Les Grands de ce monde s'expriment dans

En finir avec la corruption

Politique InternationaleQuels sont, aux yeux d’une ONG comme la vôtre, les marqueurs d’une pratique de finance responsable ?

Marc-André Feffer — La corruption et les autres formes d’« argent sale » ne connaissent pas de frontières, et les flux financiers illicites s’appuient sur des schémas toujours plus opaques et plus sophistiqués. Notre priorité est d’identifier les failles du système juridique et financier international et de les colmater.

C’est d’abord un défi pour les États. En dépit de progrès récents, les Paradise Papers sont venus nous rappeler que le système actuel permet encore, à grande échelle, des schémas d’évasion fiscale légaux ou quasi légaux et de fraude. Transparency appelle de longue date les États à mettre en œuvre deux instruments qui permettraient d’agir efficacement : 1) un reporting public obligeant les entreprises à publier leurs données financières avec une ventilation par pays (y compris les paradis fiscaux) ; 2) la création de registres publics de propriété effective, qui contraindraient les entreprises, fiducies et fondations à renseigner publiquement leurs véritables bénéficiaires.

Les acteurs du secteur financier ont également une responsabilité. Dans toutes les affaires de blanchiment ou d’évasion fiscale, les intermédiaires — avocats, banquiers, facilitateurs — jouent un rôle clé en entretenant l’opacité. Les règles anti-blanchiment doivent donc être renforcées, en particulier dans l’industrie du luxe, les services financiers et l’immobilier.

P. I. Selon votre ONG, plus de 6 milliards de personnes vivent dans des pays gravement touchés par la corruption. Quel est l’état des lieux en ce début d’année 2019 ?

M.-A. F. — Transparency International publie chaque année, et cela depuis 25 ans, un indice de perception de la corruption qui permet de dessiner quelques grandes tendances. La corruption est, en effet, endémique dans plus des deux tiers des pays du monde, avec cependant des réalités très contrastées selon les régions. Son évolution est très fortement liée à l’État de droit et à la place de la société civile dans les pays concernés : plus la société civile est muselée et plus l’indépendance de la justice est mise à mal, plus les risques de corruption sont élevés.

P. I.Quelle réalité cette corruption recouvre-t-elle ?
M.-A. F. — Transparency International définit la corruption comme le détournement à des fins privées d’un pouvoir reçu en délégation.

Concrètement, la corruption revêt des formes très variables et n’épargne personne. Il ne s’agit pas uniquement de valises de billets échangées sur le tarmac d’un aéroport. On distingue traditionnellement la grande corruption (commise en bande organisée par de hauts responsables pour des montants importants) de la corruption du quotidien (verser un bakchich pour obtenir un accès à un service public, par exemple). On peut ajouter également la corruption politique, au croisement du pouvoir et de l’argent.

Si l’on se réfère à l’indice de perception de la corruption, on constate malheureusement qu’en 2017 la majorité des pays ont peu ou pas progressé, ce qui est bien entendu préoccupant, même si l’on note des améliorations significatives comme en Côte d’Ivoire ou au Sénégal.

Dans son dernier rapport Exporter la corruption, paru en octobre 2018, Transparency International a également évalué 44 pays, dont la france, en fonction de leur mise en œuvre effective de la convention de l’OCDE sur la lutte contre la corruption et les pots-de-vin. Cette convention, qui est le premier et le seul instrument international de lutte contre la corruption dans les transactions commerciales internationales, a été ratifiée par la France en 2000. Elle exige des pays signataires que la corruption d’agents publics étrangers soit considérée comme une infraction pénale et que des mesures soient prises pour lutter contre le versement de pots-de-vin dans les échanges économiques internationaux. Selon le rapport, 52 % des exportations mondiales émanent de pays qui ne sanctionnent pas suffisamment ces dérives. Certains n’enquêtent même pas sur des cas majeurs de corruption à grande échelle, qui impliquent des entreprises d’État et des personnalités de haut rang. Cela n’est pas acceptable.

Les États doivent certes commencer par adopter un cadre juridique strict pour poursuivre les entreprises qui versent des pots-de-vin à l’étranger, mais ils doivent aussi doter de moyens adéquats les agences en charge du contrôle et des sanctions ainsi que la justice. Il n’y a rien de plus problématique que l’impunité ou la quasi-impunité de fait. Or, dans de nombreux pays, les tribunaux, de même que les enquêteurs et les procureurs qui s’attellent aux crimes de corruption transfrontalière, n’ont pas les moyens de faire leur travail.

