Les Grands de ce monde s'expriment dans

L’entreprise au cœur de la cité

Politique Internationale — En tant que dirigeant d’un groupe mondial, ressentez-vous une pression, de la part des clients et des investisseurs, en faveur d’investissements jugés plus responsables ?

Jean-Dominique Senard — La question est pertinente, mais vous oubliez un élément important : les équipes et les salariés du groupe. On ne peut pas séparer tous ces acteurs car, s’ils ont une exigence commune, c’est précisément que l’entreprise donne du sens, de la raison d’être. J’en parle par conviction et par expérience pour en avoir mesuré les effets. L’entreprise doit aujourd’hui être comprise comme un objet d’intérêt collectif et pas comme une entité qui serait soit au service des clients, soit au service des actionnaires, soit au service des salariés. Elle doit être vue comme un ensemble : c’est tout un écosystème qui la porte. Les attentes sont considérables et, depuis quelques décennies, elles n’ont fait que croître. En fait, l’entreprise occupe une place absolument centrale dans la vie politique, sociale et économique d’un pays. C’est la raison pour laquelle, avec Nicole Notat, nous avons baptisé notre rapport « l’entreprise : objet d’intérêt collectif », pour exprimer le fait que l’entreprise est un objet quasiment politique — au sens étymologique du terme — sur lequel se greffent toutes les aspirations du monde moderne, notamment en matière sociale et environnementale.

P. I. — Concrètement, que vous demandent les clients, les investis- seurs et les collaborateurs du Groupe ? Depuis quand cette préoccupation est-elle mise en avant chez Michelin ?

J.-D. S. — C’est une préoccupation qui est latente chez Michelin depuis de nombreuses années, et qui ne cesse de s’accentuer. Elle s’ancre dans l’histoire à travers les valeurs que le Groupe a développées au cours du XXe siècle. Mes équipes et moi-même avons souhaité progresser très significativement dans cette direction ; et cela, sans avoir besoin de changer l’entreprise puisque, depuis l’origine, ces questions environnementales, mais aussi économiques et sociales, font partie de l’ADN du Groupe.

Référons-nous à ce que j’appelle le préambule de la constitution de Michelin, c’est-à-dire sa raison d’être. Nous l’avons redéfinie récemment pour la rendre plus compréhensible et partagée par l’ensemble des équipes dans le monde ; c’est un exercice qui a pris deux ans et qui est résumé par notre signature : « Offrir à chacun une meilleure façon d’avancer. » Derrière cette phrase simple, il y a deux volets.

D’abord, il y a bien sûr la promesse d’améliorer la mobilité durable, de la rendre plus sûre, plus fiable, plus économe en énergie, ce qui se traduit par l’innovation dans le domaine du pneumatique et des matériaux de haute technologie.

Ensuite, il y a les personnes. « Offrir à chacun une meilleure façon d’avancer », c’est se donner les moyens de proposer aux employés du Groupe un développement personnel et professionnel harmonieux, à la hauteur de leurs attentes, et ne pas se contenter d’en parler.

Ces deux piliers ne sont pas nouveaux ; c’est ce qui nous porte depuis l’origine. nous ne faisons que les réaffirmer et les renforcer.

P. I. — Comment intégrez-vous les critères environnementaux dans vos investissements ?

J.-D. S. — Je vais vous donner un exemple qui illustre notre raison d’être : celui de la mobilité durable. La signature de Michelin qui l’accompagne depuis des décennies, c’est la lutte contre l’obsolescence programmée. Je pense qu’il est impératif de modifier un certain nombre de réglementations portant sur l’homologation des pneumatiques pour la simple raison qu’aujourd’hui celle-ci est réalisée sur la base de quelques tests — dont je ne conteste pas la qualité —, mais qui sont effectués sur des produits neufs. Or l’usage du pneumatique tout au long de sa vie représente 98 % de son impact sur l’écosystème. Aussi, si l’on ne mesure pas ses performances lorsqu’il est usé, on passe complètement à côté de ce que nous défendons depuis 130 ans, à savoir la performance dans la durée. I s’agit, pour nous, de pouvoir valoriser tous nos efforts d’innovation dans ce domaine.

On pourrait nous rétorquer qu’en faisant cela nous nous pénalisons commercialement parce que les ventes de nos produits vont baisser. Mais, en réalité, chaque fois que nous répondons à une attente du client, nous finissons par gagner. Aujourd’hui je l’affirme, l’avenir est à la qualité des produits ; l’avenir est à la prolongation de la durée de vie... L’avenir est à la performance dans la durée.

P. I. — Le dernier rapport du GIEC, rendu public en octobre dernier, met une nouvelle fois l’accent sur l’urgence écologique. Les entreprises ont-elles pris conscience de l’impact du climat sur l’économie ?

J.-D. S. — Depuis la COP21, il est clair que les entreprises ont changé leur approche sur ce sujet. Mais certaines n’ont pas attendu ce grand rendez-vous pour agir, même si elles communiquent peu sur le sujet. Michelin se range dans cette catégorie d’entreprises, qui font de la protection de l’environnement comme monsieur Jourdain faisait de la prose.

