Entretien avec Mikheïl Saakachvili, Président de la Géorgie de 2004 à 2013, par Isabelle Lasserre, Rédactrice en chef adjointe au service étranger du Figaro.
Isabelle Lasserre - Un ex-président géorgien devenu ukrainien puis apatride, privé de passeport et de nationalité, brièvement emprisonné par les autorités de Kiev... Vous aviez habitué les observateurs aux rebondissements spectaculaires de votre vie d'homme politique mais, cette fois, vous faites très fort ! Décidément, vous ne faites jamais les choses comme les autres...
Mikheïl Saakachvili - Un chef d'État qui s'investit personnellement dans un pays autre que le sien pour essayer de le sauver ? C'est vrai, pour autant que je sache, il n'y a pas eu d'épisodes comparables dans l'époque moderne. Le général Simon Bolivar a présidé aux destinées de cinq pays (1). Mais c'était au XIXe siècle. Et je suis, en tout état de cause, le premier ancien président à avoir été privé de sa nationalité. C'est ce qui peut arriver, dans cette partie du monde, lorsque l'on a de nombreux adversaires et qu'on essaie de rapprocher plusieurs pays et de leur donner une vision et un avenir tournés vers la démocratie, la liberté et l'Europe. Mais puisque je suis un cas unique, je dois suivre un chemin unique et montrer l'exemple. Je n'ai ni le droit de me soumettre ni celui de décevoir. Il n'y a pas de retour possible. Je ne ferai pas machine arrière.
I. L. - Aujourd'hui, vous sentez-vous davantage géorgien ou ukrainien ?
M. S. - Je viens d'évoquer Simon Bolivar ; eh bien, je pense que, à certains égards, l'espace post-soviétique ressemble à l'Amérique latine de son époque. Cette région est très interconnectée, elle est formée de pays qui se ressemblent, qui ont la même histoire politique et qui ont accédé en même temps à l'indépendance. Il n'y a pas si longtemps, nous faisions partie du même pays, l'URSS, et nous parlions tous la même langue... Ces pays ont une culture commune mais ils ont, aussi, des ennemis communs : Vladimir Poutine et les oligarques. Ils sont également confrontés aux mêmes problèmes en matière de sécurité, de souveraineté, de défense. Dans les circonstances actuelles, cette région a besoin d'un homme fort qui soit capable de lui indiquer la voie à suivre. Peu importe que cet homme soit géorgien ou ukrainien. La Géorgie a été le premier pays à se battre pour s'extraire de l'influence russe, pour se réformer et se moderniser. Désormais, c'est l'Ukraine qui est confrontée au même défi. Alors, bien sûr, je me sens profondément géorgien. Mais l'Ukraine, où j'ai vécu pendant treize ans au total et où j'ai fait mes études à l'époque soviétique, est un pays qui compte énormément pour moi. C'est aussi le dernier véritable melting-pot d'Europe, le seul pays du continent où la question ethnique n'existe pas et où les différents peuples coexistent pacifiquement au sein de la société. Cette particularité est suffisamment rare pour mériter qu'on s'investisse afin de la préserver.
I. L. - Vous auriez pu rester à New York où vous vous étiez exilé après la défaite du candidat que vous souteniez à la dernière élection présidentielle géorgienne. Vous auriez pu mener une vie tranquille en prononçant des discours dans des conférences internationales et en travaillant dans de prestigieux think tanks. Au lieu de quoi vous vous êtes replongé dans le chaos politique qui secoue les anciennes républiques soviétiques depuis leur indépendance ! Pour quelle raison ?
M. S. - Tout d'abord parce que je suis trop jeune (2) pour devenir un « think tanker » et pour prendre ma retraite politique. Surtout, je pense que rien n'est irréversible et qu'il faut surveiller la région comme le lait sur le feu. J'ai profondément réformé la Géorgie mais ces réformes peuvent être remises en cause. Et si l'Ukraine s'effondre, se disloque ou devient un État failli - et je crois que le risque existe -, je serai très malheureux et je me sentirai coupable. Au moins, je suis là, je me bats, je fais de mon mieux. Si ça ne marche pas, je serai co-responsable de l'échec. Mais je pense plutôt que je participerai au succès ! En tout cas, je mets toutes les chances de mon côté. Renoncer, ce n'est pas dans mon caractère. Je préfère susciter les événements, y participer plutôt que les commenter.
I. L. - Quelle est la nature du défi ukrainien ?
M. S. - Il tient en une phrase : l'Ukraine est un pays extraordinaire, l'un des plus riches d'Europe en termes de ressources humaines et naturelles, mais il est le plus pauvre du continent en termes de produit intérieur brut (PIB) par habitant. C'est injuste. Mais il y a une explication à cette injustice : six oligarques ont pris ce pays en otage. Ils s'enrichissent de façon honteuse sur le dos des Ukrainiens qui sont devenus leurs esclaves. Il faut sauver l'Ukraine de ces forces maléfiques. Ma mission est celle-là. Peut-être est-elle impossible. Mais c'est ma mission.
I. L. - Votre précédente mission, réformer Odessa (3), s'est soldée par un échec. Pourquoi avez-vous démissionné ?
M. S. - Parce que je n'avais aucun pouvoir. Je n'aurais pu réussir à Odessa qu'avec le soutien des responsables politiques de Kiev. Mais à part des promesses, je n'ai jamais rien obtenu. Pis : j'ai été victime d'un véritable sabotage. Au début, la mafia locale a eu peur de moi. Ces mafieux d'Odessa sont allés chercher aide et protection chez leurs amis de Kiev, dans l'administration et au sein du gouvernement. Ils ont alors compris qu'ils n'avaient rien à craindre car tous mes efforts seraient sapés. Donc ils ont repris leurs activités comme si je n'existais pas ! En réformant Odessa, je voulais prouver aux Ukrainiens, mais aussi aux Russes, qu'il pouvait exister une vie après le soviétisme, qu'il était possible de chasser les élites corrompues et de promouvoir les valeurs démocratiques. Mais je n'ai pu atteindre aucun des buts que je m'étais fixés. Je n'ai réalisé que 5 % de mon programme. Voilà pourquoi j'ai claqué la porte. Je n'allais pas faire semblant d'être en mesure d'agir, de réformer Odessa, de lutter contre la corruption alors que les …
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