Politique Internationale - À l'instar d'autres secteurs de l'économie française, les armateurs tiennent-ils compte de la problématique environnementale ?
Éric Banel - Le transport maritime est aujourd'hui le mode de transport le plus efficace et le plus propre à la tonne transportée. L'ADN de notre activité est précisément de transporter un très gros volume de marchandises, par un moyen unique, sur des distances très longues. L'enjeu n'est pas la vitesse mais la fiabilité. Le transport maritime est efficace car il consomme moins de carburant et émet moins de CO2, de soufre ou d'oxyde d'azote que le transport aérien ou routier. Et il faut l'encourager, parce que plus les marchandises passeront par navire - qu'il s'agisse, d'ailleurs, du maritime ou du fluvial -, plus nos routes seront désengorgées, et mieux la pollution sera gérée. Le transport maritime est durable, dans ses fondements mêmes.
Notre conviction est qu'un armateur ne peut aujourd'hui absolument pas poursuivre son activité sans être engagé dans une démarche responsable sur le plan environnemental, mais également sur le plan social. La France, et Armateurs de France en particulier, joue à l'échelon européen et mondial un rôle leader sur ces questions. Nous nous sommes engagés depuis maintenant plusieurs années sur la question des réductions des émissions de dioxyde de carbone, dans le cadre de la problématique climatique, mais aussi sur la réduction des émissions de soufre, d'oxyde d'azote et de particules. Je pourrais aussi citer d'autres dossiers, comme la protection des cétacés en Méditerranée ou la gestion des eaux de ballast. Ces sujets sont emblématiques de notre engagement environnemental.
P. I. - Quelle est l'origine de cette démarche ?
É. B. - L'aventure a commencé avec la charte bleue d'Armateurs de France et se caractérise par deux motivations. La première est le marin. Nos entreprises sont composées d'anciens navigants ou de navigants, et le navigant ne peut pas être étranger à son environnement salé. Lorsque l'eau est polluée, lorsqu'il rencontre des conditions climatiques extrêmes, directement liées au changement climatique observé, le marin est le premier à en être témoin. Et il en est parfois la victime ! Le marin est par nature intéressé à la protection de son environnement, et cette prise de conscience est ancienne.
La deuxième motivation de cette démarche est la volonté de nos entreprises, de notre secteur, d'être à la pointe de l'excellence environnementale. Elle est, en effet, un atout. En termes économiques, le pavillon français a un savoir-faire et des compétences : nous disposons de très bons marins, de navires neufs et modernes, mais nos coûts sont évidemment plus élevés que ceux de nombreux autres pays. Et c'est justement parce que nous avons fait de cet engagement environnemental et social un savoir-faire, une plus-value, un atout, que nous continuons à être aujourd'hui présents partout, sur tous les métiers du transport maritime. C'est devenu un avantage comparatif par rapport à ceux qui nous entourent.
P. I. - Vous vous comparez là avec le low cost...
É. B. - Tout à fait, et j'aimerais que le public connaisse mieux les avantages que nous offrons. Sur la question du climat par exemple, nous sommes aujourd'hui engagés aux côtés de nombreuses ONG françaises et européennes. Nous avons intensifié notre action sur ces questions à partir de la COP21 : cette conférence avait lieu à Paris, c'était un acte décisif, il fallait s'engager.
Nous nous sommes battus sur deux volets. D'abord, avec le monde associatif et environnemental, pour la prise en compte des océans dans la négociation climatique. Cette volonté nous a conduits à créer, avec l'ensemble des ONG et partenaires concernés par la question, la Plateforme océan-climat, qui a joué un rôle décisif sur ce sujet. Nous avons gagné ce pari et obtenu à Marrakech, pour la COP22, que la négociation climatique prenne effectivement en compte une dimension maritime, océanique. Parallèlement, nous nous sommes aussi battus au sein de notre propre secteur. Nous avions, nous Français, la volonté de nous engager sur le climat, ce qui n'était pas nécessairement le cas de tous nos confrères. Nous avons fait bouger les lignes en créant au sein de notre fédération internationale, l'ICS (International Chamber of Shipping), le groupe des « progressistes ».
P. I. - Qui sont ces progressistes ?
É. B. - Ceux qui sont prêts à s'engager, au-delà des réglementations existantes, sur les sujets environnementaux, en faisant valoir une certaine forme d'excellence. Nous sommes les fondateurs de cette communauté, avec les Norvégiens, les Danois, les Suédois, les Finlandais, les Néerlandais et les Britanniques. Vous reconnaîtrez, et ce n'est pas surprenant, les pays d'Europe du Nord. Nous avons dû faire face à des associations plus conservatrices, qui ne veulent pas que de nouvelles réglementations ou de nouveaux engagements les empêchent de développer leurs activités. Nous avons dû convaincre, plaider.
