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Transport maritime : les risques du Brexit

Politique Internationale - Quels dangers le Brexit fait-il peser sur l'économie maritime française ?

Jean-Marc Roué - L'économie maritime française s'inscrit dans le shipping international, qui est la pointe de l'épée de la mondialisation. Or tout ce qui peut restreindre, de quelque manière que ce soit, la fluidité du transport et des services maritimes est pénalisant pour cette économie. Pour que l'entreprise de transport maritime continue à jouer un rôle majeur dans l'interconnexion des différentes places de consommation et de production de matières, l'organisation des transports et des services a besoin d'une certaine fluidité.

Le fait qu'un État aussi important que la Grande-Bretagne, une île, quitte l'Union européenne - même s'il est vrai que le Royaume-Uni n'avait pas intégré l'espace Schengen - crée un risque. L'article 1 de la Constitution européenne garantit la libre circulation des personnes et des marchandises. En sortant de l'Union européenne, Londres se dispense donc d'appliquer cette disposition. Le vote du 23 juin 2016 a exprimé la volonté du peuple britannique de vivre à nouveau dans une nation qui protège ses frontières, et il est probable que l'État britannique appliquera désormais des restrictions douanières.

C'est une crainte avérée pour la fluidité du transport, mais cette évolution peut aussi être une chance pour la place maritime française. L'Angleterre est un pays peu « conteneurisé » par rapport à ses voisins européens. À l'heure actuelle, le déchargement des conteneurs à destination du Royaume-Uni s'effectue essentiellement sur le continent européen.

P. I. - Les Britanniques n'ont-ils pas de ports adaptés aux porte-conteneurs ?

J.-M. R. - Seuls quelques ports situés à l'ouest de l'Angleterre sont susceptibles d'en accueillir. Aujourd'hui, la plupart des marchandises sont acheminées par RORO (1). Il s'agit donc d'une opportunité pour les ports français : le territoire maritime britannique étant extrêmement conditionné et le foncier étant extrêmement coûteux, Le Havre ou Dunkerque, qui sont déjà des ports à conteneurs, peuvent se développer si nous avons l'intelligence de proposer à nos collègues britanniques des systèmes de passage douanier qui soient performants et dématérialisés.

Mais derrière l'opportunité il y a aussi un danger : les ports et les commissionnaires anglais peuvent faire valoir que, en évitant de transiter par le continent européen, les marchandises s'épargnent un passage de frontière, ce qui simplifie la donne. Ce danger pèse d'ailleurs autant sur la France que sur les autres pays européens.

P. I. - Nous ne sommes plus à l'époque de la domination anglaise des mers, mais le Brexit pourrait-il être à l'origine d'une nouvelle politique maritime britannique ?

J.-M. R. - Je le pense. Au-delà même du domaine maritime, les stratèges industriels publics et privés britanniques ont bien l'intention de se servir de leur liberté, hors de l'Union européenne, pour faire du lobbying et trouver des solutions permettant à leurs industries de se développer, tous secteurs confondus. L'industrie maritime sera évidemment concernée par cette réflexion.

Les armateurs britanniques, la UK Chamber of Shipping et la puissance publique auront la volonté de développer le secteur maritime du pays. Dans notre voisinage immédiat, nous verrons donc émerger un État qui ne s'inscrira plus dans les directives européennes. Il s'agit d'un deuxième danger : celui d'un shipping plus compétitif en Angleterre qu'il ne l'est au sein de l'Europe.

Les investissements à consentir pour y parvenir sont lourds et doivent être programmés dans la durée. J'estime néanmoins que l'Angleterre jouera cette carte de l'industrie performante, peu fiscalisée, de manière à construire un secteur maritime digne de ce nom pour un pays totalement entouré de mer et qui, pour l'heure, ne dispose plus de la flotte qui avait fait de lui une puissance mondiale au XIXe siècle. Il est fort probable que l'industrie maritime britannique s'apprête à faire des propositions en ce sens au gouvernement.

P. I. - À la condition que la livre sterling ne subisse pas une baisse à cause du Brexit...

J.-M. R. - C'est déjà le cas ! Tous les acteurs européens des trajets transmanche sont déjà touchés depuis le 24 juin 2016 : la livre a perdu 10 à 15 % de sa valeur dans la nuit du 23 au 24 juin, et 10 % de plus le lendemain, soit une chute de 25 % en l'espace de deux jours... Cette faiblesse de la livre est un désavantage pour ceux qui acheminent des biens vers la Grande-Bretagne.

