Les Grands de ce monde s'expriment dans

La voix de la Russie

Le 29 mai dernier, la conférence de presse commune tenue par Vladimir Poutine et Emmanuel Macron à l'issue de leur entrevue au château de Versailles a donné lieu à une scène peu commune. Interrogé par une journaliste de la chaîne d'informations RT (nom officiel, depuis 2009, de l'ancienne Russia Today) sur les raisons pour lesquelles il avait interdit à ce média d'accéder à son QG tout au long de la campagne électorale qui s'est achevée trois semaines plus tôt, le chef de l'État français réplique sèchement : « J'ai toujours eu des relations exemplaires avec les journalistes étrangers - encore faut-il qu'ils soient journalistes. » Avant de poursuivre : « Quand des organes de presse répandent des contre-vérités infamantes, ce ne sont plus des journalistes, ce sont des organes d'influence. Russia Today et Sputnik ont été des organes d'influence durant cette campagne qui ont, à plusieurs reprises, produit des contre-vérités sur ma personne et ma campagne, et j'ai considéré qu'ils n'avaient pas leur place, je vous le confirme, à mon quartier général. » Et d'ajouter, cinglant : « Russia Today et Sputnik ne se sont pas comportés comme des organes de presse et des journalistes mais comme des organes de propagande mensongère, ni plus ni moins. »
La salve du nouveau locataire de l'Élysée vient s'ajouter à de nombreuses critiques semblables ayant visé RT et son organisation soeur, le site Internet Sputnik. Des formules similaires à celles d'Emmanuel Macron ont, notamment, été employées par les secrétaires d'État américains John Kerry et Hillary Clinton, le président ukrainien Petro Porochenko ou encore le ministre allemand des Finances Wolfgang Schaüble. La majeure partie des grands journaux occidentaux ont, eux aussi, publié à maintes reprises des articles dénonçant la « propagande », la « désinformation » et le « conspirationnisme » de ces médias jugés « aux ordres du Kremlin » et colporteurs de « fake news ». Pourtant, toutes ces attaques n'entravent nullement leur montée en puissance. Au contraire, même : il semble que plus l'« establishment » médiatico-politique de l'Ouest vitupère RT et Sputnik, plus leurs audiences en Europe et sur le continent américain progressent. Les explications sont multiples : défiance envers les médias occidentaux traditionnels ; curiosité suscitée par une « vision du monde alternative » ; intérêt sincère pour la Russie ; fascination pour Vladimir Poutine ; volonté de confronter diverses opinions, RT et Sputnik apparaissant, de ce point de vue, comme un contrepoint utile à CNN, à la BBC ou encore à France 24... Sans oublier l'accessibilité : RT est visible, via le câble, dans de très nombreux pays et, surtout, est la première chaîne d'information en continu au monde en termes de visionnages sur YouTube. Quant à Sputnik, décliné en une trentaine de langues, il est, comme tous les portails Internet, consultable par quiconque dispose d'une connexion.
À l'époque de sa création en 2005 par l'agence de presse officielle RIA Novosti, RT est conçue comme une chaîne anglophone qui s'inspire sur la forme de la BBC, de CNN et d'Euronews et se donne pour objectif, d'après les termes du communiqué de presse annonçant son apparition, de « refléter la position russe sur les principaux événements de la vie internationale ». Dotée de moyens importants (elle a notamment ouvert des studios à Washington et à Londres d'où émettent ses filiales américaine et britannique, RT America et RT UK), elle a lancé en 2007 une version en arabe et, en 2009, une autre en espagnol. L'année 2011 a vu la naissance de RT Doc (chaîne en anglais et en russe consacrée aux documentaires). Et ce n'est pas terminé puisque RT France devrait voir le jour dans les prochains mois - en attendant, son site « RT en français », créé en 2015, est déjà très actif. C'est également en 2015 qu'a vu le jour Sputnik, site d'informations et station radio multilangues lancé par l'agence de presse publique Rossia Segodnya.
À la tête de cette machine colossale et controversée - qui emploie quelque 2 500 personnes et possède une vingtaine de bureaux dans le monde entier - se trouve depuis le départ une jeune femme âgée aujourd'hui de 37 ans, Margarita Simonyan. Celle qui est la rédactrice en chef à la fois de RT et de Sputnik s'est fait connaître en tant que correspondante dans le Caucase du Nord où elle couvrit la seconde guerre de Tchétchénie (1999-2000) et le terrible siège de Beslan (Ossétie du Nord), dans les premiers jours de septembre 2004, qui se solda par la mort de 334 personnes dont 186 enfants. Un an plus tard, elle est choisie (sans doute en partie parce qu'elle parle un excellent anglais depuis un séjour d'études d'un an aux États-Unis effectué en 1996, dans le cadre du fameux programme russo-américain « Future Leaders Exchange ») pour diriger la rédaction de RT, un poste qu'elle ne quittera plus, pilotant l'expansion ininterrompue de la chaîne tout en animant, au fil des années, plusieurs émissions. Dans cet entretien exclusif, elle répond à toutes les critiques et n'hésite pas à contre-attaquer sans prendre de gants, attribuant avec virulence aux médias occidentaux des tares que l'on reproche généralement à RT et à Sputnik.
N. R.