P. I. Quel est l’impact de la corruption sur l’économie ?

M.-A. F. — Il est difficile de mesurer avec précision l’ampleur du phénomène puisqu’il s’agit, par définition, d’une activité largement cachée. Mais nous disposons de plusieurs indicateurs qui convergent tous vers l’idée que le poids économique de la corruption est considérable.

Selon le FMI, le coût global des pots-de-vin pourrait représenter jusqu’à 2 000 milliards de dollars par an, soit environ 2,5 % du PIB mondial. Transparency International estime, pour sa part, que 10 à 25 % des dépenses liées aux infrastructures dans le monde s’évaporent dans la corruption, soit sous la forme de surcoûts, soit dans des projets inutiles ou disproportionnés.

Au-delà des conséquences économiques dont les citoyens sont les premières victimes, la corruption est un obstacle majeur à l’État de droit. Elle sape la crédibilité des différentes institutions et la confiance des peuples envers leurs responsables publics. Elle a également des répercussions sociales et environnementales dévastatrices.

Prenons l’exemple de la Guinée équatoriale : le PIB par habitant est équivalent à celui du Portugal, mais la moitié de la population a des difficultés d’accès à l’eau potable. Or le vice-président de ce pays a été condamné en France, en 2017, pour des faits de corruption, notamment de blanchiment et de détournement d’argent public. Transparency France et Sherpa avaient déposé plainte il y a dix ans dans le cadre de l’affaire dite des « biens mal acquis ». 150 millions d’euros ont été blanchis, placés ou dépensés en france, au lieu de financer des infrastructures et des services publics en Guinée équatoriale. Et il ne s’agit pas d’un cas isolé. Pour Transparency France, ce jugement, dont le vice-président de Guinée équatoriale a fait appel, envoie d’ores et déjà un message fort aux dirigeants corrompus du monde entier qui croient jouir, en toute impunité, de l’argent détourné.

P. I.Le combat contre la corruption a-t-il remporté de nouvelles victoires grâce aux progrès de la finance responsable ?

M.-A. F. — Lorsque Transparency International a été créé dans les années 1990, l’objectif était d’inscrire le sujet de la corruption — autrefois considéré comme non prioritaire — à l’agenda international. Vingt-cinq ans plus tard, il est devenu incontournable. Une première avancée est intervenue en 1994 avec l’adoption par l’OCDE d’une recommandation sur la corruption dans les transactions économiques internationales. Il existe aujourd’hui une convention contre la corruption au niveau de l’ONU (UNCAC), une autre convention au niveau de l’OCDE (concernant la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales), et le G20 a pris des engagements importants, notamment au sommet de Cannes en 2011.

S’agissant de la fraude fiscale, on peut espérer que l’échange automatique d’informations mis en place par des dizaines de pays sous l’égide de l’OCDE portera rapidement ses fruits.

P. I. Qu’en est-il de la France ?
M.-A. F. — Depuis 2016, la loi Sapin II oblige les acteurs économiques d’une certaine taille à mettre en œuvre, à titre préventif, un plan anti-corruption. Cette loi a aussi créé l’AFA (Agence française anticorruption), qui est placée sous la double tutelle du ministère de l’Économie et de celui de la Justice. Cette agence est dotée d’un pouvoir de conseil, mais aussi de contrôle, afin d’impliquer le top management. La France vient également d’adopter une loi qui renforce la lutte contre la fraude fiscale.

P. I. Qui est le mieux placé pour lutter contre la corruption ? Les États, les entreprises, les citoyens ?

M.-A. F. — Seule une action combinée de tous les acteurs peut permettre de faire reculer durablement la corruption. Les États et les entreprises ont bien évidemment un rôle à jouer, mais la société civile et les citoyens aussi : de nombreuses affaires de corruption sont rendues publiques ou transmises aux tribunaux grâce aux efforts des journalistes et des lanceurs d’alerte. Parmi ces derniers, je citerais antoine Deltour, qui a révélé l’affaire des LuxLeaks.

