Politique Internationale — Vous êtes le Monsieur fiscalité de l’OCDE. Quels sont, à vos yeux, les contours d’une finance responsable ?
Pascal Saint-Amans — D’un point de vue fiscal, la finance responsable présente deux caractéristiques. Premièrement, c’est une finance qui ne repose pas sur des schémas opaques, comme le secret bancaire ou fiduciaire. Deuxièmement, c’est une finance qui ne promeut pas des schémas fiscaux agressifs comme il a pu en exister avant la crise. Une partie des banques d’affaires avait, par exemple, développé des produits hybrides dont l’unique finalité était de faire profiter leurs clients d’avantages fiscaux. Il y a là un détournement du métier de banquier : au lieu de contribuer au financement de l’économie, il se transforme en collecteur de crédits d’impôt.
P. I. — Que posez-vous comme critères à une conduite responsable des États, des entreprises et de leurs investisseurs ?
P. S.-A. — L’idée est de favoriser la coopération entre États et de faciliter l’accès à l’information afin de garantir une bonne régulation et d’empêcher la technocratie de freiner le développement du business.
P. I. — L’un de vos combats actuels porte sur les Gafa que vous voudriez obliger à payer leurs impôts dans les pays où ils prospèrent... Le comportement des Gafa est-il à l’opposé de ce que doit être la finance responsable ?
P. S.-A. — Je ne dirais pas à l’opposé, mais ces grosses firmes ont manifestement grandi rapidement dans un monde qui a changé. À l’origine, les aspects fiscaux n’étaient pas sur leur écran radar, et elles ont fait ce que beaucoup ont fait : elles ont mis en place des schémas agressifs, notamment la localisation de profits dans des paradis fiscaux. au moment où elles ont commencé leur activité, ce genre de pratique était accepté par tout le monde. Et puis les États ont voulu changer de politique et rendre ces schémas illégaux. Ces entreprises, qui sont pourtant plus jeunes, plus innovantes et plus progressistes d’un point de vue sociétal, ont alors eu une réaction typique de l’« ancien monde » en disant : « Ne changez pas les règles ! » Depuis, je reconnais qu’elles ont évolué et que leur attitude est plus constructive.
P. I. — Votre objectif est de pousser les entreprises à localiser les profits dans les pays où elles ont une réelle activité économique. Quelles nouvelles règles fiscales proposez-vous ?
P. S.-A. — Nous avons supprimé la possibilité pour ces entreprises de loger leurs profits dans un paradis fiscal où elles n’ont aucune activité. C’est un pas important. autrefois, elles avaient le choix entre payer 35 % d’impôt sur les sociétés aux États-Unis, 12,5 % en irlande ou, à condition d’avoir un bon conseiller fiscal, 0 % aux Bermudes. Elles choisissaient évidemment les Bermudes. Aujourd’hui, c’est fini. Elles doivent arbitrer entre 21 % aux États-Unis (entre-temps le taux a baissé) et 12,5 % en Irlande. Et elles choisissent l’irlande...
P. I. — Maintenant qu’on a mis fin aux paradis fiscaux, ne faut-il pas établir une meilleure répartition de ce qu’on appelle les droits d’imposer ? Autrement dit, définir qui a le droit de taxer quoi ?
P. S.-A. — Les règles prévoient que les profits, donc les droits d’imposer, vont au pays auquel est attachée la propriété intellectuelle : celui où se trouve l’algorithme pour Google ; celui où est déposée la marque pour Louis Vuitton, etc.
La vraie question est : ne faut-il pas donner plus de droit d’imposer aux pays de consommation, c’est-à-dire y localiser plus de profits ? Car, après tout, parmi tous les éléments qui contribuent à la création de valeur, il y a le cerveau qui conçoit l’algorithme ou qui crée le modèle, mais il y a aussi la personne qui va cliquer sur l’écran ou qui va acheter le sac. Les États-Unis qui, jusqu’à présent, refusaient de discuter de cette question, viennent de changer de position, ce qui ouvre de nouvelles perspectives.
P. I. — Lorsque ces nouvelles activités ont émergé grâce au digital, les États n’ont-ils pas été pris de court ?
P. S.-A. — Oui, totalement. ils ont été dépassés non seulement par l’apparition de ces nouvelles activités, mais plus généralement par la globalisation de l’économie. Entre les années 1990 et les années 2010, les entreprises sont devenues globales alors que les États restaient des acteurs locaux. En l’absence de régulation, cette évolution a débouché sur une globalisation fiscale. Les États ont repris la main à la faveur de la crise financière. Ils se sont rendu compte qu’ils devaient coopérer et échanger des informations les uns avec les autres. Ils ont créé des institutions pour mettre en place des systèmes de coopération et pour permettre un changement des normes afin de faire face à la globalisation des acteurs primaires.
