Politique Internationale - Naval Group (ex-DCNS)(1) couvre tous les domaines de la construction navale militaire et une très grande variété de métiers. Quels sont aujourd'hui les métiers de la mer ?
Hervé Guillou - Comme vous le soulignez, ils sont extrêmement nombreux. Les activités de Naval Group recouvrent la construction navale, mais aussi la réparation navale, et cela depuis 400 ans. 400, c'est également le nombre de métiers que nous devons maîtriser. Un nombre qui reste stable depuis des siècles, même si les spécialités ont considérablement évolué. Nous avons récemment procédé à un inventaire historique, et les quelque 400 métiers que nous avons identifiés au XVIIe siècle ont évidemment, dans leur immense majorité, peu à voir avec ceux d'aujourd'hui : nous n'avons plus de bourrelier, ni de charpentier-bois, ni d'homme qui sache coudre les voiles ou de maître-charpentier qui s'occupe des mâtures. Nul doute que, demain et après-demain, nous aurons encore 400 métiers, mais différents des métiers actuels.
Le coeur du savoir-faire d'un architecte naval - ou d'un groupe qui assume la maîtrise d'oeuvre de l'entretien d'un navire - est justement la capacité à maîtriser cette complexité et cette multiplicité de métiers dans un lieu unique et sur un objet unique : le navire de combat.
P. I. - Peut-on classifier les métiers qui contribuent à la fabrication ou à l'entretien d'un navire ?
H. G. - Tout à fait. Ils se répartissent en trois grandes catégories. La première est celle des métiers liés à la construction de la coque propulsée proprement dite jusqu'aux aménagements. Outre l'architecte, elle comprend tout ce qui a trait à la maîtrise des matériaux : le travail de la tôle, la chaudronnerie, la soudure, le formage, la mécanique, mais aussi la conception et l'intégration de la propulsion et de tous les auxiliaires nécessaires à la vie à bord.
P. I. - Ces profils très pointus sont particulièrement recherchés en raison des contraintes liées à la construction navale. Les navires de guerre et les sous-marins subissent des pressions extrêmement élevées...
H. G. - Effectivement, l'épaisseur des tôles de sous-marins est très élevée. Il s'agit donc non seulement d'aciers spéciaux qui nécessitent des précautions particulières lors de la soudure, mais aussi de savoir-faire très spécifiques. Pour vous donner un exemple, un jeune employé de Naval Group, âgé de 27 ans, vient tout juste de remporter les olympiades européennes du soudage. Il est donc un spécialiste reconnu du métier en Europe. Mais il n'est pas encore qualifié chez nous pour souder les pièces les plus délicates de raccordement des coques de sous-marins nucléaires de la classe Barracuda. C'est dire le niveau d'exigence que la sécurité plongée impose.
P. I. - Quelles sont les deux autres familles de métiers ?
H. G. - La deuxième grande catégorie est celle qui touche à la mission principale du navire, c'est-à-dire à son système de combat. On y trouve une variété considérable d'activités, moins connues du grand public car elles ne sont pas aussi visibles que la coque, qu'elle soit grise pour les navires de surface ou noire pour les sous-marins. Or cette coque abrite des logiciels très complexes : 25 millions de lignes de code de systèmes temps réel pour une frégate anti-aérienne, soit dix fois ce qu'Airbus a écrit pour l'A400M ! Le logiciel est l'un des métiers coeurs de Naval Group. Notre atelier logiciel temps réel situé à Ollioules à côté de Toulon, avec ses 1 200 ingénieurs, est probablement le plus grand d'Europe.