P. I. Diriez-vous que les entreprises sont plutôt victimes ou plutôt complices ?

M.-A. F. — Selon une étude récente du cabinet Ernst & Young, plus d’une entreprise sur dix a été confrontée à un cas de fraude grave au cours des deux dernières années. Par ailleurs, depuis 2012, plus de 11 milliards de dollars d’amendes ont été infligés dans le monde en vertu du Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) par le Département américain de la justice et la SEC, et par le Serious Fraud Office britannique. Plus de 50 firmes européennes ont été sanctionnées par les États-Unis et, à elles seules, les entreprises françaises ont été condamnées par la justice américaine à verser 1,5 milliard d’euros d’amendes. Des scandales récents témoignent de l’impact durable sur la réputation de l’entreprise et sur la valeur pour l’actionnaire lui-même de comportements présumés illicites. Désormais, qu’il s’agisse de corruption, de fraude ou de tricherie aggravée, clients, actionnaires ou investisseurs n’hésitent plus à demander des comptes aux entreprises. Le procès qui s’est ouvert en Allemagne il y a quelques mois dans le cadre du Dieselgate nous le rappelle : 9 milliards d’euros d’indemnités réclamés par les actionnaires, chute en Bourse dans les jours qui ont suivi les annonces des autorités américaines et, à ce jour, un coût de 27 milliards d’euros en rappel de véhicules et frais de justice.

Des progrès sont incontestablement en cours sous l’impulsion de la législation. En France, la loi Sapin II, largement inspirée des recommandations de Transparency International, a fait bouger les lignes en instaurant un cadre réglementaire qui permet de sanctionner personnellement les dirigeants en cas d’absence de mise en œuvre de plan anticorruption. Les entreprises ont adopté des codes de conduite et renforcé la formation de leurs collaborateurs afin de se conformer à la loi. Elles ont établi une cartographie de leurs risques et la plupart ont contractualisé ces obligations avec leurs parties prenantes. Elles doivent aussi protéger les lanceurs d’alerte. La création en droit français d’une convention judiciaire d’intérêt public (inspirée du DPA américain) devrait permettre d’accélérer les poursuites contre les entreprises défaillantes, mettant ainsi fin à la quasi-immunité de fait qui prévalait jusqu’à présent.

P. I. Que reste-t-il à faire ?
M.-A. F. — Il reste à déconstruire des préjugés encore tenaces : non, la corruption ne facilite pas le business. Qu’il s’agisse des relations avec les fournisseurs et les tiers, ou des relations en interne, préférer l’intégrité et la transparence, c’est construire la confiance sur le long terme, avec ses collègues et avec toutes les parties prenantes. Une entreprise dans laquelle on n’a pas confiance, c’est une entreprise dans laquelle on ne travaille pas bien ; ce n’est pas une entreprise envers laquelle on est loyal. Les entreprises qui n’en seraient pas encore convaincues et qui ne souhaiteraient pas s’engager dans ce mouvement général contre la corruption font un choix incontestablement hasardeux. Le temps du « pas vu, pas pris » est révolu.

P. I. La sensibilisation à ce fléau progresse-t-elle ?
M.-A. F. — Chez les citoyens, l’exigence de transparence et d’intégrité n’a jamais été aussi forte. Au cours des cinq dernières années, un pays sur dix a connu un changement politique à la suite de scandales de corruption. Ce qui était toléré, souvent par fatalisme ou par résignation, l’est de moins en moins. On peut avancer plusieurs explications, mais la crise économique a certainement joué un rôle clé, du moins en France : alors que l’on demande des efforts significatifs aux citoyens, ceux-ci ne supportent plus les avantages indus et exigent de leurs dirigeants qu’ils rendent des comptes et fassent preuve de probité. L’affaire Cahuzac a été un véritable électrochoc. Le regain de dynamisme de la presse d’investigation en Europe et l’impact croissant des lanceurs d’alerte sont également des facteurs puissants de prise de conscience.

P. I. Au nom de l’éthique, pourra-t-on revenir sur certaines pratiques comme celles des apporteurs d’affaires rétribués au moyen de rétro-commissions, interdites, ou de commissions qui, elles, sont légales ?

M.-A. F. — C’est un objectif difficile mais nous pensons qu’il est atteignable, à condition que les États s’en donnent les moyens mais aussi que les entreprises se mobilisent et s’engagent, particulièrement dans les secteurs sensibles.

Rappelons que les paiements de facilitation sont interdits en France, ainsi que dans de très nombreux pays, et que notre arsenal répressif a été renforcé quant aux peines encourues. En outre, la loi Sapin II permet aujourd’hui de poursuivre plus facilement une société, même étrangère, pour des faits de corruption d’un agent public étranger dès lors qu’elle exerce une partie de son activité sur le territoire français.

