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La responsabilité « politique » de l’entreprise ou le retour du refoulé

Parmi les critères de l’analyse extra-financière — environnementaux, sociaux ou sociétaux et de gouvernance (ESG) — qui permettent d’apprécier le degré de responsabilité de l’entreprise ne figure pas explicitement le critère politique. Certains soutiendront que la dimension politique de la responsabilité des entreprises et des acteurs économiques est précisément décrite par les fameux critères ESG, en particulier la dimension « sociétale » qui fait référence à un ensemble de normes juridiques et politiques comme les droits de l’homme. et qu’il n’y a pas à chercher au-delà. D’autres répondront que ces trois critères sont autant de manières de ne pas affronter directement la question de la responsabilité politique avec laquelle les entreprises ne sont guère à l’aise.

Mais de quoi, au juste, les entreprises sont-elles responsables ?

Une définition de la responsabilité pour la période récente, on a l’habitude de partir non pas de l’histoire, ni même des pratiques des entreprises, mais d’une thèse posée comme une sorte de point de référence incontournable : la seule vraie finalité, et donc la seule responsabilité de l’entreprise, est de réaliser des bénéfices et de rémunérer ses actionnaires (1). Bien sûr, l’entreprise doit respecter les contrats qu’elle a passés avec ses salariés comme avec ses clients, mais ce sont là des objectifs qu’on pourrait dire secondaires par rapport à cette finalité supérieure qui est de faire des profits. Cette thèse a été formulée par Milton Friedman au début des années 1970.Cela n’empêche pas les entreprises d’engager en faveur de la cité des actions qui ne semblent pas directement s’inscrire dans leur business (mécénat, fondations, etc.), mais ces actions sont conçues comme nécessaires à leur succès. La philanthropie relève d’engagements individuels des actionnaires ou des managers, financés sur leur patrimoine personnel.

Selon cette doctrine, l’actionnaire n’est pas une partie prenante comme une autre. Le management lui est subordonné (principe de la gouvernance d’entreprise). Les rapports qu’il convient d’entretenir avec les autres parties prenantes (employés et clients) s’inscrivent dans une négociation nécessairement polémique, les intérêts de chaque protagoniste étant pensés comme à la fois complémentaires et contradictoires : si chacun a besoin des autres, chacun cherche à tirer le meilleur profit pour lui-même. La négociation des contrats (et donc des obligations) à l’égard des parties prenantes se doit d’être le plus « rationnelle » et le plus efficace possible. Ce n’est pas le domaine des bons sentiments. La théorie économique (la micro-économie) décrit ces relations comme autant de relations de pouvoir qu’il faut savoir conduire et maîtriser, tout particulièrement quand elles répondent au modèle du « principal/agent ». précisément, l’art du management est de gérer ces relations de pouvoir, qui suscitent naturellement des résistances, de manière à générer le maximum de profits. Parmi les parties prenantes, bien que rarement citées, il faut compter les pouvoirs publics. Toute une part du management — le lobbying — est là pour se les concilier.

Cette doctrine revient à restreindre la responsabilité des entreprises (en particulier des plus grandes) en limitant leurs obligations à ce qui est le cœur de leur business et en fermant plus ou moins les yeux sur les externalités, les conséquences à court, moyen ou long terme de leur activité. De fait, cette thèse ne tient que parce que les entreprises savent développer toute une communication valorisant leurs produits comme d’intérêt général (la satisfaction des besoins fondamentaux des hommes). Depuis Mandeville (« les vices privés font les vertus publiques ») ou Adam Smith (les paradoxes de la « main invisible »), on sait bien que la recherche de l’intérêt individuel est le meilleur moyen d’accroître la richesse collective. C’est le miracle de la « croissance », où le tout vaut plus que la somme des parties. Ainsi va-t-on jusqu’à soutenir qu’un chef d’entreprise qui ne se consacrerait pas strictement à la satisfaction des intérêts de son entreprise par générosité ou par sensiblerie n’aurait pas un comportement rationnel — les bénéfices collectifs devant être d’autant plus grands qu’il aura visé le seul intérêt de son entreprise.

