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Finance et risque climatique : la "tragédie des horizons"

Mark Carney est un gouverneur de banque centrale atypique. L’homme qui a pris les rênes de la Banque d’Angleterre en 2013, choisi par le chancelier de l’Échiquier George Osborne, est de nationalité canadienne. Les cinq années précédentes, il avait dirigé la Banque du Canada, au cœur de la crise financière mondiale. Sa politique monétaire de baisse des taux a été reconnue comme ayant contribué à la reprise économique de son pays. Né en 1965 à Fort Smith, localité perdue dans l’immensité des Territoires du Nord-Ouest, au Canada, Mark Carney est diplômé en économie de l’Université de Harvard et d’Oxford. Il a entamé sa carrière dans la banque d’affaires. Après treize ans passés chez Goldman Sachs, il est nommé en 2003 gouverneur adjoint de la Banque du Canada. L’année suivante, il entre au gouvernement en qualité de vice-ministre des Finances. Dans le sérail des banquiers centraux, le Canadien (qui possède également les nationalités irlandaise et britannique) se distingue en alertant sur les risques financiers du réchauffement climatique. À ce sujet, il pro- nonce notamment en septembre 2015, chez l’assureur Lloyd’s, un discours alarmiste sur la « tragédie des horizons », qui fera date.

 

Politique Internationale Le changement climatique menace la stabilité financière. Pouvez-vous nous expliquer de quelle manière ? Au printemps dernier, vous avez évoqué un « moment Minsky » à propos du climat. Que vouliez-vous dire ?

Mark Carney — Un « moment Minsky » fait référence à l’idée de feu l’économiste américain Hyman Minsky selon laquelle un effondrement des anticipations des marchés financiers peut entraîner une revalorisation rapide des actifs, laquelle peut à son tour provoquer une instabilité financière. Ce « moment » agit comme une révélation, mais avec des conséquences négatives potentielles. Jusqu’à l’accord de Paris sur le climat de la fin 2015, aucun cadre ne permettait de comprendre les risques financiers liés au changement climatique. Depuis, nous avons identifié et conceptualisé trois canaux principaux par lesquels le changement climatique peut perturber la stabilité financière. Le premier, ce sont les risques physiques : la fréquence croissante d’événements climatiques ou météorologiques extrêmes détruit ou détériore de plus en plus d’actifs immobiliers entre autres, et perturbe le commerce. Le deuxième canal, ce sont les risques liés à la responsabilité financière : les victimes de phénomènes climatiques extrêmes réclament des dommages financiers à ceux qu’ils jugent responsables de la situation. Enfin, le troisième canal est le risque lié à la transition énergétique elle-même : l’adaptation soudaine ou mal conduite à une économie bas carbone.
Cette dernière forme de risque est la plus difficile à appréhender en raison de deux paradoxes. Le premier peut se résumer ainsi : « L’avenir sera le passé. » Gérer le changement climatique relève de ce qu’on peut appeler une « tragédie des horizons ». Je m’explique : les conséquences catastrophiques à venir seront ressenties au-delà des cycles d’affaires ou des mandats politiques, c’est-à-dire plus loin que les échéances de la plupart des individus. Ces impacts auront un coût pour les générations futures que la génération actuelle n’est pas incitée à éviter. Et lorsque le changement climatique deviendra un danger évident et percep- tible, il pourrait être trop tard pour stabiliser la hausse moyenne de la température à 2 °C.

Second paradoxe : « La réussite est un échec. » Je veux dire par là que des changements trop rapides vers une économie décarbonée peuvent bouleverser la stabilité financière. Une réévaluation complète des perspectives, à mesure que les risques climatiques sont pris en compte, pourrait déstabiliser les marchés, déclencher une spirale de pertes qui déboucherait sur un resserrement du crédit : cet enchaînement pourrait s’appeler un « moment Minsky » climatique.

P. I. Les banques semblent fonctionner avec des horizons plus court-termistes que les compagnies d’assurances ou les grands gestionnaires de fonds. Comment pourraient-elles développer des stratégies d’investissement et d’évaluation des risques à plus long terme ?

M. C. — Les assureurs sont depuis longtemps en première ligne sur les risques physiques provoqués par le changement climatique.

Depuis les années 1980, le nombre de sinistres recensés liés à la météorologie a triplé. Les pertes des assureurs (corrigées de l’inflation) sont passées de 10 milliards de dollars en moyenne annuelle dans les années 1980 à 55 milliards au cours de la dernière décennie. Aussi les assureurs se sont-ils adaptés à ces risques climatiques en développant des modèles de prévision, en améliorant la gestion de leur exposition et en adaptant la couverture et la tarification. Ces dernières années, le secteur est, de manière générale, resté solide face à l’augmentation du nombre d’événements météorologiques extrêmes, notamment parce qu’il a intégré le fait que le risque marginal d’hier est devenu aujourd’hui un risque plus probable.

