Entretien avec Peter Maurer, président du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) depuis le 1er juillet 2012, par Isabelle Lasserre, chef adjointe du service Étranger du Figaro
Isabelle Lasserre - Comment le droit international humanitaire s'adapte-t-il aux différents types de conflits ?
Peter Maurer - Je voudrais d'abord clarifier certaines choses. Dans tous les pays du monde, il existe des règles anciennes et coutumières qui limitent le comportement des belligérants dans la guerre. Ces normes, qui datent d'avant les textes de Genève et leurs protocoles additionnels (1), sont souvent très importantes et, même si leurs règles ne sont pas équivalentes aux Conventions, elles peuvent servir à créer des ponts avec le droit international humanitaire. En ce sens, le droit international humanitaire fait écho à des valeurs universelles, applicables à tous les conflits. La deuxième précision concerne les droits de l'homme : ils reflètent un projet de société dans lequel les droits individuels et collectifs sont protégés contre l'exercice abusif ou arbitraire du pouvoir par l'État. Le droit international humanitaire, lui, n'obéit pas à la même logique : par essence, il vise à obtenir un consensus minimum d'humanité entre les parties à un conflit en régulant la conduite des hostilités et en garantissant la protection des personnes. Ce consensus minimum, c'est-à-dire le socle sur lequel les États se sont universellement mis d'accord, est aujourd'hui remis en cause.
I. L. - Dans quelles régions du monde ?
P. M. - Essentiellement en Syrie, mais pas uniquement. Les belligérants font appel à deux types d'arguments pour se soustraire au droit international humanitaire. Le premier est d'ordre transactionnel. Au Sud-Soudan, au Proche-Orient, on a tendance, sur le champ de bataille, à considérer le droit international non pas comme une obligation mais comme un moyen de transiger avec l'adversaire, de s'arranger avec lui ou d'obtenir quelque chose en échange. « Je ne te bombarde pas si tu ne me bombardes pas. Je ne torture pas si tu ne tortures pas » : voilà le type de chantage auquel on assiste de nos jours. Or, par nature, le droit humanitaire n'est pas soumis à la réciprocité : les combattants ne peuvent donc pas manquer à leurs obligations humanitaires sous prétexte que leur ennemi ne respecte pas le droit de la guerre.
Le second argument repose sur l'exceptionnalisme. Il est souvent invoqué en matière de lutte contre le terrorisme. Certains États estiment que les méthodes de guerre utilisées par les terroristes sont à ce point inhumaines et violentes qu'ils peuvent s'affranchir des règles de base dans la conduite des hostilités contre ces groupes. J'essaie de leur expliquer que le droit limite l'usage de la force, même en temps de guerre, et qu'il est essentiel de respecter un certain nombre de principes. Par exemple, le droit international humanitaire protège les personnes civiles et celles qui sont hors de combat. Il impose aux belligérants parties au conflit de rechercher, de recueillir et d'évacuer les blessés et les malades, y compris ceux de l'ennemi.
I. L. - Pouvez-vous illustrer ces propos par un exemple concret ?
P. M. - En Syrie, j'ai rencontré, dans les régions assiégées, un commandant de l'opposition. Il promettait d'infliger à ses prisonniers le même traitement que celui que le gouvernement syrien réserverait aux siens. Il voulait bien en discuter avec des représentants du régime, mais refusait d'appliquer les Conventions tant que l'autre partie ne s'engagerait pas à le faire. Le camp adverse tenait le même raisonnement. Lorsque j'ai évoqué avec un responsable du gouvernement syrien la possibilité que le CICR entre dans les prisons du régime pour y améliorer la situation humanitaire, il m'a dit : « D'accord, mais seulement si les rebelles ouvrent les leurs. » Au lieu de considérer le droit international humanitaire comme une norme qu'il faut accepter et appliquer, les belligérants le voient comme une faveur qu'ils peuvent ou non accorder.
I. L. - Existe-t-il d'autres domaines dans lesquels le droit humanitaire international est malmené ?
P. M. - Ce qui est trompeur, c'est qu'aujourd'hui plus personne ou presque ne conteste le droit international en tant que tel. C'est son interprétation qui est sujette à caution. Prenons la question de la proportionnalité. Certaines forces armées n'hésitent pas à bombarder 200 villages pour éliminer un seul individu considéré comme « terroriste » qui a été localisé dans la zone. La dynamique de la violence qui caractérise les guerres contemporaines favorise une interprétation extensive du droit, par le biais des règles d'engagement ou des manuels destinés aux troupes. Cet écart pose problème. Il rend plus difficile la recherche d'un équilibre entre la protection des civils et l'utilisation de la force. D'autant que, dans le monde occidental, le seuil de tolérance vis-à-vis de la violence armée est désormais très bas. L'idée même de proportionnalité entre pertes civiles et avantage militaire - pourtant inscrite dans le droit humanitaire - est devenue intolérable aux yeux de l'opinion publique. Nous avons dû nous adapter à ce nouvel environnement...
I. L. - Comment l'avez-vous fait ?
P. M. - En formant les belligérants, en tentant de nouer avec eux un dialogue pour les convaincre de respecter le droit. Souvent avec succès.
I. L. - Par exemple ?
P. M. - Pendant l'opération Serval au Mali (2), lors d'un incident, les militaires français ont accepté d'utiliser des canons de 30 mm au lieu de missiles très puissants pour détruire un poste de police contrôlé par l'ennemi. Avant cela, pendant la guerre d'Irak, en 2003, les Américains et les Britanniques ont réduit les dommages collatéraux grâce à des technologies modernes qui permettent des frappes plus précises. En Afghanistan, en 2009, l'Otan a émis une directive pour demander aux militaires de minimiser les pertes civiles, partant du principe que le soutien de la population était indispensable à la réussite de l'opération. En 2016, deux anciens hauts gradés ont recommandé que ces mesures s'appliquent à tous les conflits dans lesquels l'Otan est engagée.
Contrairement aux ONG dont les prises de position sont publiques, le CICR fonctionne sur la base de la confidentialité. Cette discrétion, ajoutée au fait que nous savons être critiques sans être accusateurs, permet souvent de changer les comportements en bien et d'établir un dialogue avec les …
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