Politique Internationale — Début octobre, sur la place de la Bourse à Paris, une sculpture représentant un ours sur un iceberg a été installée pour interpeller les épargnants sur le changement climatique. Pour vous, femme de communication et d’engagement, est-ce un symbole de ce qui est en train de se passer ?
Mercedes Erra — C’est un symbole de ce qui se passe déjà depuis un certain temps, car je pense que le public est bien plus en avance que les entreprises elles-mêmes. Cela fait fort longtemps que les gens ont changé leur relation à la consommation. Ils pensent qu’elle doit être réfléchie et, donc, interrogée. C’est un vrai tournant.
La consommation a d’abord été libératoire. Elle a permis d’alléger la vie des familles en donnant à chacun le sentiment qu’il n’était plus dans le manque et que tout allait être facilité grâce à l’accès à de nombreux biens matériels. La consommation était donc perçue comme un facteur de progrès très important.
Par exemple, après la chute du Mur, lorsqu’en Tchéquie les femmes ont enfin eu accès au maquillage, cette découverte a été vécue comme un espoir, comme une promesse de bonheur : le droit à la séduction et au plaisir.
Mais aujourd’hui la consommation a perdu son aura. C’est lors de la première crise financière, il y a dix ans, qu’on a vu apparaître les premiers signes de ce retournement. Dès 2008, les gens disaient que la crise n’était pas seulement financière, mais qu’il s’agissait d’une crise de société dont nous étions tous un peu responsables. Pour une fois, ils n’accusaient pas l’État, les politiques ou les banques, mais prenaient aussi leur part dans ces difficultés systémiques.
Ils pensaient que l’emprise de la consommation sur nos modes de vie nous menait dans la mauvaise direction. Leur regard sur la crise était très intéressant, énoncé avec une forme de fatalisme — « il fallait bien que ça arrive » —, comme si nous avions mérité ce qui nous arrivait. Comme si on s’était mal conduit. En conséquence, la relation à la consommation s’est infléchie et a tendu vers l’idée d’une responsabilité individuelle : « Je peux peut- être faire quelque chose à mon niveau et décider d’acheter — ou de ne pas acheter — pour peser sur la consommation du monde » et, donc, sur le bien-être général.
P. I. — Le changement va plus loin : d’après les sondages, plus de six Français sur dix déclarent accorder une place importante ou très importante aux impacts environnementaux et sociaux dans leurs décisions de placement...
M. E. — Oui, un deuxième mouvement s’est amorcé, qui a marqué en profondeur la consommation : l’exigence de transparence et de qualité. Le public oblige désormais les marques à se justifier sur leurs produits. « Parlez-nous de la qualité. Racontez-moi qui a fait ce produit et comment » sont devenues des questions récurrentes de la part des consommateurs. Ainsi, toutes les marques de luxe sont revenues à un discours sur la fabrication, les métiers, la valeur des gestes artisanaux, les « maisons ». Lorsqu’on organise des « journées particulières » et que l’on s’appelle LVHM, les gens font la queue pour voir les artisans travailler. On se met aussi à vouloir parler aux agriculteurs et à se fournir directement chez eux. Et on est aussi moins suspicieux vis-à-vis des petites marques que vis-à-vis des grandes.
Parallèlement, un troisième mouvement de fond s’est produit, lié à une conscience nouvelle du corporate. Une marque est aussi une entreprise, et on ne peut pas dissocier l’entreprise de ses marques et de leurs produits. Quand on demande au public de définir ce qu’est une belle marque, les réponses convergent : c’est une marque qui fait des produits de qualité, d’une part, et qui traite bien ses collaborateurs, d’autre part. Il n’est pas réellement question de la marque, mais de l’entreprise et de la façon dont elle se conduit.
Les gens pensent désormais que le profit n’est pas le but unique de l’entreprise — même s’ils reconnaissent sa nécessité — et que l’emploi, le fait d’offrir des métiers et, plus encore, de se conduire bien font partie de ses devoirs. Dans « se conduire bien », il y a l’écologie. aujourd’hui, une entreprise ne peut plus se désintéresser de l’économie écologique.