Cette doctrine, qui passe souvent pour cynique, est cohérente avec une vision libérale qui pose le principe d’une responsabilité nécessairement limitée : d’abord, parce que nous sommes incapables d’anticiper toutes les conséquences de nos actes, et que le faire reviendrait à tout s’interdire ; ensuite, parce qu’à vouloir gonfler la responsabilité des uns (l’entreprise) on restreint d’autant celle des autres (les parties prenantes). Or l’équilibre social ne peut s’établir que si chacun est en mesure d’exercer pleinement ses responsabilités.

On ne sait si cette doctrine a jamais correspondu à la réalité. Quand Milton Friedman l’a formulée, c’était en réaction à certaines tendances altruistes qui se faisaient jour dans le gouvernement des entreprises. Le comportement réel de ces dernières est beaucoup trop complexe et trop diversifié pour se réduire à cet idéal-type. elle n’en révèle pas moins un trait fondamental de la responsabilité des entreprises dans un univers libéral : l’exigence de la « responsabilité limitée ». L’entrepreneur ne veut pas être responsable de ses salariés au-delà d’obligations contractuelles dont on peut toujours craindre qu’un juge viendra les interpréter en sa défaveur. S’il doit les licencier, ce n’est pas de son fait, mais l’effet de la conjoncture, du marché, de l’état des affaires. D’une manière analogue, l’entrepreneur cherche à réduire la garantie qu’il doit à ses clients quant à la qualité des produits livrés. La théorie du contrat est ici commode, qui transfère les risques avec la propriété : il appartient au client de s’informer ; l’information libère le producteur.

Eu égard à cette idée d’une responsabilité juridiquement limitée se dégage, en quelque sorte en excédent, le domaine de la RSE. C’est l’un des intérêts de cette construction : elle permet de distinguer deux ensembles d’obligations pour les entreprises — obligations morales, obligations légales. Le domaineISR/RSE peut se référer à des normes ou à des conventions internationales ; il relève d’un engagement volontaire, de la bonne volonté de l’entreprise et non d’obligations juridiquement sanctionnables.

En réalité, l’opposition entre moral et légal, volontaire et contraint, ne décrit pas la réalité. Les chefs d’entreprise qui s’engagent dans des démarches de type rse le font pour bien des raisons, dont les premières tiennent à leurs convictions philosophiques. Il peut aussi s’agir — ce qui n’est pas contradictoire — d’un choix rationnel. en adoptant des comportements de type RSE, les entreprises reconnaissent la contrainte d’une certaine moralisation de la vie économique, dont les ONG se font les interprètes, et à laquelle la logique de réputation qui accompagne l’économie des marques les rend particulièrement sensibles. La séparation théorique entre moral et légal laisse place à tout un jeu de contraintes sociales, une forme de « politiquement correct » plus rigide à certains égards que des normes juridiques toujours soumises à interprétation. L’engagement rse s’intègre alors dans un calcul de gestion des normes et des obligations où les entreprises peuvent penser qu’en anticipant ce qui ne manquera pas d’advenir elles pourront en maîtriser les contours.

Selon les législations sur les accidents du travail, le « chef d’entreprise » est responsable de la sécurité de ses ouvriers dans la mesure où l’ouvrier lui est « subordonné ». Une telle idée était impensable dans le cadre du droit civil et du principe de l’égalité des contractants. C’est un tournant décisif qui reconnaît que les responsabilités doivent être proportionnelles au pouvoir exercé. Dès lors, le chef d’entreprise n’est plus seulement juridiquement responsable de ce qu’il fait ; il est responsable pour ses employés de leur conduite même dans la mesure où celle-ci se déploie dans un cadre dont ils ont la maîtrise. Cette logique, qui n’a cessé de se renforcer au cours du XXe siècle, est aujourd’hui battue en brèche par tout un contre-courant qui cherche à redéplacer sur le salarié la responsabilité de ce qui lui arrive, en particulier en matière d’emploi.

