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L'économie bleue enfin reconnue

Politique Internationale - Quelles sont les raisons qui vous ont poussé à proposer une loi sur l'économie bleue ?

Arnaud Leroy - Cette démarche est d'abord issue de mon parcours personnel et professionnel. J'ai suivi des études en droit maritime et en sciences juridiques de la mer. J'ai ensuite travaillé à la Commission européenne, sur les paquets Erika I et Erika II adoptés par le Parlement européen, puis à l'Agence de sécurité maritime européenne à Lisbonne. Lorsque j'ai été élu député en 2012, j'ai tout naturellement été conduit à m'intéresser à ces sujets. Surtout, je m'étais rendu compte que la France, malgré ses atouts naturels, vivait dans une certaine nostalgie de sa capacité maritime. Jean-Marc Ayrault m'a mandaté, et de là est née l'envie de me pencher sur l'ensemble des secteurs au-delà du seul shipping - qu'il s'agisse de la plaisance, du tourisme littoral, des ports, de l'aquaculture, des énergies marines renouvelables, etc. -, et de discuter de compétitivité et d'avenir.

P. I. - Vous avez démontré que l'économie bleue ne concerne pas seulement les gens qui vivent au bord de la mer ou qui sont sur la plage. Il s'agit d'une vraie société. Quel est l'esprit de cette loi ?

A. L. - Je dois avouer que je n'ai peut-être pas pleinement réussi à faire émerger l'esprit que je souhaitais insuffler à ce texte : le portefeuille lié à la mer est malheureusement resté éparpillé. L'esprit de ma démarche était en premier lieu de faire le maximum pour permettre à ces secteurs maritimes de se développer. Nous obtenons déjà des succès importants, mais j'estimais qu'avec un vrai portage politique nous pouvions faire beaucoup plus. Que ce soit en France hexagonale ou dans les territoires d'outre-mer, qui jouent un rôle essentiel dans l'économie bleue.

Le deuxième axe philosophique consistait à réunir les acteurs de la mer, quels qu'ils soient. Par exemple, chercher à faire cohabiter ostréiculteurs et plaisanciers, plutôt que les opposer. La question des énergies marines renouvelables est également emblématique. Nous ne réussirons pas pleinement dans ce domaine sans instaurer un dialogue constructif avec le monde de la pêche. Et à partir de là, nous pourrons également travailler sur les cultures marines. Ces éléments s'enchaînent dans un espace de plus en plus contraint, où surgissent des conflits d'usage de plus en plus fréquents, qui se règlent à coups de procès ou d'invectives. J'ai fait un constat simple : pour dépasser ces conflits, les parties prenantes doivent se connaître et se respecter. Il est donc nécessaire d'organiser les discussions sur cet espace qui va de la bande littorale jusqu'aux eaux territoriales et à la zone économique exclusive afin que tous les acteurs puissent oeuvrer ensemble dans le respect.

P. I. - Au-delà de cette philosophie, cette loi est un plaidoyer pour l'économie bleue...

A. L. - C'était assumé. J'ai entendu dire que c'était une loi productiviste. Nous avons pourtant fait attention à respecter la fragilité de tous les milieux et des écosystèmes. Sans, pour autant, bloquer les évolutions. Je crois à la valorisation des espaces maritimes. Il ne s'agit pas d'une planète B : les erreurs qui ont été faites à terre ne doivent donc surtout pas être reproduites en mer, notamment en matière de productivisme. Mais j'estime que ne pas exploiter la mer de manière raisonnable serait une erreur magistrale. Il faudrait, par exemple, la valoriser au travers de l'algoculture ou de l'aquaculture, qui est aujourd'hui en difficulté dans notre pays, alors que la demande de poisson ne faiblit pas. Les consommateurs achètent aujourd'hui du panga d'Asie du Sud-Est, dont nous ne connaissons pas les conditions d'élevage et de transport. Nous pourrions travailler en France sur la qualité, avec des entrepreneurs plus responsables que ceux qui opèrent actuellement dans le Mékong.

Je le répète : le prisme de cette loi était assumé. Il m'a été reproché, mais, lorsque nous en sommes arrivés aux questions du respect et de la protection des mammifères marins, notamment en Méditerranée, nous avons pris les mesures nécessaires. Par exemple, l'installation de transpondeurs particuliers dans la zone pélagos est une initiative de la loi Leroy, reprise dans la loi sur la biodiversité.

P. I. - Qu'apporte votre loi en ce qui concerne la gestion des ports ?

A. L. - En la matière, notre démarche a été de sortir de la logique typiquement française du tout État. Et donc d'affirmer qu'il existe un écosystème portuaire, qui ne se réduit pas à un ingénieur des Ponts, aussi talentueux soit-il ; qu'il existe des communautés portuaires, qu'on entend très peu ; qu'un besoin d'investissement dans des infrastructures de logistique se fait sentir - besoin de plus en plus prégnant avec la conteneurisation ; que l'État, face à ces difficultés, devait s'appuyer sur ces partenaires pour permettre des avancées.