Comme vous le savez, je préside « entreprises pour l’environnement » (1) en France et je vous assure que le travail que nous menons en ce moment, par exemple sur l’engagement des entreprises pour la biodiversité, est quelque chose de considérable que je n’aurais même pas imaginé il y a quelques années. À l’époque, beaucoup voyaient dans la protection de la biodiversité plus une contrainte qu’autre chose et aujourd’hui, subitement, leur opinion s’est retournée. Cette association planche aussi sur la décarbonation de la France à l’horizon 2050. Il me semble que le mouvement ne peut plus être arrêté. D’autant qu’en produisant des services et des produits susceptibles d’apporter du bien-être à la planète les entreprises trouvent leur intérêt, notamment économique.

Il ne faut pas se mentir : la performance de l’entreprise est une nécessité incontestable, mais une grande partie de cette performance repose sur la capacité à apporter les réponses que les clients et les consommateurs attendent.

Je constate, avec une grande satisfaction, que ce que nous faisons depuis 130 ans et qui tire l’entreprise vers le haut fait désormais partie de la conscience collective...

P. I. — Vous ressentez une certaine fierté ?
J.-D. S. — Oui, une grande fierté. C’est formidable, parce que notre raison d’être coïncide parfaitement avec ce qui compte aujourd’hui. De ce fait, nous sommes dans une situation de leader plus que de suiveur, et notre parole est plus écoutée que jamais.

P. I. — Pour beaucoup, « finance » et « responsable » restent inconciliables. Comment résoudre cette contradiction ?

J.-D. S. — Nous serions ravis de pouvoir résoudre toutes ces contradictions d’un coup de baguette magique mais, dans la réalité, il faut un engagement fort des dirigeants, à titre individuel ou à titre collectif. Car l’engagement des équipes en faveur de l’environnement est aussi important que l’engagement de l’entreprise vis-à-vis de ses clients.

Chacun comprendra la nécessité de réorganiser et de moderniser l’outil industriel, voire de fermer certains sites. À condition que nous sachions expliquer, donner du sens et convaincre que de telles décisions sont porteuses d’espoir et d’avenir. encore une fois, si vous n’avez pas de raison d’être, vous n’y arriverez pas.

Mais je suis confiant : ces contradictions se résoudront rapidement. lorsque la performance d’une entreprise repose sur l’innovation, qui elle-même est tirée par le besoin du client qui s’exprime à travers une préoccupation environnementale, il ne faut pas longtemps pour réussir. Ces dernières années, chez Michelin, nous n’avons jamais cessé d’aller dans cette direction, et les résultats ont progressé.

Sur le plan social, aussi, les évolutions ont été majeures. Les équipes du Groupe ont beaucoup mieux compris la stratégie de l’entreprise depuis que le dialogue social s’est imposé comme une dimension forte. Je suis fier de ce que nous avons réalisé en la matière. Dans les années qui viennent, l’approfondissement du dialogue sur le terrain et la responsabilisation des équipes entraîneront une participation accrue des salariés aux fruits de l’expansion de l’entreprise. Ce n’est plus seulement un vœu porté par des politiques pour des projets lointains ; c’est devenu une demande au cœur des attentes des collaborateurs. C’est un mouvement qui est 100 % gagnant pour les deux parties.

P. I. — Vous parlez de la responsabilisation des équipes. En quoi est-ce important ?

J.-D. S. — Le rôle du management a profondément évolué : de donneur d’ordres il est devenu développeur des personnes et des talents, il accompagne les équipes et les aide à résoudre les problèmes. Cela n’a l’air de rien, mais c’est une vraie révolution culturelle ! Une révolution à laquelle aucune entreprise ne pourra échapper si elle veut prospérer dans l’avenir et qui répond à un besoin fondamental de l’être humain : le besoin d’autonomie. Il ne s’agit pas d’autogestion, mais d’une autonomie encadrée, d’une ouverture, de la capacité des équipes à parler, à s’exprimer et à agir pour atteindre un objectif.

Nous le vivons chez Michelin depuis maintenant quelques années. On s’est vite rendu compte qu’il fallait, dès le départ, intégrer la dimension humaine ; et, pour cela, nous avons rapproché considérablement les directions industrielles et celle du personnel. Aujourd’hui, on parle de management autonome de la performance : les équipes sur le terrain fixent elles-mêmes la répartition des tâches pour atteindre un objectif donné.

Cette dimension humaine est essentielle si l’Europe veut construire un vrai capitalisme responsable, qui se distingue du capitalisme anglo-saxon, marqué par la recherche du profit immédiat, et du capitalisme d’État.

P. I. — L’Europe serait-elle une sorte d’îlot au milieu d’un monde sans scrupules ?

J.-D. S. — Le capitalisme anglo-saxon reste extraordinairement prégnant même si des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent pour penser davantage au long terme qu’au court terme. Mais attention : même si vous entendez de grands dirigeants de fonds de pension s’exprimer de la sorte, la réalité est encore très différente.