On peut observer que le même processus a affecté les relations entre l’entreprise et ses clients, les consommateurs. il est désormais de droit que le consommateur est dans une relation d’asymétrie avec le producteur et le fournisseur qui les rend juridiquement responsables sinon de la qualité de leurs produits, du moins des conséquences dommageables (en particulier sur la santé) qu’ils pourraient entraîner. Les responsabilités de l’entreprise vis-à-vis de l’environnement procèdent de la même philosophie : l’entreprise est d’autant plus responsable des dommages qu’elle cause à l’environnement que ce dernier est en quelque sorte sans défense, alors même qu’elle utilise des techniques toujours plus perfectionnées. C’est du moins ce qu’a exprimé Hans Jonas, auquel on attribue la paternité du principe de précaution, dans son fameux Principe responsabilité.

À travers ce processus se dégage l’idée d’une entreprise res- ponsable parce que salariés, consommateurs et environnement en dépendent. L’entreprise est désormais socialement reconnue sinon comme une entité politique, du moins à travers ses pouvoirs. L’entreprise, c’est ce dont tout le monde — social et naturel —procède. Les logiques ISR/RSE se comprennent mieux au regard de ces évolutions : elles contestent moins la réalité des pouvoirs que l’on attribue à l’entreprise, son rôle central dans la société, qu’elles ne décrivent la manière dont il convient de les exercer.

Les multiples visages de la responsabilité politique de l’entreprise

Les responsabilités politiques des entreprises sont multiples.

1) L’entreprise est politiquement responsable par ce qui est au cœur de son activité, ce qu’elle crée, les produits qu’elle met sur le marché. Ceux-ci comportent des enjeux politiques considérables en raison de leur impact sur les modes de vie : alimentation, santé, logement, transports, communication, armement, institutions d’assurances, banques... Les produits transforment la condition humaine, la vie des cités, modifient les relations entre les hommes, les relations de pouvoir, les organisations. Cette dimension politique de l’activité de l’entreprise était revendiquée par les saint-simoniens dont l’apologie du chemin de fer, par exemple, s’inscrivait dans une vision de la réconciliation de l’Orient et de l’Occident. C’est encore plus vrai des intentions affichées aujourd’hui par les maîtres de la tech californienne qui se donnent comme objectif de vaincre la maladie et la mort. On trouverait des réflexions analogues dans l’œuvre de Marx et de Keynes où le développement économique est vu comme le grand libérateur... du travail lui-même.

Précisément, dans les économies qui sont les nôtres, on s’en remet à l’inventivité des chefs d’entreprise pour produire ce qui est destiné à assurer et à améliorer la condition humaine. Ce qui engendre naturellement des débats, philosophiques et politiques, qui visent à déterminer si les produits qui sont mis en circulation sont bien conformes à leur destination ou si, à rebours des bonnes intentions, ils ne risquent pas de dénaturer la nature humaine. Débat bien connu au moins depuis Jean-Jacques Rousseau.

2) L’entreprise a une responsabilité politique en raison des transformations qu’elle impose dans la vie des hommes. Le développement de la société industrielle a provoqué d’importantes migrations, des déplacements d’activité de l’agriculture vers l’industrie, inventé un mode d’existence que l’on pare aujourd’hui de toutes les vertus : le salariat (qui a lui-même été contesté au nom d’autres visions sociales basées sur l’idée, héritée des sociétés antiques, que le « loisir » est la seule vraie condition d’un homme libre). Le passage à une société post-industrielle produit des transformations aussi puissantes, quoique dans des directions qu’on perçoit encore mal. L’enjeu n’est pas seulement économique et social. Il est politique.