À la COP21, les transports maritime et aérien n'ont pas été couverts par l'Accord de Paris, pour des raisons essentiellement politiques. Cet accord n'en dispose pas moins que l'objectif de limiter le réchauffement climatique à 2°C lie l'ensemble des acteurs et des activités. Nous avons en conséquence fait nôtre cet objectif, même si les transports maritime et aérien ne sont pas inclus par les rapports que les États doivent établir. C'est d'ailleurs le message que j'ai porté à la COP22 à Marrakech, à laquelle nous avons également assisté, et c'est ce que je redirai à la prochaine COP : nous sommes des acteurs responsables, aujourd'hui résolument engagés dans cette démarche. Lors de la dernière assemblée générale de notre fédération mondiale, en mai dernier, l'industrie a ainsi adopté des objectifs de réduction à l'horizon 2030 de 30 % d'émissions par tonne transportée, et de 50 % à l'horizon 2050 par rapport à 2008. Et ce n'est qu'une première étape !
Armateurs de France propose, avec les autres associations progressistes, de passer à des objectifs en valeur absolue et non plus à la tonne transportée, et d'instaurer une taxe carbone, une bunker levy à l'échelle internationale. Notre démarche est très volontariste, et le noyau que nous formons avec nos collègues est de plus en plus actif dans l'industrie mondiale.
P. I. - Lorsqu'on s'engage sur des objectifs de réduction des émissions, on induit nécessairement un remplacement technologique...
É. B. - S'engager sur des objectifs, c'est évidemment parier sur l'avenir. Mais il ne s'agit pas d'un pari aveugle : en se tournant vers le passé, on observe que, depuis plusieurs décennies, le transport maritime n'a cessé d'évoluer sur le plan technologique. Les navires d'aujourd'hui sont jeunes, modernes, plus économes en énergie. Le navire du futur, finalement, est déjà là. Et nous travaillons actuellement sur une nouvelle génération de navires du futur : plus sûrs, plus propres, plus respectueux de l'environnement. La moyenne d'âge de la flotte française est aujourd'hui de 7 ans, alors que l'espérance de vie d'un navire est de 30 ans. Si la moyenne est si basse, c'est parce que nous avons déjà renouvelé nos navires. Et même à l'échelle de la flotte mondiale, la moyenne est de 16 ans, et non plus de 20 ou 25 ans comme c'était le cas il n'y a pas si longtemps. Un vent de renouvellement et de modernisation a soufflé, et continue de souffler, sur la flotte mondiale.
P. I. - D'où provient-il ?
É. B. - Il est d'abord lié aux conditions de marché. Le carburant représente jusqu'à 40 % du coût d'exploitation d'un navire. Un bâtiment plus économe en énergie constitue en conséquence un avantage compétitif. Des progrès très significatifs ont été faits sur les formes des bulbes et des coques, ainsi que sur les modes de propulsion, pour aboutir à des navires plus économes en énergie. La question environnementale comporte donc une forte dimension économique. Je souhaite insister sur ce point : il ne faut pas opposer l'engagement environnemental et l'intérêt économique. Qui plus est, lier progrès environnemental et contraintes économiques ne revient pas à rendre la première préoccupation moins noble. C'est au contraire la rendre plus efficace, plus performante.
P. I. - Ces évolutions permettent un investissement sur de nouvelles techniques de motorisation, comme vous l'évoquez...
É. B. - Oui et, typiquement, Armateurs de France, comme d'autres associations d'Europe du Nord, s'est engagé de manière décisive sur le gaz naturel liquéfié (GNL). Certaines ONG nous opposent le fait que le GNL reste un carburant fossile. C'est évidemment le cas, mais il permet déjà d'émettre 20 % de dioxyde de carbone en moins, et de quasiment supprimer les émissions de soufre et d'oxyde d'azote. Nous avons donc déjà résolu une partie de l'équation. Mais il ne s'agit que d'une étape, et nous passerons peut-être demain à des modes de propulsion à l'hydrogène... Je suis très confiant dans l'avenir. Je suis convaincu qu'à l'horizon de deux ou trois décennies nous aurons développé de nouveaux carburants et de nouveaux modes de propulsion.
P. I. - Vous semblez convaincu que l'hydrogène est l'avenir...
É. B. - La technologie n'est pour l'heure pas prête, mais elle le sera d'ici dix ou quinze ans. Et entre-temps, d'autres technologies auxquelles nous n'avons pas pensé seront peut-être prêtes également. Il n'en reste pas moins qu'aujourd'hui le GNL est un carburant directement disponible, avec une technologie que nous maîtrisons. Il restera notre priorité pour les prochaines années.
Les modes de propulsion vélique font par ailleurs l'objet d'une certaine médiatisation. Nous savons très bien qu'ils ne remplaceront pas la propulsion traditionnelle, mais le vent peut être une énergie d'appoint, significative pour certains navires. CMA-CGM est ainsi engagée dans un programme de propulsion vélique pour ses porte-conteneurs. Il n'est pas nécessaire de tout changer en même temps, mais certains modes d'énergie peuvent compléter la propulsion principale.