Malgré leur sophistication, les assureurs ont quelques lacunes dans leur gestion du risque. La Banque d’Angleterre pointe chez certains assureurs une dissonance cognitive : ils gèrent avec précaution le risque climat côté couverture et responsabilité, mais ils n’accordent pas la même attention à leurs investissements. Nous attendons donc de ces compagnies qu’elles se livrent à des « stress tests » et analysent des scénarios afin d’évaluer l’impact du risque climat sur leur bilan et sur leur stratégie.

Quant aux banques, jusqu’à récemment, leur horizon stratégique ne semblait pas couvrir le risque financier associé au changement climatique. Selon une enquête de l’Autorité de réglementation prudentielle (PRA, en anglais) de la Banque d’Angleterre, concernant 90 % du secteur bancaire au Royaume-Uni, la durée des plans stratégiques était de quatre ans en moyenne. Autrement dit, bien avant la matérialisation des risques envisagés ou la mise en œuvre de politiques rigoureuses de lutte contre le changement climatique. Cela dit, peut-être sous l’effet du G20 (de 2017, NDLR) et du One Planet Summit (Paris, 2017) ou plus fondamentalement par nécessité, la plupart des banques commencent à traiter le risque climat au même titre que les autres risques financiers et non plus comme un simple enjeu de RSE (responsabilité sociale et environnementale).

Elles commencent, en effet, à évaluer l’impact des risques physiques les plus immédiats sur leur modèle économique, qu’il s’agisse de l’exposition de leur encours de crédits hypothécaires à l’aléa inondation ou de l’effet d’événements météo extrêmes sur le risque souverain. Elles se mettent également à estimer le risque lié à la transition dans les pays où des gouvernements mènent des politiques volontaristes. Il s’agit, par exemple, de mesurer leur exposition aux secteurs industriels très consommateurs de carbone et aux crédits finançant l’achat de véhicules diesel ; ou de prendre en compte les nouvelles normes d’efficacité énergétique lorsqu’elles financent de l’investissement locatif.

Malgré ces progrès, de nombreuses banques ont encore du chemin à parcourir avant d’identifier et de mesurer de manière exhaustive les risques financiers associés au climat. Pour y parvenir, les conseils stratégiques doivent s’emparer du sujet. Les banques doivent mener des analyses de scénarios plus dynamiques afin de mieux évaluer les effets futurs des décisions prises aujourd’hui.

À partir de son enquête, notre Autorité prudentielle (PRA) a publié en octobre une déclaration à l’intention des banques, des assureurs et des banques d’affaires. Ce document pose, pour ces entreprises, le cadre de la gestion du risque financier lié au climat. Il fournit des conseils dans quatre domaines : la gouvernance, la gestion du risque, l’analyse de scénarios et la transparence.

La PRA est en train de lancer un Forum du risque financier climatique en association avec l’Autorité des marchés financiers (FCA) afin de déployer des moyens et de partager les bonnes pra- tiques entre entreprises de la finance.

P. I. — Lors du One Planet Summit de Paris en décembre 2017, les grandes institutions financières mondiales ont soutenu l’initiative de la Task Force on Climate-related Financial Disclosures (TCFD), autrement dit un cadre pour définir les règles de transparence financière en matière climatique. Qu’est-ce que ce groupe de travail a accompli en un an ?

M. C. — Les progrès, depuis ce sommet de Paris, sont gigantesques. Il convient de rappeler comment et pourquoi cette TCFD a vu le jour. Afin de comprendre les enjeux financiers du changement climatique, les acteurs du marché doivent avoir accès aux bonnes informations. Ces informations sur l’exposition des entreprises au risque climatique n’existaient tout simplement pas avant 2015. C’est pour y remédier qu’en réponse à un appel des chefs d’État du G20 le FSB (Conseil de stabilité financière, créé en 2009 sous l’égide du G20, NDLR) a créé cette « task force » comprenant des représentants du secteur privé menés par Michael Bloomberg. Lors du sommet du G20 de Hambourg, en 2017, cette TCFD a recommandé aux entreprises de rendre publics leurs risques financiers liés au climat.

La combinaison de l’accord de Paris et de la TCFD a été un aiguillon à la fois pour la réflexion et pour l’action sur le risque financier climatique. Examinons l’évolution et l’impact de ce « reporting » du risque climat.

La demande de transparence sur les actifs financiers impactés par le climat de la part des investisseurs a significativement augmenté. Elle concerne 100 000 milliards de dollars d’actifs. Aujourd’hui, les trois quarts des banques internationales d’importance systémique, huit des dix plus grosses sociétés de gestion d’actifs, les principaux fonds de pension et assureurs du monde, les agences de notation financière, les quatre Grands de l’audit financier et les deux premières agences de conseil en vote (auprès des actionnaires, NDLR) soutiennent la démarche de « reporting » du risque financier climatique menée par la TCFD.

