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Commerce international : le grain de sable wallon

Paul Magnette a quitté sa chaire à l'Université libre de Bruxelles, où il dirigeait l'Institut d'études européennes, pour une carrière politique fulgurante : nommé trois fois ministre - régional et fédéral - entre 2007 et 2011, élu bourgmestre (maire) de la première ville de Wallonie, Charleroi, en 2013, il cumule cette dernière fonction avec celle de président intérimaire du Parti socialiste, la première force politique de la Belgique francophone. L'année suivante, il réalise une performance électorale très remarquée et devient le ministre-président du gouvernement régional de Wallonie.
Ce n'est qu'en 2016, toutefois, que la notoriété de Paul Magnette, 46 ans, va dépasser le cercle des experts en politique européenne. L'ancien diplômé de l'Université de Cambridge, l'homme qui a « nettoyé » une ville de Charleroi en proie aux scandales politico-financiers, va désormais s'incarner en héraut de la lutte contre le « Ceta » - l'Accord économique et commercial global que l'Union européenne entend signer avec le Canada.
Ce « passionné d'Europe », comme il se définit, mobilise le gouvernement et le parlement de sa région contre un texte qui n'a, jusque-là, guère suscité d'intérêt. Parce que l'Union européenne en a signé des dizaines d'autres ; parce que le Parlement européen et les assemblées nationales n'ont pas jugé vraiment utile de l'examiner ; parce que, à ce moment-là, c'est le projet de Partenariat transatlantique de commerce et d'investissement (TTIP, en anglais) qui focalise l'attention.
Avec une opiniâtreté qui agace et une connaissance du dossier qui en étonnera plus d'un, l'ancien professeur de sciences politiques remet en cause un dogme européen. On ne convainc plus en affirmant que, par définition, le commerce est bénéfique pour la croissance, explique-t-il. Il s'en prend à ces traités dits de « nouvelle génération », dont le Ceta serait l'archétype, et qui risquent, souligne-t-il, de détricoter les législations nationales - et régionales - dans les domaines de la santé, de l'environnement ou du droit du travail. Un tel texte pourrait aussi entraîner un dumping social et fiscal.
Et puis, expliquera Paul Magnette à des experts européens médusés face à tant d'acharnement, il n'est pas question d'accepter que d'éventuels conflits entre des entreprises et des États soient tranchés par des tribunaux privés - des instances d'arbitrage que pourraient saisir les grandes firmes, mais pas les syndicats, les consommateurs ou les citoyens. Il exige donc des garanties quant à l'indépendance, la nomination et la rémunération des juges qui siégeront dans ces juridictions.
Clairement, les négociateurs européens n'ont, au début, pas pris au sérieux ce perturbateur issu d'un niveau de pouvoir qu'ils jugeaient subalterne. C'était oublier que, dans le complexe système fédéral belge, les régions interviennent pour valider les accords internationaux.
Quelques mois après la polémique (retardée, la signature du traité est finalement intervenue le 30 octobre 2016), la Cour de justice de l'Union européenne décrétait d'ailleurs - à propos d'un traité avec Singapour - que les accords commerciaux de nouvelle génération ne pouvaient être conclus par l'Union européenne seule. Ils doivent recevoir l'aval du Parlement européen ainsi que des parlements nationaux - et régionaux - des pays membres. Un sérieux avertissement pour la Commission de Bruxelles, même si l'arrêt de la Cour lui laisse, semble-t-il, quelques possibilités de contourner cette obligation.
Pour Paul Magnette, en tout cas, l'essentiel est acquis : l'Union devra désormais respecter le principe d'une plus grande transparence lors de futures négociations commerciales. Et les bureaucrates bruxellois devront se soumettre à la critique des politiques.
« Paul qui ? », comme l'appelaient ironiquement ses adversaires, est ressorti de la joute avec l'image d'un interlocuteur très ancré à gauche, coriace et compétent. Il est même devenu pour certains l'une des figures d'une « nouvelle gauche » européenne, appelée à émerger aux côtés d'une social-démocratie à la peine.
Paul Magnette a été promu au rang des possibles reconstructeurs d'une Europe qu'il veut plus forte, intransigeante dans la lutte contre le dumping commercial, en pointe sur le changement climatique, audacieuse dans la réaffirmation de ses principes sur la scène mondiale. Il entend également en dénoncer les travers, persuadé que ceux qui se disent déçus par son immobilisme n'attendent qu'un signe pour y croire à nouveau.
Et son avenir à lui, comment le voit-il ? Sur ce point, il reste discret, espérant seulement être « la bonne personne, au bon endroit, au bon moment »...
J.-P. S.


Jean-Pierre Stroobants - L'Europe et le Canada ont redécouvert - ou, peut-être, découvert - la Wallonie et votre rôle de ministre-président à l'occasion de la discussion sur l'Accord économique et commercial global (Ceta). Qu'est-ce qui vous a incité à faire de ce traité l'objet d'un combat aussi long et aussi intense ?
Paul Magnette - L'accord de gouvernement que mon parti, le Parti socialiste, avait conclu au printemps 2014 avec le Centre démocrate humaniste pour la Wallonie comportait un volet international. Il mentionnait un certain nombre de principes, notamment notre volonté de faire évoluer, dans la mesure de nos moyens, le commerce international et la manière dont l'Union européenne mène les négociations en la matière.
Le TTIP, le Partenariat transatlantique de commerce et d'investissement, qui devait être conclu avec les États-Unis, était la locomotive d'un train de traités dits de la « nouvelle génération ». Par un hasard du calendrier, c'est le Ceta qui est arrivé le premier sur la table de notre parlement régional, où il a fait l'objet d'un débat très approfondi. Comme je l'ai expliqué à nos amis canadiens, nous n'avions aucun grief particulier à leur égard, mais nous voulions procéder à un examen très attentif de la politique commerciale. Le Ceta nous en a fourni l'occasion.
En juillet 2016, le Conseil européen des ministres du Commerce a indiqué que le traité était « mixte » et nous a octroyé en quelque sorte un droit de veto. Cette décision a tout changé : alors que jusqu'à présent nous ne pouvions qu'émettre un avis, voilà qu'on nous reconnaissait un pouvoir de décision. Du coup, nous nous sommes invités dans la négociation.


J.-P. S. - Dans plusieurs pays, on en a rapidement conclu qu'une « petite région » de 3,5 millions d'habitants remettait en cause les bienfaits présumés de la mondialisation et des échanges commerciaux. Était-ce votre objectif, ou bien le tourbillon vous a-t-il emporté là où vous ne vouliez pas aller ?
P. M. - Nous entendions élargir le débat sur le commerce et, surtout, sur son utilisation de plus en plus fréquente comme instrument de dérégulation visant à réduire au maximum les obstacles réglementaires, les quotas, les tarifs douaniers, etc. La dérégulation pose la question fondamentale du rapport entre les multinationales et les États. Qui imposera sa loi ? Qui façonnera la mondialisation ? Les autorités publiques ou les grandes entreprises ?
Les clauses les plus problématiques concernent les mécanismes d'arbitrage - ou ISDS - prévus dans ces traités commerciaux dits de « nouvelle génération ». Ils ont causé des ravages dans d'autres secteurs, dont celui de la coopération, et ont abouti à ce que des États soient littéralement pris en otage.
La Cour de justice européenne a reconnu par la suite, à propos du traité avec Singapour, que l'arbitrage était une compétence nationale. Avec un argument simple : une cour d'arbitrage telle qu'elle était envisagée aurait privé les juridictions nationales de leur privilège et touché dès lors à l'un des éléments essentiels de la souveraineté. Impossible, …