Cette famille de métiers recouvre également l'architecture système, le design et l'intégration fonctionnelle et physique, l'acoustique sous-marine, la guerre électronique, les radars, les télécommunications, les systèmes de commandement ou encore la tenue de situation opérationnelle. Dans le cas particulier des porte-avions, elle comprend en outre les métiers de mise en oeuvre de l'aviation embarquée, qu'il s'agisse de l'appontage, du décollage, du catapultage ou de l'entretien des avions, mais aussi des hélicoptères et bientôt des drones. Cette famille très vaste regroupe de l'ordre de 150 à 200 métiers différents dans le domaine de la mission du navire. C'est un véritable rêve d'ingénieur. Peu d'entreprises au monde disposent de ce spectre de compétences, du nucléaire au sonar, de la soudure des aciers de forte épaisseur à l'hydrodynamique, de la guerre électronique à l'installation de vie à bord. Sur un porte-avions, on compte 2 000 personnes !
La troisième catégorie de métiers recoupe en partie les deux premières ; il s'agit de l'entretien flotte. Assurer, sur la très longue durée, la maintenance et la tenue en situation opérationnelle des navires que nous avons construits demande aussi des savoir-faire particuliers. Nous avons la chance d'assurer la maintenance, pendant 30 à 40 ans, d'environ 80 % de la flotte que nous construisons. Cette situation nous apporte un formidable retour d'expérience : c'est une machine à ressources humaines et à compétences exceptionnelles !
P. I. - Maintenir et faire évoluer des systèmes aussi complexes qu'un navire sur une telle durée doit effectivement exiger des compétences spécifiques...
H. G. - Assurément ! Et dans ce domaine-là, on trouve justement des métiers très pointus : les personnels qui ont à maintenir des ordinateurs conçus et embarqués sur des frégates en 1985 doivent être capables de les faire fonctionner à côté de votre iPad ou des autres moyens modernes de communication... Dans ces métiers, il faut compter avec l'accélération des cycles technologiques, qui exige une capacité croissante à faire cohabiter des technologies de différentes générations.
Pour prendre un exemple, nous venons de recevoir les contrats pour les frégates de taille intermédiaire (FTI) destinées à la Marine nationale. La première doit commencer à naviguer en 2023. Le temps que sa construction soit terminée, les réseaux de téléphonie mobile seront passés de la 4G actuelle à la 6G, soit un saut de deux générations. Et à son retrait de service, nous en serons déjà à la 12G ! Il faut donc, dès aujourd'hui, imaginer ce que représente une frégate opérant dans un environnement 12G, avec toutes les conséquences que cela suppose sur le rôle du commandement, de l'équipage, sur leur coopération avec les autres navires de la flotte, la capacité de renseignement, de commandement, sur la capacité à maîtriser l'état de configuration des installations, la cyber-sécurité, etc.
P. I. - Les hommes et les femmes qui exercent les métiers de Naval Group sont-ils, psychologiquement, d'abord des marins ?
H. G. - Ils ne se considèrent pas forcément comme des marins, mais ils aiment indéniablement la mer et les bateaux. Ils éprouvent un véritable amour de leur produit. Nos métiers bénéficient d'une caractéristique qui nous différencie fortement des concepteurs d'avions, de bus ou de trains : nous vivons avec les marins. Lorsque nous conduisons des essais, nous vivons à bord, et cette situation crée une relation au produit et avec les utilisateurs qui n'a rien à voir avec celle d'un constructeur d'autobus qui, lui, n'a probablement jamais vécu plusieurs jours à l'intérieur avec un chauffeur d'autobus.
P. I. - C'est bien la différence entre les merriens et les terriens...
H. G. - Eh bien, je le crois. Ceux qui ont la chance, comme je l'ai eue, d'embarquer pour les essais et de côtoyer la vie opérationnelle des bateaux créent une relation, une intimité culturelle avec les utilisateurs, qui n'a rien à voir avec ce qui existe dans d'autres domaines.
P. I. - Avant même d'arriver à la maintenance, le délai de construction est très long. Prenons l'exemple du sous-marin nucléaire Rubis. Combien de temps s'est-il écoulé entre le premier coup de crayon et la mise à flot ?