Une entreprise a d’autant plus de raisons de publier et de gérer ses risques climatiques que les motions d’actionnaires liées au climat ont triplé l’an dernier lors des assemblées générales et que les contentieux menacent aussi de se multiplier.

Face à cette demande de transparence des actionnaires, les entreprises ont répondu présent. Plus de 500 sociétés représentant une capitalisation boursière de 8 000 milliards de dollars ont adopté les recommandations de la TCFD.

Le rapport de la TCFD sur la mise en œuvre de la trans- parence sur le risque financier climatique publié en septembre a examiné 1 800 entreprises au moyen de l’intelligence artificielle et a analysé les détails de 200 grandes sociétés de huit secteurs d’activité représentatifs.

Il en ressort que la plupart des entreprises publient des informations, dans leur rapport 2017, conformes à l’une, au moins, des recommandations de la « task force ». Les plus grandes sociétés affichent un « reporting » plus sophistiqué et plus proche des conseils de la TCFD. C’est un résultat remarquable étant donné qu’elles n’ont eu que six mois environ pour prendre en compte les conseils du groupe piloté par Michael Bloomberg.

Les conséquences de ces nouvelles pratiques pourraient être considérables. La publication volontaire des risques financiers climatiques est en train de créer un cercle vertueux. Les entreprises apprennent en marchant. À mesure que les sociétés appliquent cette transparence, les investisseurs font de plus en plus le tri entre les entreprises en fonction de l’information disponible à leur sujet. Cette publication du risque climat va continuer de s’étendre. Elle va devenir plus efficace et plus utile en termes de décision d’investissement.

La transparence sur les enjeux climatiques est en train de devenir la norme. Elle est de plus en plus considérée comme utile pour déterminer quelles entreprises mettent l’accent sur la création de valeur sur le long terme. De plus, alors qu’un « marché » de transition vers un monde qui ne dépassera pas un réchauffement de 2°C est en train de voir le jour, le « reporting » climatique peut aider le secteur privé à s’adapter. Il le fera d’autant mieux que les politiques publiques et les perspectives d’innovation du privé seront crédibles.

La pratique de cette « transparence climatique » va continuer à se diffuser à mesure que les entreprises privées en amélioreront la méthodologie pour en faire un outil efficace de prise de décision. Pour poursuivre cette dynamique impulsée par les recommandations de la « task force », celle-ci va publier un important rapport sur la mise en œuvre, qui sera remis à la présidence japonaise du G20 en 2019.

P. I.La Banque d’Angleterre est-elle pionnière en matière de risque financier climatique ? Que font les autres banques centrales en la matière ?

M. C. — La Banque d’Angleterre travaille en étroite collabora- tion avec des banques centrales et des autorités financières dans le monde entier, en tant que membre fondateur, avec la Banque de France, du Réseau pour le verdissement du système financier (NGFS, en anglais). Ce groupe s’est étendu. Parti de huit institutions fondatrices fin 2017, il rassemble désormais plus de 20 membres et observateurs venus de pays qui représentent près de la moitié des émissions de gaz à effet de serre. Ensemble, ils partagent des analyses et développent des politiques liées au risque climatique et à la finance verte.

P. I. Comment une Banque centrale et son gouverneur peuvent- ils encourager l’investissement durable et responsable ?

M. C. — L’objectif national de la Banque d’Angleterre est double. Premièrement, elle veut soutenir son Autorité prudentielle qui surveille le risque climatique financier et favorise la solidité des banques et des assureurs. Deuxièmement, il s’agit d’assurer la résilience du système financier britannique en accompagnant une transition vers une économie bas carbone. Cette double approche sous-tendait le rapport de l’Autorité prudentielle en 2015 sur le secteur de l’assurance face au changement climatique. Elle la guidera dans la rédaction de son prochain rapport sur les banques et sur la réglementation micro-prudentielle des risques financiers liés au climat.

L’Autorité attend des banques qu’elles examinent son rapport à l’échelon du conseil d’administration et en tirent des leçons. La PRA a publié en octobre un document consultatif pour expliquer ce qu’elle attend des banques et des compagnies d’assurances en matière de gestion du risque financier climatique. Le document insiste sur la manière dont la gouvernance de la banque ou de l’assureur, sa stratégie, sa gestion du risque doivent intégrer le risque climat, et cela à l’échelon du conseil d’administration. Il recommande que les institutions financières adoptent une vision de long terme des risques. Nous sommes en train de créer un Forum du risque financier climatique afin de partager les bonnes pratiques et d’être à la pointe de la réflexion sur ces sujets.

Le Comité de politique financière de la Banque d’Angleterre va étudier les implications macro-prudentielles des risques financiers climatiques. En tant qu’institution chargée de la politique financière, nous ne dirigerons pas nous-mêmes la transition vers une économie bas carbone, mais nous attendons des entreprises qu’elles anticipent et gèrent les risques associés à cette transition.