Les Grands de ce monde s'expriment dans

L'Algérie, la France, l'islam

Journaliste et écrivain algérien de langue française, Kamel Daoud est aujourd'hui une voix qui compte, touche et dérange. Dans son pays, mais aussi en Occident, où cet intellectuel de 47 ans multiplie les conférences depuis les succès en librairie de ses deux derniers ouvrages. Notre homme, qui a appris le français en autodidacte, est venu au journalisme au début des années 1990, en pleine « décennie noire » algérienne - une époque où, bien avant Al-Qaïda et Daech, les terroristes islamistes du GIA livraient une guerre sans merci à l'armée, aux intellectuels, aux expatriés et à l'ensemble de la population. Pendant près de vingt ans, il a tenu chronique dans Le Quotidien d'Oran, brocardant aussi bien la déliquescence du régime que l'islamisme, algérien d'abord, mondial ensuite. En 2014, son style percutant est découvert en France avec la parution de Meursault, contre-enquête, récit en contrepoint à L'Étranger de Camus qui décroche le Goncourt du premier roman. Kamel Daoud obtient rapidement une reconnaissance internationale. Dans un contexte marqué par les printemps arabes, de multiples attentats et la « guerre contre le terrorisme », ses analyses - il écrit régulièrement, entre autres journaux prestigieux, pour le New York Times - sont décortiquées et commentées aux quatre coins de la planète sur les réseaux sociaux. L'une d'elles, publiée dans Le Monde en réaction aux agressions sexuelles de la Saint-Sylvestre 2015 à Cologne, suscite un tollé, notamment au sein des milieux intellectuels et universitaires français (1). Qualifié de « traître » par certaines voix vindicatives en Algérie (2), d'« Arabe utile de l'extrême droite » par une partie de la gauche en Europe, il décide, de guerre lasse, de réduire drastiquement ses activités de journaliste pour se consacrer à la littérature. En attendant la sortie d'un second roman (3), il a publié, en début d'année, une compilation de ses meilleures chroniques (Mes Indépendances), couvrant la période 2010-2016. Le recueil se lit comme une succession de témoignages, parfois étonnants de prémonition, sur une société et un monde en déroute.
Dans cet entretien exclusif, Kamel Daoud livre sa vision de l'état actuel de l'Algérie, mais aussi du rapport complexe que son pays entretient avec la France, de la perception de l'islam sur les deux rives de la Méditerranée et des ressorts du phénomène djihadiste.
C. B. et G. R.


Chahine Benabadji et Grégory Rayko - Le 5 juillet, l'Algérie a célébré le 55e anniversaire de son indépendance. Quel bilan tirez-vous de cette période ?
Kamel Daoud- Le regard d'un Algérien sur son propre pays est, traditionnellement, très sévère. Le sentiment qui prédomine, lorsqu'on se retourne sur ces cinquante-cinq années, c'est le désenchantement. Peut-être les Algériens attendaient-ils trop de l'indépendance acquise en 1962... Ce qui est sûr, c'est que, objectivement, nous n'avons pas réussi à fonder un État souverain, fort, développé, libre, capable d'apporter le bonheur à ses citoyens. La raison de cet échec, à mon sens, réside dans le mauvais départ que nous avons pris : d'entrée de jeu, l'Algérie a mis en place un État-nation total dirigé par un parti unique - système qui se perpétue à ce jour sous la forme d'un parti majoritaire. Sans doute aurions-nous dû commencer sur d'autres bases. J'ai écrit une chronique, il y a très longtemps, intitulée « Si nous avions eu Mandela plutôt que Ben Bella », en référence au premier président de la nation algérienne. J'y formulais le regret que - à la différence de ce qui s'est passé en Afrique du Sud qui, après la fin de l'apartheid, a laissé une large place à l'altérité, c'est-à-dire aux Blancs qui vivaient là, et s'est ouverte au monde -, notre décolonisation à nous ait reposé sur un repli identitaire et nationaliste.


C. B. et G. R. - Comment jugez-vous l'état actuel de votre pays ?
K. D. - Même s'il existe un pluralisme politique de façade, nous sommes toujours dans un système de parti unique. La « génération dorée » algérienne, celle qui a réussi, grâce au sacrifice des uns et à l'intelligence des autres, à assurer l'indépendance du pays, n'arrive pas à accepter qu'il y ait une transition. Psychologiquement et philosophiquement, elle refuse de mourir pour transmettre le pays à ceux qui devraient en hériter. C'est tout le paradoxe algérien : nous sommes un pays jeune gouverné par une caste très vieille qui n'arrive ni à concevoir l'avenir ni à réaliser qu'il faut peut-être lâcher les rênes. Il y a une attitude extraordinaire chez nos dirigeants qui consiste à dire : « Nous avons libéré ce pays, nous nous sommes sacrifiés pour lui, donc il nous appartient. » Le résultat, c'est une sorte de nécrose politique qui se manifeste par l'état sclérosé du régime, la montée sournoise de l'islamisme, le repli chauvin sur soi et toutes sortes de produits dérivés comme le « conflit » avec le Maroc (4).


C. B. et G. R. - Peut-on dire, dès lors, que le peuple algérien est la victime de ses dirigeants ?
K. D. - Je n'aime pas ce schéma classique qui consiste à dissocier le régime de la population. Selon moi, le régime est à la fois l'enfant et le père de la population, et vice versa. Le régime, c'est nous. Une certaine élite de gauche algérienne me reproche d'ailleurs de ne pas « victimiser » le peuple en chargeant le …