'exploitation peut tuer un océan. C'est à cela que nous devons faire attention. User de la mer, oui ; en abuser, non.

N'oublions pas que l'océan est vulnérable. Il n'a pas les moyens de s'exprimer, il peut souffrir en silence, être malade, se scléroser. Nous sommes responsables des océans. C'est d'ailleurs très émouvant de penser, lorsqu'on se tient au bord d'une falaise, que cette quantité prodigieuse d'eau est sous notre protection, comme un chat affectueux ou un chien un peu énergique sont sous la protection de leur maître. Ce n'est pas la mer qui nous maîtrise ; c'est nous qui devons la garder, la sauvegarder, la surveiller, l'aider, l'aimer. Elle est fragile, et c'est pour cela qu'elle est belle. Je suis un merrien acharné et convaincu. J'aime la mer, mais j'aime aussi énormément et infiniment les bateaux qui vont dessus et les hommes qui sont sur ces bateaux.