P. I. - Au-delà de la question du transport, la question environnementale se pose aussi lors de l'accostage...
É. B. - À terre nous développons d'autres solutions, avec par exemple l'expérimentation, sur le port de Marseille, du branchement électrique des navires à quai. Il n'y a pas de raison que nous vivions encore sur la propulsion du bord lorsque le navire est à quai. Tous les ports ne sont pas encore équipés, mais c'est là aussi une évolution majeure qui va se déployer assez rapidement, au moins dans les ports européens. C'est un changement dans l'approche de nos activités : moins polluantes, moins bruyantes, elles permettront de réconcilier les ports et les villes-centres. Nous menons toutes ces actions avec nos adhérents : Brittany Ferries a annoncé l'achat d'un navire ferry GNL et l'expérimentation du branchement à quai à Marseille se fait avec la Compagnie La Méridionale.
P. I. - Qu'en est-il de la pollution acoustique, qui peut perturber la faune marine ?
É. B. - Les navires d'aujourd'hui sont beaucoup moins bruyants que ceux d'hier, mais cet enjeu prend actuellement de l'ampleur. Nous sommes engagés depuis de nombreuses années sur la prévention des collisions avec les cétacés, en particulier dans le sanctuaire Pelagos, zone de protection des cétacés en Méditerranée située entre la Corse, l'Italie et la France. Des compagnies françaises se sont équipées de dispositifs de prévention des collisions avec ces grands mammifères, d'une part, pour essayer de ne pas les perturber et, d'autre part, pour signaler leur position lorsqu'ils sont repérés, et ainsi faciliter l'évitement. Il s'agit d'un système collaboratif et intelligent, développé avec Souffleurs d'écume, une association partenaire. Nous essayons d'étendre ce système sur d'autres zones comme les Antilles, ainsi qu'aux navires non français qui les fréquentent.
P. I. - La pollution marine provient aussi des matériaux utilisés pour les coques, et notamment de la peinture...
É. B. - De gros progrès ont été faits sur les peintures antifouling, ces peintures de coque conçues pour résister aux intempéries et aux agressions du milieu marin, notamment le sel. Elles font l'objet d'un travail de fond, de réglementations plus strictes au niveau français et européen, mais aussi au niveau international.
P. I. - Le secteur a-t-il identifié d'autres axes de progrès en matière environnementale ?
É. B. - L'environnement est une question globale, et nous ne nous arrêtons pas à tel ou tel point précis. Nous travaillons sur toutes les dimensions du navire, mais aussi de l'équipage car il ne faut pas oublier la question sociale. Certains pensent déjà aux drones marins et aux navires autonomes, mais nous n'y sommes pas encore et l'homme reste heureusement au centre de nos métiers. Nous formons aujourd'hui les marins aux questions environnementales. À la protection des cétacés, par exemple : le système que j'évoquais ne sert à rien si les marins ne le connaissent pas ou ne se l'approprient pas. Nous les responsabilisons aussi dans leur comportement de bord et dans leur quotidien : dans la gestion des déchets par exemple. Cette formation est tout aussi importante que les technologies que nous mettons en place. C'est un point crucial.
Dans le prolongement de toutes les démarches que nous avons évoquées, nous travaillons actuellement sur une meilleure valorisation du transport durable. Nous avons signé un partenariat exemplaire en vue d'une labellisation du transport maritime avec l'ONG Surfrider Foundation Europe. Comme tous les modes de transport, le maritime n'est jamais pris en compte dans les démarches d'innovation ou de labellisation responsable. L'exemple typique est celui du café colombien : il peut être labellisé « équitable », c'est-à-dire qu'il a été produit dans le respect de l'environnement local et la valorisation des travailleurs locaux, ce qui est tout à fait positif. Mais la question de l'acheminement de ce café jusque dans nos supermarchés n'est jamais posée. Ce transport est-il responsable ? Passe-t-il par un navire moderne, qui respecte les équipages ? Personne ne le sait, parce que cette dimension est tout simplement ignorée. Notre objectif est de valoriser le transport maritime durable et responsable, par exemple en imposant une composante transport dans les labellisations existantes. De manière que le consommateur final soit pleinement informé à chaque étape de la chaîne logistique. Si les engagements que nous prenons ne sont pas valorisés, notre démarche risque d'être fortement atténuée, voire mise à mal par des concurrents moins-disants ou moins attentifs que nous à la question environnementale. Il est nécessaire de valoriser ceux qui s'engagent par rapport à ceux qui ne s'engagent pas. Initiée avec une ONG qui n'avait jamais travaillé avec une fédération professionnelle, cette démarche prouve que nous pouvons dépasser les clivages traditionnels afin de construire une offre de qualité qui soit valorisée et qui puisse intéresser le consommateur.