Natalia Rutkevich - Les deux médias dont vous avez la charge, RT et Sputnik, connaissent un succès spectaculaire aussi bien en Europe qu'aux États-Unis, en Amérique du Sud et au Moyen-Orient. L'audience de RT et la fréquentation des sites de Sputnik (qui existent aujourd'hui en 29 langues) ne cessent de croître. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
Margarita Simonyan - En fait, Sputnik existe désormais en plus de 30 langues ! Le succès de RT et de Sputnik s'explique par le fait qu'ils sont venus combler un grand vide qui existait dans l'espace médiatique. Longtemps, nous avons vécu dans un univers où un petit nombre d'organes de presse, toujours les mêmes, imposaient la même interprétation des événements pratiquement sur toute la planète. Les mêmes personnes racontaient les mêmes histoires, négligeant souvent des informations et des voix importantes. Mais le monde est plus divers et plus compliqué que cela : c'est quelque chose que nos équipes, mais aussi nos téléspectateurs, comprennent très bien. RT a trouvé sa place en rapportant des informations que les médias mainstream ignorent : beaucoup de gens, dans de nombreux pays, souhaitaient depuis longtemps qu'un média comme le nôtre fasse son apparition.
Il n'en demeure pas moins que nous ne nous attendions pas à connaître un tel succès. 70 millions de personnes regardent chaque semaine nos programmes à la télévision. Nous sommes aussi la première chaîne d'information sur YouTube, avec plus de 4,5 milliards de vues. Indéniablement, la volonté du grand public de voir une image du monde plus complète, combinée à la défiance sans cesse croissante envers les médias traditionnels, était supérieure à ce que nous avions imaginé.


N. R. - Quels sont vos projets concernant l'avenir ? Doit-on s'attendre à la création de RT et de Sputnik dans d'autres langues encore ? Lesquelles ? Dans quels délais ?
M. S. - En ce moment, nous sommes emballés par la mise en place de notre nouvelle chaîne, RT France. Nous espérons la lancer d'ici à la fin de l'année.


N. R. - Quelles sont les sources de financement de vos médias ?
M. S. - RT et Sputnik sont financés par le budget fédéral de la Fédération de Russie, qui doit être approuvé par la Douma d'État, c'est-à-dire par le Parlement russe, élu par le peuple russe. C'est un système de financement qui ne diffère guère de celui d'autres médias internationaux financés sur fonds publics comme France 24 ou la Deutsche Welle.


N. R. - Vous dites souvent qu'il n'existe pas de médias neutres, que chaque média possède sa propre ligne politique et que ceux d'entre eux qui prétendent à l'objectivité sont hypocrites. Comment résumeriez-vous la ligne de RT et de Sputnik ? S'agit-il uniquement de répéter sans la moindre distance les positions du moment du Kremlin ?
M. S. - RT et Sputnik sont absolument indépendants pour ce qui concerne la ligne éditoriale. Celle-ci est parfaitement résumée par notre slogan : « Question More » (Interrogez-vous davantage). Notre objectif est d'offrir un tableau complet de ce …