La ministre à la Transition écologique espagnole n’a pas mis un mois à se faire connaître du grand public. En juillet 2018, avant de faire face à la Commission pour la transition écologique du Parlement, Teresa Ribera décochait aux micros des médias une petite phrase qui ne tarda pas à enflammer l’opinion : « Les jours du diesel sont comptés ; il durera plus ou moins longtemps, mais nous savons que son impact sur l’air que nous respirons est suffisamment important pour commencer à penser à un processus de sortie. »
« Elle n’est pas très politique », entend-on dans son entourage, une manière bien espagnole de dire qu’elle ne mâche pas ses mots. Il est vrai que Teresa Ribera, Madrilène de 49 ans, juriste de formation et administratrice civile de l’État — un grand corps dont les fonctionnaires sont chargés de mettre en pratique et de superviser les politiques publiques — a avant tout un profil technique. Elle s’est intéressée à la défense de l’environnement dès son plus jeune âge. Ses missions professionnelles vont toutes dans cette même direction : directrice du Bureau espagnol du changement climatique, chargé de veiller à l’application du protocole de Kyoto ; secrétaire d’État au Changement climatique sous le gouvernement de José Luis Rodríguez Zapatero ; directrice en France de l’Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI) — une fonction qui l’a placée aux avant- postes dans la préparation de l’accord de Paris.
Engagée à gauche, critique vis-à-vis du système économique et des excès qu’il engendre, la ministre n’est pas pour autant une adepte de la décroissance et se garde de céder au catastrophisme. Elle souhaite, en revanche, verdir la croissance, encourager les secteurs propres et limiter les plus polluants. Elle veut imposer l’urgence de la lutte environnementale, quitte à s’attirer les foudres de ceux qui ne veulent pas aller aussi vite. Mais, dit-elle dans cet entretien, en négociant, et sans jamais « se prendre pour une Jeanne d’Arc ».
Politique Internationale — Pensez-vous que la finance soit un levier efficace pour promouvoir la protection de l’environnement ? Le gouvernement espagnol a-t-il intégré cet outil dans la gestion publique ?
Teresa Ribera — E’est un levier très important. Jusqu’à présent, les investisseurs ont sous-estimé ou négligé le risque financier que supposent certaines variables associées aux défis environnementaux. Tous les investisseurs, en bons gestionnaires de leurs actifs, et en fonction des cadres légaux plus ou moins contraignants des pays dans lesquels ils évoluent, essaient de se faire une idée précise du niveau de risque qu’ils affrontent et du niveau de risque qu’ils sont prêts à assumer. Mais la variable environnementale a toujours été considérée comme accessoire. Elle n’était pas assez bien quantifiée. L’impact considérable qui existe nécessairement à moyen terme, à long terme et même, de plus en plus, à court terme n’était pas suffisamment pris en compte.
En rendant obligatoires la mesure et la transparence du risque environnemental, même de manière graduelle, comme en France, on se dote d’un outil extraordinairement puissant. Une meilleure évaluation du risque contribue à un comportement plus honnête vis-à-vis des actionnaires et permet d’écarter ce qu’on appelle en anglais les liabilities. Cela permet aussi, à moyen terme, de réorienter les décisions. Je suis convaincue que les portefeuilles vont évoluer dans ce sens. les grands investisseurs internationaux et les grandes compagnies de réassurance ont déjà commencé à modifier leur comportement. cela doit devenir la norme, comme le prévoit l’accord de Paris sur le climat.
P. I. — Faut-il imposer des audits environnementaux, par exemple ?
T. R. — Il faut imposer un système de reporting et d’explication des stratégies de minimisation du risque environnemental. C’est un premier pas. Mais il faut aller plus loin : la Banque d’Espagne et les autorités économiques doivent se doter d’une capacité d’évaluation des risques auxquels fait face le pays en termes de soutenabilité environnementale et de changement climatique.