Pour prendre le cas du Havre, le choix étatique de la plateforme multimodale est un fiasco, et tous les acteurs constatent un manque criant en matière de transport fluvial. Dans ce cas, le projet tel qu'il a été réalisé a coûté le même prix que ce qu'aurait coûté un système de chatière, et il ne fonctionne qu'à coups de subventions qui ne peuvent désormais plus être versées. Si l'on avait un peu plus écouté les communautés portuaires, ces erreurs auraient pu être évitées.

J'ai fait ce type de constats, je les ai portés. J'estime qu'ils sont intéressants dans l'optique d'une réouverture du débat sur le modèle économique portuaire français.

P. I. - Ce qui permettrait, enfin, de concurrencer les grands ports européens...

A. L. - Il serait effectivement appréciable que cette question cesse d'être un sujet de colloques pour devenir une réalité !

P. I. - Concernant la Marine marchande, votre loi aborde la création d'une flotte stratégique. C'est, là aussi, une innovation...

A. L. - Effectivement. Notre monde n'est pas simple, et l'Histoire nous montre qu'une telle flotte est nécessaire. Rappelez-vous, lors de la Première Guerre mondiale, la fameuse lettre de Clemenceau à son homologue américain, lui demandant des navires pour transporter le carburant à destination des chars Renault. Pendant la Seconde Guerre mondiale, un pool maritime a permis l'alimentation en grains de l'économie française. Je suis officier de réserve de la Marine, et je me projette sur les possibles conflits futurs, que nous ne pouvons ignorer. De plus, de nouveaux enjeux stratégiques, comme le numérique, entrent en ligne de compte.

Cette question de la flotte stratégique, qui englobe nos remorqueurs de haute mer, les navires câbliers et autres, mérite débat. Nous avons mené ce débat, et un décret très bien conçu a été publié. Nous avons aussi pu aborder la question des hommes : la France doit conserver une population de marins, qui ne se résume pas à une poignée de nostalgiques de la Marine marchande des années 1950. Pour être demain compétitifs dans les énergies marines renouvelables, nous avons besoin de ressources humaines qualifiées. De même, pour garder un pied dans le marché pétrolier, notamment dans le transport, il nous faut maintenir un pool de marins français. Car toutes ces composantes vont irriguer d'autres pans de notre économie : les sociétés de classification - nous disposons dans ce domaine de champions, comme Bureau Veritas -, l'assurance maritime et l'expertise, le financement des navires - où exercent de nombreux anciens navigants -, les ports, l'administration, etc. Les parcours professionnels nécessaires pour remplir les obligations de la directive sur le contrôle étatique des ports imposent de ne recruter quasiment que des anciens navigants. La validation de cette approche est donc essentielle pour que la France puisse continuer à avancer dans le domaine maritime.

P. I. - Les deux ou trois dernières décennies ont vu éclore de nombreux conflits sociaux, notamment chez les pêcheurs. Votre loi redéfinit un cadre pour la pêche...

A. L. - Je pense surtout que nous devons travailler d'une manière différente. Les problèmes du secteur sont pour le moment sous l'éteignoir parce que le cours du gasoil est très bas et parce qu'on trouve du poisson en relative abondance. Mais ces tendances peuvent se retourner très rapidement. Il est nécessaire de prémunir la pêche contre certains aléas. D'autres secteurs d'activité doivent être développés pour procurer des revenus complémentaires, avec pour effet induit des pratiques plus responsables.

La loi Leroy a permis une avancée majeure : la première convention sectorielle de la pêche. Cette profession souffre d'une image peu attrayante auprès des jeunes, qui demandent entre autres des informations sur la protection sociale. Cette convention collective est un élément de réassurance pour un public jeune. Nous avons réussi à l'initier en mettant autour de la table tous les acteurs concernés, avec des échanges qui se sont déroulés dans une bonne atmosphère. Le résultat final n'est peut-être pas suffisant, et certains syndicats ont émis des critiques, mais il appartiendra désormais aux partenaires sociaux de faire vivre et d'enrichir cette convention.

P. I. - Vous vous êtes également penché sur la question - hautement médiatisée - des boues rouges...

A. L. - J'ai discuté avec certaines des entreprises concernées, notamment Alteo. Des efforts ont été réalisés. Il existe certes un historique, mais devons-nous regarder vers l'avant ou continuer à générer de la suspicion sur la base de pratiques anciennes ? Je n'ai pas souhaité entrer dans ce débat car il était politiquement biaisé. Surtout, Alteo avait signé un accord de performance avec le ministère de l'Industrie et celui de l'Environnement, avec pour objectif une redéfinition des pratiques.