En revanche, une monnaie dévaluée par rapport à l'euro et au dollar constitue plus une force qu'un handicap pour les exportations : les producteurs britanniques disposent d'une fenêtre stratégique pour se développer et produire plus, dans la mesure où cette dévaluation de fait n'a pas d'impact négatif vis-à-vis des consommateurs locaux, alors qu'elle impacte lourdement les produits importés.

P. I. - Cette situation risque de durer : les négociations sur le Brexit peuvent prendre deux ans, et si aucun accord n'est trouvé le pays sortira automatiquement de l'Union européenne. En tant que président de Brittany Ferries, sans doute avez-vous envisagé toutes les hypothèses...

J.-M. R. - Brittany Ferries n'est pas plus concerné que d'autres, mais le fait est qu'il nous est impossible de nous positionner. Tous les armateurs liés à l'État britannique, qui ont soit des intérêts soit des navires sous pavillon britannique, attendent aujourd'hui l'arme au pied. Nous sommes dans l'attente parce que nous n'avons aucune idée de l'après : nous ne connaissons pas les conditions de sortie de la Grande-Bretagne de l'Union européenne. Nous ne savons pas quelle sera la fiscalité appliquée aux entreprises, ni quelles barrières douanières seront mises en place, quel sera le niveau de la monnaie, etc. Nous devons trouver des relais de croissance sur d'autres marchés, car le marché anglais sera problématique pour nous pendant au moins plusieurs mois.

Relevons néanmoins que, si l'article 50 prévoit une sortie au plus tard 24 mois après son déclenchement, ce même article oblige aussi l'Union européenne à consulter les États membres avant la fin de ces 24 mois. Mme May ayant notifié à Bruxelles fin mars 2017, et la négociation ayant commencé le 19 juin, il ne reste guère plus d'un an pour aboutir à un accord comprenant ou non une période transitoire, pour autant qu'il y ait un accord.

Notre secteur est dans le flou le plus total, tout comme les financiers le sont sur la monnaie britannique. Le marché de l'assurance maritime, dont Londres est justement l'une des grandes places, se porte déjà très mal : le chiffre d'affaires est exprimé en livres alors que les sinistres sont réglés dans des devises qui se sont fortement appréciées depuis le référendum de juin 2016.

P. I. - L'Union européenne a la possibilité d'allonger le délai de négociation...

J.-M. R. - Il s'agirait du pire des scénarios ! Un report prolongerait l'incertitude actuelle, sans perspective claire de sortie de crise. Or la dévaluation de la livre sterling depuis un an pénalise les acteurs qui collectent un chiffre d'affaires dans cette devise, et les marchés financiers restent dans le brouillard, ce qui empêche toute remontée de la livre.

P. I. - Une fois le Brexit négocié et acté, le Royaume-Uni s'engagera dans une politique d'accords bilatéraux. Dans la négociation qui s'annonce, serez-vous une force de proposition ?

J.-M. R. - Indéniablement. J'évoquais la mise en place de processus de dédouanement de marchandises en provenance d'autres parties du monde à destination de la Grande-Bretagne et transitant par la France : ce type de mesures peut faire partie d'un accord bilatéral ; nous avons des idées sur le sujet et nous ne manquerons pas de les exprimer. Mais est-ce à nous de faire des propositions au commissaire européen, alors que nous ne savons toujours pas si les Britanniques veulent instaurer des barrières plus dures à l'entrée ?

Les propositions que nous nous préparons à faire peuvent devenir caduques en fonction du résultat de la négociation. Non parce qu'elles ne seraient pas intéressantes, mais parce qu'elles ne seraient pas du tout adaptées au terrain qui émergera du Brexit effectif.

P. I. - Pensez-vous voir arriver des sociétés britanniques désireuses de s'installer sur le continent ?

J.-M. R. - C'est en tout cas ce que relate la presse, que ce soit en France, en Europe ou de l'autre côté de la Manche : les entreprises qui réalisent la majeure partie de leur chiffre d'affaires en euros ont intérêt à être des entreprises européennes. Theresa May a annoncé il y a quelques mois qu'elle souhaitait éviter cette fuite des entreprises vers le continent en travaillant, notamment, sur la fiscalité, avec pour objectif 15 %, voire 12 % d'imposition sur les bénéfices.

Un mouvement de fuite vers l'Europe est possible. Mais, en sortant de l'Union européenne, les Britanniques reprennent le contrôle de leur gouvernance pour éviter ce genre de situation. J'imagine donc mal un tel mouvement s'organiser immédiatement pour le transport maritime, contrairement à ce qui se passera sans doute dans les métiers de la finance ou de l'assurance. N'oublions pas que 80 % des activités de la City s'effectuent avec la zone euro.