P. I. — Que faut-il mesurer dans les reportings que vous voulez mettre en place ? L’empreinte carbone ?
T. R. — Si l’on se limite aux questions de climat, deux types de risques doivent être étudiés. Le premier est l’intensité de CO2 associé à un portefeuille d’investissements donné. Il est indispensable de mesurer l’empreinte carbone de manière de plus en plus perfectionnée et sophistiquée afin de pouvoir la réduire ou la neutraliser.
Le second, tout aussi fondamental, touche aux impacts physiques du climat sur l’économie. Sont concernés non seulement les infrastructures, mais aussi certains aspects immatériels, comme le prix des matières premières, ou l’offre et la demande d’électricité, dont les courbes sont soumises aux aléas climatiques. Il est essentiel de bien connaître ces impacts. Certains sont faciles à évaluer : les compagnies d’assurances, par exemple, mesurent avec précision les effets des phénomènes météorologiques extrêmes sur les infrastructures. Mais d’autres sont plus compliqués à appréhender et exigeront du temps.
Il faut que les agences de notation prennent cette question au sérieux et interrogent les investisseurs et les entreprises. L’idée est de faire passer un message fort : le coût du financement change profondément en fonction de la capacité de réaction et de prévention de chacun.
P. I. — Allez-vous inscrire ces mesures dans la loi sur le changement climatique que prépare votre ministère ?
T. R. — Tout à fait. Nous y travaillons en collaboration avec la Banque d’Espagne, le trésor public et le ministère de l’Économie. Ces mesures seront intégrées dans la loi que je m’engage à présenter au Parlement avant la fin de l’année 2018. Je crois que les grandes entreprises, celles de l’Ibex 35 (1) et celles qui ont une vaste expérience internationale, comprennent ces mesures et y sont en bonne partie préparées. Elles ont eu des années pour observer que le monde va dans cette direction, même s’il n’y avait rien de concret dans la régulation nationale. Le gouvernement doit également fournir aux PME — dont on ne peut pas exiger autant — des outils qui leur permettent d’anticiper l’évolution de leur activité.
P. I. — Le jour où cette information sera disponible pour les investisseurs, le gouvernement envisage-t-il de l’utiliser pour favoriser les comportements vertueux et pénaliser ceux qui le sont moins ? Peut-on imaginer, par exemple, une fiscalité qui varierait en fonction de l’impact écologique de l’investissement ?
T. R. — Nous sommes en train d’étudier la question dans le contexte d’une réforme plus large. De ce point de vue, l’expérience des Pays-Bas est intéressante : le principe d’une fiscalité différenciée y a été introduit afin de favoriser l’investissement durable. En réalité, il s’agit de remettre au goût du jour des mécanismes qui ont toujours existé dans les systèmes fiscaux. Je crois qu’il est tout aussi important de faciliter l’entrée de ce que nous désirons que de faciliter la sortie de ce qui nous gêne. Et les signaux institutionnels les plus puissants sont la régulation et la fiscalité. pouvoir jouer sur la fiscalité, de manière graduelle et sans surprises, est donc primordial.
P. I. — Que pensez-vous des stratégies de désinvestissement que proposent certaines ONG écologistes, qui consistent à inviter les investisseurs institutionnels à retirer de leurs portefeuilles les participations qu’ils détiennent dans des entreprises particulièrement polluantes au profit d’investissements éco-responsables ?
T. R. — C’est tout à fait légitime de la part des militants environnementalistes. Je crois même que c’est une action intelligente, parce qu’elle porte la réflexion au cœur du système financier. Je ne crois pas, en revanche, que cette stratégie puisse être intégrée dans la législation. Il est de la responsabilité des gouvernements et des Parlements de faciliter un changement de modèle rapide, mais sans brusquer les choses.
P. I. — Parlons à présent du rôle des entreprises dans la lutte contre le changement climatique. Pensez-vous, par exemple, que fixer un prix interne à la tonne de CO2 permette d’orienter leurs décisions dans le bon sens ?