H. G. - Environ onze ans. En revanche, la construction proprement dite n'a pris que 7 à 8 ans. Les pièces les plus longues à construire sont celles de la chaufferie nucléaire, en particulier les grosses pièces forgées comme le condenseur et quelques pièces de raccordement de la coque. Le tuilage entre les tâches de conception et d'ingénierie, d'une part, et les tâches de production, d'autre part, dépend énormément du degré d'innovation du navire et du schéma d'organisation.
P. I. - En quoi l'organisation peut-elle varier au sein d'un groupe comme Naval Group ?
H. G. - En la matière, nous adaptons notre organisation en fonction des besoins de nos clients. Pour les futurs sous-marins australiens, un programme stratégique pour les 50 prochaines années, nous nous sommes donné le temps, dans la mesure où il faut installer une usine sur place et former 1 200 personnes chargées de construire ces bateaux, tandis que la conception se fera en France. À l'inverse, pour les corvettes Gowind égyptiennes, nous sommes en train de battre le record du monde de vitesse entre le début de la conception et la sortie du prototype puisque, si tout va bien, celui-ci sera livré cet été, 36 mois après le premier coup de crayon. C'est un véritable exploit : nous avons signé le contrat en juillet 2014, et la corvette sera livrée après ses essais - elle est déjà à la mer depuis le 13 mars dernier - à la fin de l'été 2017.
P. I. - Comment avez-vous fait ?
H. G. - Nous avons complètement intégré l'équipe de production et l'ingénierie, qui travaillent sous une même autorité. Nous avons mis en place des task forces intégrées entre nos différents sites, une organisation coup de poing qui a très bien fonctionné.
P. I. - Vous évoquiez les inévitables évolutions des métiers de Naval Group. Comment voyez-vous les métiers de la mer de demain ?
H. G. - Ils seront très nombreux. Je pense d'abord que les métiers de l'ingénierie et de la gestion de projet vont se transformer profondément avec la révolution numérique globale qui a déjà commencé. Je pense notamment à l'arrivée de nouvelles méthodes d'ingénierie comme celles qu'apporte la nouvelle version de 3DEXPERIENCE (2) dans le naval, avec des systèmes de conception assistés par ordinateur en trois dimensions, qui permettent de dessiner quasiment en réalité virtuelle. Il faut y ajouter les fonctionnalités de la réalité augmentée, c'est-à-dire la superposition du réel et du virtuel.
La conception, l'industrialisation et les métiers d'ouvriers, techniciens et ingénieurs connaîtront une véritable révolution grâce à ces maquettes numériques, qui elles-mêmes pourront ensuite servir à la modélisation des calculs, à l'étude de l'ergonomie, au calcul du devis de poids, à la circulation, à l'ergonomie des interfaces homme-machine, à la maintenance, etc.
La deuxième grande évolution est celle qu'entraîne l'industrie 4.0, l'industrie du futur, qui va radicalement transformer la façon de concevoir, d'industrialiser et de produire. Par exemple, avec la réalité augmentée ou l'impression 3D, qui nous permettrait d'imprimer les panneaux directement avec les carlinguages et les piquages intégrés. Produirons-nous également avec des matériaux très différents ? La science des matériaux est, elle aussi, en train de progresser à grande vitesse.
Le big data est un troisième axe d'évolution, colossal. Il va complètement bouleverser les métiers de la maintenance. L'entretien que nous assurons aujourd'hui est une maintenance programmée, comme à l'époque des 2CV et des 4L. Les conducteurs avaient un carnet d'entretien pour le véhicule, qui indiquait ce qu'il fallait vérifier ou changer après tant de kilomètres. C'est une approche tout à fait déterministe, car l'usure dépend des modes d'utilisation du véhicule et non d'un seul paramètre qui serait universel.
