Entretien avec Jean-Yves Le Drian, Ministre français de l'Europe et des Affaires étrangères depuis mai 2017, ancien Ministre de la Défense (2012-2017), par Isabelle Lasserre, Rédactrice en chef adjointe au service étranger du Figaro.
Isabelle Lasserre - Monsieur le Ministre, quels enseignements faut-il tirer des frappes contre la Syrie effectuées conjointement par les États-Unis, le Royaume-Uni et la France le 14 avril 2018 ?
Jean-Yves Le Drian - Quand le président de la République prend des engagements, il s'y tient. Quand il fixe des lignes rouges, il les fait respecter. C'est une question de crédibilité et de sécurité. De crédibilité, parce qu'il a tenu parole dans les conditions qu'il avait lui-même fixées, après que la ligne rouge sur l'utilisation des armes chimiques fut franchie ; et cela, en dépit des engagements pris par Damas et des résolutions adoptées par le Conseil de sécurité à ce sujet. De sécurité, parce que la récurrence des attaques chimiques affaiblit le régime international de non-prolifération. Le pouvoir syrien s'est affranchi des règles universelles prohibant l'usage de telles armes depuis des dizaines d'années. Il était nécessaire de restaurer la dissuasion et la crédibilité de la communauté internationale dans ce domaine. Nous l'avons fait.
I. L. - Le conflit syrien dure depuis maintenant sept ans. Le fait qu'il ne soit toujours pas réglé ne signifie-t-il pas que la Coalition internationale a commis des erreurs dans son appréhension de ce dossier ?
J.-Y. L. D. - Personne n'aurait pu imaginer en 2011 que nous en serions là aujourd'hui. La France a tôt pris la mesure de ce qui se jouait en Syrie et a prévenu que nous irions vers le pire si une solution politique n'était pas trouvée. Le régime d'Assad n'en a pas voulu et sans doute n'en avait-il ni la volonté ni les moyens. Il porte la responsabilité essentielle du massacre de sa population mais aussi des conséquences de son action, notamment la crise des réfugiés et la montée en puissance des groupes terroristes et leur expansion dans la région. La Coalition ne s'est pas trompée. Elle est intervenue de manière décisive pour combattre Daech et l'éradiquer. Elle est en passe de remporter ce combat. C'est un succès qui ne doit rien au régime d'Assad mais tout à la mobilisation des alliés et des forces arabo-kurdes (les Forces démocratiques syriennes, FDS). Avec le président Macron, nous disons qu'il est maintenant nécessaire de relancer un processus politique crédible, de renforcer le consensus international sur ce dossier, de faire pression sur le régime pour qu'il accepte de négocier. C'est le seul moyen d'assurer un retour durable à la paix en Syrie, d'éviter l'escalade dans la région et de prévenir la résurgence du terrorisme au Levant. Nous prenons donc toutes les initiatives pour rapprocher ceux qui ont une influence en Syrie et pour nous entendre sur les conditions d'une solution politique. C'est le sens du mécanisme de coordination que le président de la République et le président Poutine ont décidé de mettre en place. C'est important car, comme vous le savez, le régime d'Assad n'aurait pas survécu sans l'appui massif de son allié russe. Or les Russes voient bien aujourd'hui qu'il faut négocier pour sortir de la crise.
I. L. - Vous dites que l'objectif premier de Paris, en s'impliquant sur le théâtre syrien, était d'éliminer les groupes terroristes. Peut-on dire que cette mission a été accomplie ?
J.-Y. L. D. - Effectivement, nous voulions avant tout éliminer Daech et frapper Al-Qaïda. Cet objectif est en passe d'être atteint. Certes, l'État islamique survit encore dans quelques poches de résistance. Mais le système d'emprise territoriale transfrontière qu'il avait bâti de Mossoul à Raqqa et même jusqu'à Palmyre n'existe plus. L'EI s'était implanté sur un territoire où il disposait à la fois de ressources en énergie, de ressources fiscales, puisqu'il levait l'impôt, de ressources humaines, puisqu'il recrutait parmi les populations, et de moyens militaires récupérés dans les stocks irakiens ou syriens. Cette situation appartient au passé. Nous avons mis fin au danger létal que Daech faisait peser sur l'Europe et sur la région. Nous avons mis fin au prétendu califat érigé en État. En revanche, la capacité clandestine de commettre ou de susciter des attentats demeure. Il faut donc rester mobilisés.
I. L. - Selon vous, pourquoi la Russie et l'Iran sont-ils aussi déterminés à maintenir Bachar au pouvoir ?
J.-Y. L. D. - La Russie est de longue date présente en Syrie. Elle y a une présence militaire et des intérêts forts que la France respecte et n'a d'ailleurs jamais remis en cause. Elle a d'emblée choisi de protéger un régime qui paraissait servir ses intérêts. Lorsque celui-ci a semblé au bord de la rupture, en 2015, elle est entrée en guerre à ses côtés et a soutenu ou couvert l'ensemble de ses opérations militaires et sécuritaires, quel qu'en fût le prix humain ou politique. Le résultat de cette politique est que la Syrie est actuellement un pays détruit, affaibli, traumatisé, vidé d'une grande partie de sa population. Mais, une fois encore, je crois que les Russes comprennent à présent l'urgence et l'intérêt d'avancer enfin dans la négociation politique car c'est le seul moyen, pour eux comme pour tous, de sortir de la crise. C'est là où nous nous rejoignons aujourd'hui malgré nos différences. La France et la Russie peuvent non seulement se parler mais agir ensemble car nous avons un intérêt commun à la sécurité et à la stabilité au Moyen-Orient, à partir du moment où cette stabilité ne fige pas une situation contraire aux intérêts à long terme du peuple syrien. J'estime, par ailleurs, qu'en Syrie Vladimir Poutine a voulu démontrer l'efficacité des capacités militaires russes. Certains types d'armements, comme les missiles de croisière, ont été employés avant tout dans ce but. En effet, ils n'étaient pas toujours indispensables à l'action militaire. Mais c'est une manière pour Moscou d'afficher sa puissance et de restaurer sa présence sur la scène internationale.
Quant à l'Iran, le chaos régional a servi ses intérêts et a permis au régime d'étendre son influence militaire, en Syrie notamment car il est depuis longtemps l'allié de Damas. L'Iran apporte aussi un soutien vital au Hezbollah depuis qu'il a émergé au Liban en 1982. Mais ce qui est plus …
Ce site est en accès libre. Pour lire la suite, il vous suffit de vous inscrire.
Celui-ci sera votre espace privilégié où vous pourrez consulter à tout moment :