P. I. — Est-ce un combat vain ?
J.-D. S. — C’est un fait que le capitalisme d’État ou le capitalisme anglo-saxon sont en train d’accroître leur influence dans une Europe qui n’a pas la solidité politique nécessaire pour imposer un modèle distinct. Si nous n’y prenons pas garde, ce qui est le cœur de notre culture risque de disparaître.

P. I. — Comment cette menace se manifeste-t-elle ?
J.-D. S. — Je suis préoccupé par deux grands phénomènes qui se superposent. la question sociale tout d’abord est de retour ; pas celle du XIXe siècle, qui mettait aux prises le prolétariat et la bourgeoisie, mais celle de l’affrontement entre ceux qui ont la perception d’être passés à côté des bénéfices de la mondialisation et les autres. Cet antagonisme est encore accentué par la révolution numérique qui est souvent vécue comme un élément anxiogène.

Le second phénomène, c’est la dérive du capitalisme liée aux excès de l’ingénierie financière. De nos jours, on peut être actionnaire quelques secondes, sans le savoir, par la grâce des algorithmes. Il en résulte une déconnexion entre l’actionnariat, d’un côté, et la vie de l’entreprise ou la responsabilité sociale et environnementale, de l’autre. Or ces deux phénomènes alimentent le terreau des eurosceptiques et offrent aux mouvements populistes des arguments pour attaquer l’Europe.

Pour répondre à ces défis, nous n’avons d’autre choix que de mettre en avant un capitalisme plus responsable. C’est une question de survie. Il va falloir s’appuyer sur ce capitalisme responsable pour recréer de la solidarité. Je préconise trois moyens. Ppremièrement, il convient de desserrer le carcan du court-termisme qui pèse sur les dirigeants et d’accepter l’idée que nos entreprises fassent du profit en tenant compte des enjeux sociaux et environnementaux de leur activité. Ensuite, il faut responsabiliser les entreprises pour qu’elles se prennent en main, comme nous l’indiquons dans le rapport rédigé avec Nicole Notat. Enfin, il n’y aura pas d’entreprise responsable s’il n’y a pas d’investisseurs responsables ; il faut donc créer les conditions de leur existence.

P. I. — Aux rencontres économiques d’Aix-en-Provence, l’été dernier, ces propos vous ont valu une standing ovation... À quel type d’évaluation une entreprise comme la vôtre est-elle soumise ?

J.-D. S. — Nous sommes scrutés en permanence, mais les preuves qui nous sont demandées ne reposent pas nécessairement sur les vrais sujets ; elles portent davantage sur les performances financières que sur les performances environnementales et sociales.

P. I. — D’où l ’intérêt d’agences de notation comme celle de Nicole Notat, Vigeo-Eiris...

J.-D. S. — Parfaitement... Je suis très favorable à l’idée que des agences privées prennent la responsabilité d’évaluer et de noter des entreprises afin d’aider les investisseurs de long terme à faire leur choix. C’est la seule façon de jeter les bases d’un capitalisme responsable.

P. I. — 67 % des Français (Influencia/Dagobert) considèrent que les entreprises ne s’engagent pas suffisamment en faveur des politiques RSE. Pourquoi ? Est-ce un problème de communication ?

J.-D. S. — Dans le cadre des travaux que j’ai menés avec Nicole Notat, j’ai pu constater que lorsque les gens parlent de l’entreprise avec un grand E, le premier mot qui leur vient à l’esprit c’est méfiance ou soupçon. Paradoxalement, ce n’est pas le cas quand il s’agit de la petite entreprise. Pourquoi? Parce qu’ils font un lien, parfois avec raison, entre l’action des entreprises et l’esprit du capitalisme anglo-saxon. Ils ont le sentiment que les entreprises ont perdu le sens profond de leur raison d’être.

P. I. — Si vous aviez en face de vous des chefs d’entreprise plus jeunes, que leur diriez-vous pour les convaincre de choisir l’ISR ?

J.-D. S. — Lla bonne nouvelle, c’est que je n’ai pas à les convaincre ! La jeune génération est assez unanimement favorable à la rse. d’ailleurs, elle cherche à être reconnue comme « motrice » dans ce domaine. En France en particulier, nous avons été frappés, Nicole Notat et moi-même, par la frustration qu’expriment les PME, les start-up et même les grandes entreprises. elles font beaucoup en matière de RSE et aimeraient que ça se sache !

P. I. — Finalement, vous êtes optimiste?
J.-D. S. — Oui, je suis optimiste parce qu’il y a un certain nombre de leaders qui partagent mon point de vue. Et j’espère que les pro- chaines élections européennes seront l’occasion de traduire sur le terrain politique ce mouvement de fond venu des consommateurs et des entrepreneurs en faveur du capitalisme responsable.

(1) Créée en 1992, l’Association française des entreprises pour l’environnement (EPE) regroupe une quarantaine de grandes entreprises françaises et internationales issues de tous les secteurs de l’économie qui veulent mieux prendre en compte l’environnement dans leurs décisions stratégiques et dans leur gestion courante.