Avec le big data, si nous utilisons bien toutes les informations à notre disposition, il est possible de passer d'un concept de maintenance programmée à un modèle de maintenance prédictive. C'est-à-dire d'analyser et d'anticiper sur ce qui doit être fait en fonction de l'utilisation, des circonstances, et non plus seulement sur la base de séquences préconçues. Et avec encore plus d'intelligence, dans dix ans, au lieu de faire de la maintenance prédictive, nous ferons de la maintenance inopinée : l'ordinateur saura utiliser les moments d'inutilisation du véhicule ou du navire pour des opérations de maintenance adaptées aux circonstances. Une grande partie de la maintenance doit pouvoir être faite aux moments où la fonction concernée, voire le navire, n'est pas en opération, sans le rendre indisponible car il y a des travaux programmés au moment où la Marine en aurait besoin.
P. I. - Le numérique verra donc son rôle croître dans vos métiers, mais ne comporte-t-il pas également des dangers ?
H. G. - Effectivement. La généralisation du big data entraînera l'essor d'une autre catégorie de métiers, ceux de la cyber-sécurité, qui sont en quelque sorte l'envers de la médaille. Ce sujet est évidemment considérable. Un porte-avions embarque 250 automates, des centaines d'adresses IP, soit autant de vulnérabilités. Tous ces systèmes doivent être maintenus en état de configuration et de sécurité. Lors d'une refonte ou d'un grand carénage, combien de personnes ou d'objets montent à bord du navire chaque jour ? 1 000, 1 500, 2 000 ? Autant d'occasions de piratage et d'introduction d'un logiciel espion qui pourrait être activé à distance ultérieurement.
Dès aujourd'hui, nous embauchons dans trois métiers liés à la cyber-sécurité : premièrement, l'architecture - pour rendre les systèmes plus robustes ; deuxièmement, la capacité à spécifier et à authentifier les matériels que nous acquérons à l'extérieur -une bonne partie des systèmes que nous achetons comportent une dimension informatique et donc des failles potentielles ; et, enfin, la capacité à entretenir en temps réel l'état de sécurité d'un navire aussi bien en mer - ce qui est relativement aisé - qu'à quai, chez nous. Mais au-delà du numérique et de ses éventuels risques, les évolutions à venir sont innombrables...
P. I. - Quelles sont les plus probables ?
H. G. - Il serait fastidieux de toutes les énumérer. Certaines sont déjà à l'oeuvre ; elles sont visibles, par exemple, à travers l'émergence des drones, aériens bien sûr, mais aussi sous-marins ou de surface... Je citerais également l'enjeu énergétique, avec les recherches en cours sur notre site de Nantes sur un prototype de propulsion anaérobie destiné aux sous-marins. Sans oublier la question de la propreté et celle de la réutilisabilité, car le développement durable est aussi l'affaire de la construction navale. Vous le voyez, il est difficile de s'arrêter...
P. I. - Nous avons essentiellement abordé la construction navale sous l'angle de la défense, mais qu'en est-il du domaine civil ? Quels sont les métiers susceptibles de passer de l'un à l'autre ?
H. G. - Entre la moitié et les deux tiers de nos activités trouvent une application civile. Les autres sont des compétences spécifiques ou orphelines, qui restent cantonnées au domaine de la défense. Je pense, entre autres, aux catapultes de porte-avions, à l'architecture des chaufferies nucléaires, aux modèles mathématiques de calcul des sonars, etc.
P. I. - Tout ce que vous faites contribue donc à améliorer la construction navale civile...
H. G. - Oui, et réciproquement, puisque nous avons à apprendre de la construction navale civile, qui a plus mis l'accent sur l'amélioration des processus que sur les percées technologiques. STX ou d'autres chantiers civils ont poussé l'excellence opérationnelle très loin. Raison pour laquelle leurs carnets de commandes sont pleins : ce sont les difficultés que ces chantiers ont rencontrées au cours des trente dernières années qui les ont forcés à l'excellence.
P. I. - Compte tenu des bonnes perspectives que vous décrivez, faut-il s'attendre à des créations d'emplois ?
H. G. - Oui, à condition que le marché soit porteur et que nous conservions nos parts de marché. Or nous faisons face à deux problèmes : la difficulté à retrouver une courbe de croissance ; et la concurrence des nouveaux entrants.