P. I. — Et les entreprises ? Commencent-elles, elles aussi, à coopérer ?
P. S.-A. — Elles n’ont pas pu résister longtemps à la dynamique politique qui s’est enclenchée à partir de 2012. Aujourd’hui, elles mettent en œuvre les changements. Mais les tech companies, les sociétés innovantes, sont en train de réaliser que le débat n’est pas clos, que la question de l’allocation des droits d’imposer est désormais sur le tapis, et elles veulent y être associées.
P. I. — L’exécutif européen préconise de taxer à 3 % les revenus, et non les bénéfices générés par les recettes, des plus grosses sociétés telles que Facebook, Google, Twitter, Airbnb ou Uber. Qu’en pensez-vous ?
P. S.-A. — Si l’on veut instaurer une fiscalité plus juste qui permette de taxer les entreprises là où elles créent de la valeur, il faut trouver une solution globale de long terme qui réunisse tous les pays autour de la table. C’est compliqué et ça prend du temps. Dans l’intervalle, la pression politique et l’intérêt médiatique autour de ce sujet incitent certains gouvernements à rechercher une solution intérimaire, de court terme. C’est ce que veut faire la Commission européenne en proposant de taxer le chiffre d’affaires. D’un point de vue de politique économique, ce n’est sans doute pas optimal, mais je comprends la logique à l’œuvre. On verra en janvier si la directive est adoptée ou non.
P. I. — Entre 2000 et 2002, 31 pays se sont engagés à mettre en œuvre les principes de l’OCDE sur la transparence et l’échange de renseignements en matière fiscale. Les 7 derniers pays qui ne l’avaient pas fait à l’époque s’y sont conformés depuis. Comment l’OCDE a-t-elle réussi ce tour de force ?
P. S.-A. — La crise de 2008 avait créé une dynamique politique forte dont le G20, qui représente 80 % de l’économie mondiale, était bien décidé à profiter pour changer les choses.
Le premier objectif commun dans les jours qui ont suivi le déclenchement de la crise financière a été de mettre fin au secret bancaire et aux paradis fiscaux qui aidaient les contribuables à ne pas payer les impôts dont on avait besoin pour sauver les banques et protéger les épargnants. Tous les ministres des Finances de droite comme de gauche, qu’ils soient chinois, européen ou américain, étaient d’accord sur ce point. Mais c’était clairement un combat des grands contre les petits. Vous connaissez l’argument des Bahamas : « Je ne changerai pas tant que la Suisse ne changera pas... et la Suisse ne changera pas tant que Singapour ne changera pas... et Singapour ne changera pas tant que Hong Kong ne changera pas... »
Pour que les petits acceptent de se plier aux règles imposées par les grands, il faut leur montrer que tout le monde est traité sur un pied d’égalité. C’est ce qu’on appelle en anglais le level playing field.
P. I. — Et si ça ne suffit pas à les convaincre ?
P. S.-A. — En dernier ressort, si les deux premiers leviers ont échoué — la dynamique politique et la carotte du « tous égaux » —, ceux qui ne veulent pas rentrer dans le rang doivent être pénalisés. C’est ce qui est arrivé au Panama. Comment sanctionne-t-on un pays ? On le met sur une liste noire, on fait du « name & shame », on lui fait payer son comportement en ruinant sa réputation auprès des autres pays et des investisseurs. le préjudice en termes d’image est tel qu’il finit par bouger.
P. I. — Combien reste-t-il de paradis fiscaux ? Je pense aux États- Unis qui ont leur propre système d’échange d’informations, et plus spécifiquement à l’État du Delaware...
P. S.-A. — En ce qui concerne le secret bancaire, le problème est désormais réglé. Vous avez raison, certains pays, comme les États-Unis, refusent encore d’accorder une réciprocité complète en matière d’échange d’informations. et certains autres traînent un peu des pieds, comme les Émirats arabes unis. Mais, globalement, il n’y a plus d’endroit on l’on peut dissimuler son argent en toute impunité. Je vous rappelle qu’il y a encore dix ans plus de cinquante pays étaient considérés comme des paradis fiscaux.
Pour le reste, nous sommes dans un domaine qui a toujours existé : celui de la criminalité. Hier, quand vous alliez voir un banquier suisse pour déposer de l’argent, c’était presque un exercice mondain. Aujourd’hui, vous devez vous adresser à un intermédiaire nettement plus douteux. Certes, il y a toujours eu des circuits criminels pour blanchir de l’argent. Mais entre aller cacher son pécule en Suisse pour ne pas payer d’impôts en France et consulter un avocat qui défend la pègre et les trafiquants de drogue pour mettre son argent à l’abri dans une banque qui ne respecte aucune règle, ce n’est pas la même histoire...
P. I. — L’innovation financière n’aura-t-elle pas toujours un coup d’avance sur les régulateurs dont vous faites partie ?
P. S.-A. — Ce n’est pas sûr. Un coup d’avance veut dire qu’on a un système qui fonctionne, mais qui n’a pas anticipé le coup d’après. Dans le cas du secret bancaire, c’était bien plus qu’un coup d’avance ; on avait un système de retard : un système qui ne fonctionnait pas, qui était une sorte d’incitation permanente à la fraude, et qu’on a changé. On ne peut pas empêcher les gens d’essayer de contourner les règles, mais entre laisser subsister une faille et encourager la terre entière à utiliser le secret bancaire suisse, il y a vraiment un monde !