P. I. - Le métier d'armateur s'inscrit dans le temps long, ce qui vous permet d'anticiper les évolutions très en amont. N'est-ce pas un avantage par rapport à d'autres secteurs?

J.-M. R. - Vous avez raison, le long terme est inscrit dans les gènes du shipping. Nos programmes d'investissements continuent de s'inscrire dans la durée, et nous savons être très économes. Mais les entreprises ont tout de même besoin de visibilité pour pouvoir prendre des places et des marchés. La situation actuelle fait peser des incertitudes sur ces deux axes.

Le shipping en général, et en France en particulier, est en crise. Une crise qui dure. Notre capacité de résistance sur le moyen et long terme s'amenuise un peu plus chaque jour. Nous n'avions pas besoin du Brexit et des changements qu'il va entraîner. Les armateurs français, comme les autres, veulent de la fluidité. Et ils préfèrent que les décisions majeures concernant notre métier émanent d'instances internationales. La décision unilatérale des Britanniques ne nous convient évidemment pas, même si nous concevons bien entendu qu'il s'agit de la décision d'un État souverain.

P. I. - Les Britanniques pourraient-ils baisser leurs prix pour être plus compétitifs ?

J.-M. R. - Le transport de haute mer s'appuie sur le fait que les océans sont la route la plus rapide et la moins coûteuse pour transporter les marchandises d'un point éloigné du point de livraison. Il ne devrait pas y avoir de changement majeur sur ce type de service. À moins que certains ports britanniques ne mettent effectivement les bouchées doubles pour se développer et compenser leur retard actuel dans le domaine des conteneurs.

Concernant le short sea, le transport maritime sur de plus courtes distances, la Grande-Bretagne reste une île. Pour échanger des marchandises avec l'Europe, la très grande majorité du trafic est maritime : il y a très peu d'avions cargos, et Eurotunnel reste sur un seul axe ; de plus, ayant aussi une forte dimension « passager », il ne pourra remplacer massivement le maritime. Je ne vois donc pas de transformation majeure à venir sur ce plan. Les évolutions seront déterminées avant tout par les nouvelles situations douanières et la fiscalité.

P. I. - Vous évoquiez un possible allégement de la fiscalité sur les entreprises, qui viserait à limiter une migration des firmes britanniques vers le continent. Mais la république d'Irlande n'est-elle pas un concurrent majeur pour les autres pays européens du fait de sa fiscalité très avantageuse ?

J.-M. R. - En ne tenant compte que des aspects mathématiques - assez têtus, il est vrai -, il est clair que les entreprises ont tendance à s'installer dans les zones qui leur procurent la meilleure structure économique, notamment par le biais de la fiscalité. Mais autant l'État britannique est souverain, autant les hommes et les femmes qui seraient appelés à déménager parce que le siège de leur entreprise se déplace ne sont peut-être pas disposés à s'installer à Dublin.

En la matière, c'est probablement le territoire continental de l'Union européenne qui sera privilégié. Car, au-delà de la fiscalité, les capacités de Dublin sont insuffisantes. Les stratèges prendront leurs décisions en fonction de divers facteurs, en particulier le cadre de vie en dehors du travail. Une entreprise, c'est avant tout des hommes et des femmes, et la volonté de ces personnes d'organiser les choses. D'ailleurs, les faits sont là : la fiscalité irlandaise est déjà très faible, et les entreprises britanniques n'ont pas pour autant migré de matière significative vers Dublin.

P. I. - Votre avantage, c'est que vous savez vous projeter vers l'avenir...

J.-M. R. - Nous essayons, et je vous remercie de souligner cette qualité. Nous essayons d'envisager l'avenir, par exemple en organisant des rencontres et des débats, mais nous n'avons aujourd'hui aucune prise sur les évolutions à venir. Nous proposons des idées, nous rencontrons ceux qui auront la capacité de travailler avec le commissaire européen chargé du Brexit, Michel Barnier, mais il faut faire avec les autres États membres, qui n'ont pas nécessairement les mêmes exigences que nous. Nous sommes en phase avec l'ECSA, l'Association européenne des armateurs, même si sa principale demande - maintenir l'article 1 pour la Grande-Bretagne après le Brexit - ne sera certainement pas retenue.

Notre ambition reste bien d'anticiper dès que nous aurons connaissance d'au moins une partie des conditions d'évolution de la négociation.

(1) Un dispositif RORO (de l'anglais « roll on, roll off ») consiste à charger sur un navire roulier des véhicules de transport de marchandises, qui reprendront la route vers leur destination finale à partir du port d'arrivée.