Sur le premier point, il faut rappeler que la construction navale française est sur la pente descendante depuis trente ans. Dans le civil, essentiellement à cause du dumping des Coréens ; dans le militaire, à cause des dividendes de la paix, qui ont pour conséquence l'attrition des budgets militaires en Europe, à hauteur de 25 à 30 % sur les vingt-cinq dernières années. Naval Group comme les autres a été touché par des restructurations sans précédent : nous étions entre 32 et 34 000 à la fin des années 1980 ; nous sommes aujourd'hui 13 000. Mais nous commençons à récolter les fruits des efforts consentis pendant cette période.
Grâce à la politique d'investissement soutenue de la France, nous avons pu emporter le marché des sous-marins australiens ; et grâce à ses efforts de restructuration, STX a engrangé des contrats de construction de plusieurs paquebots. Il faut se redonner les moyens de la croissance, et nous nous heurtons là à un problème essentiel, qui est celui du recrutement. Pour les métiers du CAP à bac+3 notamment, nous avons énormément de mal à embaucher, mais aussi à trouver l'offre de formation qui nous est nécessaire.
L'aéronautique a connu le même type de difficultés il y a une quinzaine d'années : les patrons d'Airbus de l'époque affirmaient qu'ils ne parvenaient pas à augmenter les cadences parce que leur chaîne d'approvisionnement ne suivait pas. Nous nous trouvons aujourd'hui exactement dans la même situation.
P. I. - Le retour à la croissance est donc freiné par l'absence de formations adéquates. Face à ces lacunes, n'êtes-vous pas tenté de créer votre propre école ?
H. G. - C'est ce qu'il faut faire : la France a consciencieusement détruit les centres de formation professionnelle, dans les années 1970, pour transférer cette activité à l'Éducation nationale. Et, depuis, nous n'avons pas restauré de système de formation professionnelle digne de ce nom. Ces cursus sont actuellement dispersés dans 500 sous-systèmes différents. Ceux de l'Éducation nationale sont eux-mêmes fragmentés entre collèges et lycées, IUT, universités et autres instituts. Quant à la formation professionnelle pour adultes, elle est répartie entre filières privées, initiatives régionales et autres organismes locaux. Le tout est illisible et incompréhensible et ne crée pas une filière professionnelle avec une culture maritime. Mais les problèmes que nous rencontrons en matière de recrutement dépassent la seule question de l'offre de formation.
P. I. - Le mal est donc plus profond ?
H. G. - Indéniablement. Il existe en France un grave déficit d'appétence pour les métiers industriels : les jeunes ont tellement entendu dire qu'il faut nécessairement un diplôme d'études supérieures pour réussir qu'ils ne choisissent plus les filières professionnelles. Et les évolutions récentes ne font qu'aggraver les choses : les redoublements ont été supprimés dans les filières d'enseignement général. Résultat : les élèves qui auparavant étaient appelés à redoubler sont désormais systématiquement orientés vers l'enseignement technique, faisant de cette voie une filière marquée au sceau de l'échec !
Ces déficiences du système de formation ont une autre conséquence désastreuse : la difficulté d'offrir une perspective aux jeunes qui entrent dans ces métiers. Il faut donner à ces jeunes de la largeur de champ, les intégrer à la famille des constructeurs navals, au sein de laquelle ils pourront évoluer au cours de leur carrière grâce à la richesse et à la variété des métiers de la filière. La fragmentation de la formation a aussi cassé l'ascenseur social que pouvait représenter un tel parcours professionnel. Personne n'a plus de vision d'ensemble. C'est d'autant plus dommageable que notre métier est extrêmement compétitif et que nous avons besoin, plus que toute autre industrie, qu'une partie de notre encadrement soit issue de nos promotions internes.