3) L’entreprise a une responsabilité politique dans la manière dont elle transforme la géographie des territoires : localisations et délocalisations ; dépendances et interdépendances entre nations à travers le commerce international. L’affranchissement des liens traditionnels entre entreprises et territoires nationaux, qui caractérise l’économie contemporaine, est au cœur des problématiques politiques actuelles dans les démocraties développées. De fait, l’entreprise transforme les relations des hommes avec leur environnement pris au sens large. Elle les oblige à réinventer sans cesse de nouvelles relations avec lui.

Ces trois domaines sont ceux-là mêmes qui sont visés par les critères de l’analyse extra-financière. Mais la perspective est différente. dans la problématique ISR/RSE la responsabilité de l’entreprise est envisagée sous l’angle de ce qui se rapporte au salarié (respect, dignité, égalité, non-discrimination), au client (loyauté, intégrité, sincérité) et à l’environnement (respect, protection). On aborde rarement le fait que la condition humaine dépend désormais de ce que produisent et décident les entreprises, ce qui leur confère des responsabilités plus fondamentales, irréductibles aux fonctions que leur attribue la théorie économique.

L’entreprise a encore une responsabilité politique :

• par la manière dont elle se rapporte aux normes, aux lois des États où son activité se déploie (optimisation fiscale, délocalisations, fraude aux normes...) ; et la manière dont elle rend à la cité ce que celle-ci lui a apporté, la consommation des biens publics dont elle a pu bénéficier.

• par son activité de lobbying et de communication, par la logique d’influence, par tous les instruments à travers lesquels elle peut chercher à modeler la vision de l’intérêt général.

• par la manière dont elle se conçoit comme un acteur de la vie publique (une entreprise « citoyenne »), dont elle favorise l’engagement de ses collaborateurs, dont ses dirigeants participent au débat public : financement de think tanks ou de campagnes électorales, prises de position personnelles pouvant aller jusqu’à des choix de résistance ou d’opposition face à des idéologies politiques perçues comme incompatibles avec les valeurs de l’entreprise (cas des dirigeants de la Silicon Valley qui s’insurgent contre les initiatives de la Maison-blanche (2)).

• par sa participation aux programmes gouvernementaux. Toutes les entreprises sont associées, de près ou de loin, aux politiques publiques de leur pays. Ce qui peut soit limiter leur liberté (entreprise stratégique), soit les favoriser (subventions), soit les mettre en danger dès lors que la politique de l’État fait l’objet d’une condamnation de la communauté internationale (construction du mur de séparation par Israël) ou d’un État (États-Unis). On dira que, dans ces cas, la responsabilité est plus morale que politique. Peut-être, mais de tels exemples montrent qu’il est difficile pour une entreprise de prétendre exercer une activité économique pure, neutre vis-à-vis de pouvoirs politiques dont elle n’aurait pas à apprécier le comportement.

On le voit : l’activité de l’entreprise est éminemment politique de par son objet, les moyens qu’elle mobilise, les privilèges dont elle dispose et que lui accordent les pouvoirs publics. Il est donc bien difficile de s’en tenir à la vision qui voudrait réduire l’activité de l’entreprise à ses seules dimensions économiques et sociales. La preuve : dès lors que la dimension politique de l’activité des entreprises est refoulée, elle fait retour sous la forme de l’« éthique ». Qu’est-ce, en effet, que l’éthique des affaires sinon la discussion, au regard des valeurs et des normes de la cité, des choix fondamentaux des entreprises quant à leurs produits (et leurs effets sur la condition humaine), quant à la manière dont elles sont gouvernées, quant à la manière dont elles se comportent avec les différentes parties prenantes ? L’éthique, c’est comme le retour du refoulé : la mise en débat politique de ce qui se voudrait une activité purement économique.

(1) Cf., par exemple, Jean Tirole, Économie du bien commun, puf, 2016.

(2) Formulées dans un manifeste : Techpledge.