T. R. — C’est une des idées qui sont évoquées. D’autres paramètres liés à l’environnement, comme la biodiversité ou l’eau, sont moins connus et doivent être pris en compte par les instances de gestion et de décision des entreprises.
Mais il existe un élément beaucoup plus délicat, qui échappe à la régulation des gouvernements et qui devrait faire l’objet d’une réflexion au sein même des entreprises. Je veux parler du système de rémunération et de distribution des bénéfices. On constate une contradiction majeure : les signaux externes, notamment les demandes de rentabilité des fonds d’investissement, n’intègrent jamais le moyen et le long terme et rarement les variables sociales.
Résultat : on minimise le poids relatif de la composante environnementale et de la composante sociale, et on n’incite pas les travailleurs et les dirigeants d’entreprise à en tenir compte.
Aujourd’hui, cette contradiction apparaît au grand jour et des discussions s’engagent sur ces sujets. Des institutions comme le Forum économique mondial mais aussi de grandes multinationales réfléchissent à de nouveaux mécanismes de rétribution des dirigeants et de partage des profits, comme le triple dividende (2), qui visent à dépasser l’horizon de la rentabilité trimestrielle.
Cette obsession du court terme est extrêmement perverse. Elle empêche de prendre en compte les effets socialement positifs du capitalisme, c’est-à-dire les bénéfices que retire la société du bon usage du capital.
Chez Unilever ou Danone, les actionnaires se sont interrogés sur la situation de dépendance des agriculteurs vis-à-vis d’un monopole ou d’un oligopole d’achat. Les entreprises elles-mêmes se rendent compte des limites de l’extrapolation maximaliste de la rentabilité à court terme qui finit par miner leur viabilité à moyen et long terme. Je ne crois pas que, pour le moment, il soit prudent de légiférer sur cette question, mais il faut encourager les débats et la formation d’une conscience citoyenne.
P. I. — Comment être sûr que la réflexion des entreprises débouchera sur des engagements concrets au lieu de se solder par un simple « green washing » ?
T. R. — Nous n’avons aucune garantie, si ce n’est que plus les citoyens seront informés, plus ils pourront peser sur le comportement des entreprises. La transparence ne consiste pas à publier toute l’information en bloc pour que personne ne comprenne rien, mais à faire le tri et à porter à la connaissance du public les informations les plus pertinentes afin qu’elles puissent être vérifiées par des experts indépendants.
P. I. — Que pensez-vous de l’idée qui consisterait à fixer un prix mondial pour la tonne de CO2 ? Les défenseurs de cette initiative y voient un moyen d’éviter le dumping environnemental. S’il existait un prix unique pour le carbone, les entreprises n’auraient plus intérêt à délocaliser vers les pays écologiquement les moins-disants...
T. R. — Cette idée de prix mondial du carbone est dans l’air depuis très longtemps. ce n’est pas un hasard si, cette année, le prix Nobel d’économie a été décerné à William Nordhaus (3) et c’est une excellente nouvelle. Cela fait trente ou quarante ans qu’on sait que quelque chose ne fonctionne pas. Mais je ne suis pas certaine que la meilleure façon de répondre à ce problème soit l’instauration d’un mécanisme unique, associé à un prix unique dont on ne sait pas par qui il serait déterminé.
D’autres pistes pourraient être explorées, notamment l’arme des taux d’intérêt. En modulant le coût de l’argent, on pourrait orienter les investissements vers les secteurs les moins gourmands en carbone. Le système financier aurait là à jouer un rôle éminent. On pourrait aussi intégrer les composantes environnementales dans les variables macroéconomiques des banques de développement nationales et internationales. Il y aurait enfin une réflexion intéressante à mener autour du commerce mondial. Au-delà du fait que Donald Trump est en train d’asphyxier l’OMC qui n’était déjà pas en grande forme, nous devrions nous pencher sur nos besoins en matière de commerce international et réfléchir à une nouvelle organisation mieux à même de les refléter. Nous partons d’un modèle qui, dans la droite ligne de la tradition méditerranéenne héritée des phéniciens, était censé apporter la prospérité, et auquel on a attribué, à la fin du XXe siècle avec le rapport Meadows et la chute du mur de Berlin, un rôle de pacification du monde. I est temps de changer de paradigme. Si nous voulons aujourd’hui que le commerce fonctionne et soit un instrument de paix, nous devons y intégrer des paramètres sociaux et environnementaux.