Mais nous avons également abordé la question des résidus de dragage, pour justement travailler sur la valorisation des boues, sujet sur lequel la France est en retard par rapport à ses voisins européens. Pire : les boues issues du dragage en France sont valorisées à l'étranger ! La loi ouvre la voie à la création d'une filière française.

P. I. - Votre loi concerne également le nautisme - un secteur qui véhicule un certain nombre de stéréotypes nuisibles à son image...

A. L. - Nous avons effectivement fait entrer le nautisme dans le droit français, avec un chapitre dédié. Parce que c'est un élément d'excellence pour l'économie française, dont on ne parle pas assez. Il innove, il embauche... Le traitement dont il était l'objet ne rendait pas justice à cette industrie, présente sur tout le territoire avec des petits chantiers répartis sur l'ensemble des côtes. Il participe de l'économie touristique qui est, elle aussi, un peu délaissée. En tant que député de Monaco, je me suis aussi battu - sans succès cette fois - pour le grand yachting, afin que son statut soit équivalent à celui des palaces. Car le potentiel économique est réel, en termes d'emplois, d'avitaillement, ou encore d'animation touristique pour certains événements.

L'ensemble des ministres français, gauche comprise, se pâment devant les palaces, qui seraient la carte de visite de la France. Mais lorsqu'est abordée la question des yachts, qui sont utilisés à 98 % du temps comme hôtels flottants, les dents grincent. Il faudrait savoir briser certains tabous, développer une vision plus large pour tirer parti de toutes les potentialités. Lorsqu'on cherche de l'activité, il ne faut pas être sélectif !

Nous avons la chance de pouvoir compter sur un certain nombre de ports et sur un début de filière de refitting. Nous pourrions parvenir à déboucher sur un secteur intégré de la grande plaisance en France, notamment en Méditerranée. Il serait dommage de ne pas s'en occuper plus sérieusement.

P. I. - Vous vous êtes également intéressé aux drones maritimes...

A. L. - C'était une nécessité : une activité se développe, dont les acteurs sont laissés dans le flou quant à leurs responsabilités. Nous avons clarifié la situation : un drone maritime bénéfice désormais des règles de limitation de responsabilité. C'est une étape importante pour faire décoller un secteur et le mettre sous pavillon français.

P. I. - Votre loi aborde, par ailleurs, un point très technique : celui du régime d'assurance spécifique pour les énergies marines renouvelables.

A. L. - Un parc d'énergies marines renouvelables représente un investissement industriel de plus de 2 milliards d'euros. Il était difficile de trouver des couvertures d'assurance, car les règles n'étaient pas définies, et le caractère maritime de cette activité n'était pas pris en considération. Nous avons déterminé le régime idoine afin de garantir le financement de ces parcs. La question des assurances était l'un des freins majeurs : les investisseurs qui financent de tels projets veulent avoir des certitudes, par exemple en matière de couverture des catastrophes naturelles.

P. I. - Il n'y a toujours pas de ministère de la Mer. Le regrettez-vous ?

A. L. - Je ne pense pas qu'il faille nécessairement un ministère de la Mer. En revanche, je demande un portage unique des dossiers maritimes, dans un ministère qui ne soit pas militant. Cette transversalité est nécessaire. Elle peut passer par un renforcement du secrétariat général de la mer, qui devrait être le pilier de notre politique maritime.

P. I. - Qui doit l'incarner ?

A. L. - Le gouvernement actuel a opéré un recul, puisque les questions maritimes sont aujourd'hui réparties entre Stéphane Travert, ministre de l'Agriculture, et Nicolas Hulot à l'Environnement. Je l'explique par le fait que nous n'avons pas réussi, pendant des années, à installer un discours calme, conciliant et constructif. C'est un constat : je ne suis pas parvenu à faire passer mon message.

P. I. - Grâce à votre loi, la mer et les gens de mer ont acquis une visibilité, mais ils restent des parents pauvres sur le plan politique...

A. L. - S'il devait exister un ministère de la Mer, il ne pourrait pas se limiter à la mer : il doit couvrir d'autres intitulés. Par exemple, les 11 millions de kilomètres carrés de notre domaine maritime sont à 90 % situés outre-mer et relèvent donc d'autres registres de politique publique. Nous devons, en outre, compter avec une haute administration très peu maritimisée. Nous sommes face à un travail de longue haleine, bien que nous ayons fait un pas de géant au cours des cinq dernières années. Le premier ministre devrait arriver à la conclusion qu'il est nécessaire de passer à la vitesse supérieure en termes de portage politique. Or je constate aujourd'hui que ce point de vue n'est pas partagé.