P. I. - Le politique doit donc entrer en jeu sur ce sujet, avec une volonté politique de faire...
H. G. - Il est en effet nécessaire de créer une filière de formation, en coopération avec les régions, car elles sont les mieux placées en la matière. Je pense notamment à la Bretagne, aux Pays de la Loire et à la Normandie, qui sont concernés au premier chef par la construction navale.
Il faut relancer un système de campus naval sous gouvernance mixte, avec une forte implication des industriels. Je peux déjà affirmer que nous prendrons nos responsabilités : nous nous engagerons à embaucher et à assurer des débouchés. En contrepartie, le système éducatif doit accepter le pilotage par l'aval afin d'adapter en temps réel les cursus aux besoins de l'industrie.
P. I. - Au-delà des problèmes de recrutement et de formation, vous évoquiez la concurrence de nouveaux entrants...
H. G. - C'est effectivement le deuxième défi auquel nous devons nous atteler pour renouer avec la croissance. La construction navale militaire voyait encore récemment s'affronter essentiellement les Européens entre eux. Mais les Chinois arrivent sur le marché : ils construisent une frégate par mois et un sous-marin tous les trois mois. Les Russes viennent d'augmenter leur flotte de 50 % en trois ans. Les Coréens sont déjà là après leurs progrès fulgurants dans le civil. Les Japonais sont venus nous concurrencer sur le marché des sous-marins australiens. Tous affichent des appétits mondiaux.
Les Américains, qui sont les plus gros acteurs à l'échelle internationale, ne sont présents que sur des cas très spécifiques car les produits qu'ils développent pour leur marché sont trop complexes et trop chers. Mais Russes comme Chinois ont une vraie volonté de gagner des contrats dans le monde entier.
Au-delà des métiers proprement dits, c'est l'internationalisation des activités qui va pousser notre révolution. Nous devrons non seulement maîtriser ces métiers à Lorient et à Brest, mais aussi demain à Bombay, Rio de Janeiro, Kota Kinabalu et Adélaïde. C'est un challenge formidable : il faut parvenir à maîtriser les métiers dont nous avons besoin pour assurer la souveraineté de la France et, en même temps, être capables de projeter nos savoir-faire. Notre objectif est de les déployer de façon durable et pérenne dans d'autres pays pour pouvoir intégrer le plan de souveraineté de ces nations alliées et résister à la concurrence des nouveaux entrants.
P. I. - Nous arrivons au terme de notre grand tour d'horizon. Vous nous avez exposé vos forces, mais aussi ce qui reste à améliorer. Qu'est-ce qui vous fait rêver ?
H. G. - C'est de poursuivre cette oeuvre. Je ne suis que de passage : la durée de vie d'un PDG, à l'échelle des 400 ans d'existence de Naval Group, est bien modeste. Je souhaite donner le coup d'envoi des 400 prochaines années, préparer Naval Group à la société de demain, lui donner un moral de vainqueur et faire en sorte que, dans 30 ans ou dans 50 ans, l'entreprise soit ce qu'on veut qu'elle devienne : non seulement le leader français, mais aussi le leader européen du naval militaire. Qu'elle prenne une place mondialement reconnue dans le domaine des énergies marines et qu'elle se développe hors de France où elle pourrait réaliser jusqu'à 50 % de son chiffre d'affaires. C'est un objectif tout à fait atteignable. Le tout en conservant évidemment ses racines françaises, pour permettre à la France de rayonner dans le monde, de collecter des devises, de contribuer à la balance du commerce extérieur, de créer de l'emploi et de la richesse, mais aussi de la belle technologie. Je reste tout de même un ingénieur...
(1) DCNS est devenu Naval Group le 28 juin 2017.
(2) Le logiciel 3DEXPERIENCE dérivé de la solution CATIA a été initialement développé par le groupe Dassault pour la conception des avions. C'est un outil de dessin industriel qui s'est étendu à d'autres industries. Les dernières évolutions de ce logiciel permettent d'interagir avec lui en 3D.