Le débat est ouvert à l’OCDE, à Genève et autour de l’OMC. Je ne sais pas si nous parviendrons à articuler une réponse multilatérale unique, ou s’il faudra avancer de manière plus fragmentée, par régions, par produits ou par chaînes de valeurs. Mais le désir de changement est là. les problèmes sont identifiés. Des solutions commencent à être appliquées.
P. I. — L’Espagne compte un certain nombre d’entreprises leaders dans le domaine des énergies renouvelables, de très grands groupes aussi bien que des PME innovantes. Comment les pouvoirs publics peuvent-ils accompagner ces entreprises ?
T. R. — Pour soutenir les secteurs les plus vulnérables, il faut envoyer des signaux cohérents en termes de régulation et de fiscalité. Le risque est de se retrouver avec des activités très concentrées dans l’espace, avec une masse de travailleurs qualifiés pour des tâches qui ne sont plus autant utiles qu’avant, parce que le produit qu’ils savent fabriquer n’est plus celui qui est demandé.
Le rôle de l’État doit être d’assurer, aux côtés des responsables de la formation professionnelle et des syndicats, la reconversion des travailleurs, notamment des plus jeunes, pour qu’ils acquièrent des compétences spécifiques. Cela vaut aussi bien pour les PME que pour la grande industrie, notamment celle qui consomme massivement l’électricité et qui vit évidemment un moment compliqué.
Mais ces adaptations ne doivent pas se faire sans contre-partie. Si vous me permettez cette image, quand on construit un pont, c’est bien pour passer de l’autre côté du fleuve. Il ne faut pas s’acharner à rester sur la même rive coûte que coûte. Dans l’industrie automobile, par exemple, où l’europe avait une longueur d’avance dans les moteurs à combustion, nous avons négligé la recherche sur les sources d’énergie alternatives. Le résultat, c’est qu’aujourd’hui l’asie nous a largement distancés en matière d’hybridation par exemple, qui est une invention japonaise. nous, européens, n’avons rien voulu savoir : nous avons maintenu des normes d’émissions qui nous ont permis de renforcer les positions des industries automobiles allemande, française ou espagnole, basées sur une technologie dépassée. ce type de transition industrielle va bien au-delà des attributions du ministère de l’écologie ou de l’énergie et concerne l’ensemble des pouvoirs publics.
P. I. — Faut-il, pour être ministre de la Transition écologique, posséder une capacité de résistance supérieure à celle exigée dans d’autres ministères ?
T. R. — Bien entendu, il faut à la fois une capacité de résistance et une capacité de changement. On ne peut pas arriver au poste que j’occupe actuellement et dire : « Je suis Jeanne d’Arc, prête à me sacrifier et à mourir. » Être utile, ce n’est pas être un héros de la mythologie classique. Être utile, c’est faciliter le changement en étant conscient que, par définition, on se heurtera toujours à des résistances.
(1) Indice boursier espagnol équivalent du CAC 40 français.
(2) Cette notion met l’accent sur les trois paramètres que devrait prendre en compte toute politique ou tout processus de création de richesses : l’économie, le social et l’environnemental.
(3) Spécialiste de l’étude économique du changement climatique, auquel il a consacré plusieurs livres et quarante ans de recherche, Nordhaus démontre qu’une augmentation des prix, notamment par un impôt sur le carbone, est beaucoup plus efficace pour limiter les émissions de CO2 que des normes contraignantes sur les véhicules ou les centrales.