Le combat pour renforcer l’intégrité de la vie économique ne peut être mené sans les entreprises. C’est pourquoi Transparency International s’efforce de les mobiliser. C’est tout le sens du travail que nous effectuons avec les « Business principles » qui fournissent aux entreprises un cadre pour développer des programmes complets de lutte contre la corruption.

Alors que de nombreuses firmes ont adopté des politiques visant à prohiber les pots-de-vin, trop peu mettent en œuvre ces politiques de manière efficace, et les États peinent à sanctionner les manquements, comme le démontre le rapport Exporter la corruption.

En France, nous avons mis en place un forum des entreprises engagées à travers lequel nous les encourageons à renforcer leurs pratiques d’éthique et de transparence, en cohérence avec leurs démarches de responsabilité sociétale. Autour de tables rondes régulières et thématiques, ce forum, qui regroupe des entreprises désireuses d’adopter les meilleurs standards de l’anticorruption, leur permet de rester vigilantes, de partager leurs expériences et leurs bonnes pratiques en la matière. Il permet de les aider à dépasser la contrainte réglementaire en instaurant une véritable culture de l’éthique.

P. I. À l’heure de la transparence et des réseaux sociaux, les pratiques non vertueuses ne sont-elles pas appelées à diminuer, ne serait-ce que pour une question d’image ?

M.-A. F. — Vous avez raison, le risque réputationnel est amplifié par les réseaux sociaux. E les Millennials souhaitent travailler pour une entreprise dont ils partagent les valeurs. La capacité à recruter autour des valeurs de transparence et de dialogue constitue incontestablement un atout pour attirer les meilleurs talents.

P. I. La lutte contre la corruption passe-t-elle par une définition de l’objet de l’entreprise ?

M.-A. F. — Il est évident que toute réflexion de l’entreprise sur ses missions et sur son rôle sociétal, telle que pourrait la favoriser en france la loi pacte, est utile.

P. I.La lutte contre la corruption est l’un des aspects de ces pratiques vertueuses qu’on voudrait voir s’imposer. Comment l’encourager ? Faut-il décerner des labels ?

M.-A. F. — Il existe des labels, ainsi qu’une norme ISO 37007 sur les systèmes de management anticorruption, mais ce n’est pas notre approche en tant qu’ONG. Nous n’attribuons aucun label. en revanche, nous dialoguons activement avec les entreprises et les acteurs publics qui souhaitent s’engager. Cet accompagnement prend des formes variées : échanges de bonnes pratiques, édition de guides, formation, suivi des mesures mises en œuvre, etc.

La traduction de ces valeurs d’éthique et d’intégrité dans la politique d’une entreprise repose, selon nous, sur trois piliers. Il faut, d’abord, mettre en haut de l’agenda des dirigeants la question de la lutte anticorruption et de l’intégrité : les valeurs doivent être incarnées et portées au plus haut niveau si l’on veut dépasser la culture de conformité pour aller vers une culture de l’éthique. Car l’éthique va au-delà du droit. Cocher des cases n’a jamais permis de fédérer et d’engager l’ensemble des collaborateurs dans une démarche commune.

Deuxièmement, il faut protéger les lanceurs d’alerte qui agissent dans l’intérêt général et permettent la prévention ou la révélation de dysfonctionnements de nos États, de nos économies, de nos systèmes politiques et financiers. Il ne s’agit pas que d’une exigence réglementaire, mais d’une valeur ayant une fonction sociale très forte. Déjà, du temps de la Grèce antique, la liberté de dire la vérité était considérée comme l’un des piliers de la démocratie, avec l’égalité des droits.

Le combat mené de longue date par la société civile et initié par Transparency France a conduit notre pays à adopter en 2016 un régime général de protection des lanceurs d’alerte parmi les plus avancés en Europe. En ce moment même, un projet de directive européenne de protection des lanceurs d’alerte est en débat au parlement.

Enfin, le troisième pilier consiste à se doter des bons indicateurs pour évaluer les progrès et l’opérabilité des outils mis en place. Il faut faire vivre le corpus de règles auxquelles est soumise l’entreprise ou dont elle s’est dotée sur une base volontaire (chartes, etc.), les rendre opérantes, bien les articuler entre elles et surtout leur donner du sens. Pour y parvenir, il faut pouvoir en mesurer la pertinence et l’efficacité à travers des indicateurs clés.