P. I. — Fiscalité des Gafa, paradis fiscaux : au cœur de votre combat contre ces stratégies de planification fiscale il y a le plan de lutte contre l’optimisation fiscale agressive dit « BEPS » (Base erosion and profit shifting) lancé par le G20 et mis en œuvre sous l’égide de l’OCDE. Comment fonctionne-t-il ?
P. S.-A. — Lorsqu’on parle de paradis fiscaux, on a en tête deux réalités distinctes : le secret bancaire qui, comme je vous l’ai dit, n’a plus cours ; et l’utilisation de mécanismes légaux pour placer des profits dans les pays où ils ne sont pas taxés. Dans ce dernier cas, il s’agit d’optimisation : on ne cache rien, on ne fraude pas, on exploite juste les défaillances du système juridique et fiscal, on interprète dans un sens favorable des dispositions ambiguës.
Si l’on veut mettre ces pratiques en échec, c’est très simple : il suffit de changer les règles du jeu afin que les profits soient taxés là où ils sont générés. la lutte contre l’optimisation fiscale agressive des multinationales est le second grand pilier des travaux fiscaux du G20.
P. I. — Avez-vous aussi compétence pour lutter contre la corruption ?
P. S.-A. — Tout à fait, cela fait partie des missions de l’OCDE. Le point commun entre la lutte contre la fraude fiscale et la lutte contre la corruption, c’est la nécessité du partage d’informations. En faisant sauter le verrou du secret fiscal, nous avons facilité la lutte contre toutes les formes de criminalité financière, qu’il s’agisse du blanchiment d’argent ou de la corruption.
P. I. — La corruption est-elle en recul à l’échelle mondiale ? Y a-t-il une plus grande transparence vis-à-vis des régulateurs et des clients ?
P. S.-A. — L’OCDE a adopté une convention multilatérale de lutte contre la corruption, les États-Unis en ont fait de même contre la corruption d’agents étrangers et les pays du G20 souhaitent accroître l’efficacité des mécanismes existants. Il n’en reste pas moins que la corruption est un mal endémique extrêmement puissant et toxique, un cancer qui pourrit la vie des gens au quotidien et qui, lorsqu’il touche des marchés internationaux, est capable de ruiner un pays.
P. I. — Comment instaurer des règles du jeu plus équitables ?
P. S.-A. — En renforçant la coopération pour éviter les trous noirs de la finance et faire en sorte qu’il n’y ait pas d’arbitrage d’un pays contre l’autre. mais coopération ne veut pas dire harmonisation. Il faut faire attention à ne pas imposer des règles supranationales dont la légitimité pourrait être contestée, surtout dans un domaine comme la fiscalité où le principe du consentement à l’impôt est primordial.
En l’absence de coopération, on s’expose à deux risques contradictoires. Le premier, c’est celui de l’imposition multiple : chaque pays va taxer sans regarder ce que font ses voisins, avec de graves conséquences sur le niveau d’investissement et le niveau de croissance. Le second, c’est l’évasion fiscale qui engendre une perte de recettes pour les États et qui, in fine, se traduit par un transfert de la charge fiscale, c’est-à-dire plus d’impôts pour ceux qui ne profitent pas du système.
P. I. — Estimez-vous qu’on a perdu du temps ?
P. S.-A. — Je le pense. Il a fallu une crise financière majeure pour réellement avancer sur le sujet. Un projet de lutte contre les paradis fiscaux avait été esquissé dans les années 1990. Il a fait long feu parce que, à l’époque, aucun des acteurs en présence ne ressentait un sentiment d’urgence.
Aujourd’hui, le paysage est totalement différent : un forum mondial sur la transparence et l’échange de renseignements à des fins fiscales, créé sous l’égide de l’OCDE, rassemble à ce jour 153 pays ; quant au projet BEPS, il en fédère 119, tous sur un pied d’égalité.
Sur le terrain, la coopération prend des formes très concrètes : ce sont des inspecteurs des impôts d’un pays qui viennent en aide à des inspecteurs des impôts d’un autre pays, notamment dans le cadre du programme inspecteurs des impôts sans frontières. Ce genre d’échanges n’existait pas il y a encore quelques années. C’est désormais devenu la règle : les gens se connaissent, partagent leurs connaissances, travaillent ensemble. C’est un bouleversement majeur qui est fait pour durer.
P. I. — Pour conclure, êtes-vous optimiste quant à l’émergence d’une finance véritablement responsable ?
P. S.-A. — Je le suis, car nous assistons à un changement de paradigme : le temps où l’on pouvait faire de la planification fiscale agressive et ne pas payer ses impôts là où on générait des bénéfices est révolu. Ce genre de comportement n’est plus toléré, et les entreprises l’ont compris.