P. I. — Cette prise de conscience a pris du temps...
M. E. — Il existe une forme de schizophrénie dans les entreprises, ou plutôt un complexe. Prenons l’exemple du mécénat. Lors des multiples présentations d’entreprises adhérentes à l’Admical (1) auxquelles j’ai assisté, j’ai souvent constaté chez les dirigeants une réticence à parler de leurs réalisations. Comme s’il subsistait un fond de morale judéo-chrétienne qui les empêchait de mettre en avant leurs actions. C’est aussi peut-être dû au fait que les initiatives sont souvent perçues comme venant du patron lui-même à titre personnel. le public demande des comptes : il veut que ce qui est dit soit fait et que ce qui est fait soit dit.
P. I. — Autrement dit, les entreprises ne savent pas communiquer ?
M. E. — Non seulement elles ne savent pas bien communiquer, mais elles ont aussi été habituées à séparer le corporate de la marque et du produit, et à considérer que le registre du corporate ne servait pas à grand-chose. Aujourd’hui, on réalise que les frontières entre marque et corporate sont tombées, qu’il y a un rapport entre la marque et le corporate. Et que le corporate fait vendre.
Le sujet de l’« entreprise » est central. Chaque entreprise doit bien comprendre que dire à quoi elle sert n’est pas la cerise sur le gâteau : c’est fondamental. Que le fait de traiter les gens avec lesquels elle interagit — à l’intérieur avec son propre personnel et à l’extérieur avec les autres parties prenantes — dans le respect de certaines valeurs ne relève pas du détail mais de l’essentiel. Et que rendre à la société civile une part du profit qu’elle génère au nom de l’intérêt général devient une obligation. Comment dispenser un peu de bien autour de soi, si possible en lien avec son métier : telle est la question que toute entreprise devrait se poser.
P. I. — Comment, concrètement, une entreprise peut-elle faire le bien ?
M. E. — Les leviers sont multiples — enjeux RH, enjeux écologiques... —, mais ils doivent être si possible en rapport avec le métier de l’entreprise. Il faut que ce soit vrai et juste. Lorsque L'Oréal agit sur le front des femmes et des sciences, c’est juste. L'Oréal doit énormément aux femmes ; c’est donc une bonne idée de leur « rendre » en aidant les grandes scientifiques à être enfin reconnues. Il y a là un lien profond au métier, au savoir-faire, avec une dimension non commerciale, qui va apporter de la valeur à la marque.
P. I. — La jeune génération qui crée des start-up est-elle animée des mêmes bons sentiments ?
M. E. — Absolument.
P. I. — Ne cherchent-ils pas surtout à faire du profit ?
M. E. — Ce n’est pas contradictoire. Un jeune ne voit pas d’incompatibilité entre gagner de l’argent et être plus moral, plus exigeant, donner plus de sens à son entreprise.
Je travaille avec des jeunes qui poursuivent les rêves de tout jeune un peu utopiste : la tentation du caritatif, l’exploration du monde, la découverte de métiers alternatifs. mais ne soyons pas naïfs : cette jeunesse-là fait aussi très attention au salaire qu’on lui donne.
Les jeunes veulent tout. Ils ne sont pas tendres avec les entreprises et les institutions ; ils ont l’impression que ni les unes ni les autres n’ont réussi à construire la société et la planète qu’ils voulaient. Ils sont indépendants et conjuguent les motivations de sens et d’argent à leur guise, la start-up étant souvent une façon de concilier les deux.
P. I. — Si l’on avait pris le cap de la finance responsable plus tôt, la défiance des peuples vis-à-vis du monde de l’entreprise et des élites en général serait-elle aussi forte ?
M. E. — C’est difficile à dire. Ce sont les crises qui créent la pression, ce sont elles qui cristallisent les prises de conscience : c’est parce qu’on réalise que la planète est très abîmée et qu’on ne peut plus ignorer le réchauffement climatique que les choses bougent.
Les crises créent aussi un sentiment d’urgence et un besoin d’authenticité dans un monde où trouver un sens à sa vie est moins facile qu’autrefois. Je suis une fille de 68 ; j’étais pour l’égalité salariale, pour Che Guevara, pour des idées de gauche qui permettaient à la jeunesse de prendre sa place dans la société. Je pense que ces aspirations n’ont pas fondamentalement changé. Regardez le véganisme : il tient lieu à certains de combat, d’où la virulence des défenseurs de la cause animale.
P. I. — D’un autre côté, la finance responsable crée de nouvelles opportunités économiques...
M. E. — La pression s’accentue sur les marques et sur les entreprises, et la finance responsable n’est que la conséquence de ce phénomène. Rappelez-vous : il y a peu, aucune entreprise ne se souciait d’écologie ; aujourd’hui, il n’y a plus un seul groupe qui ne fasse son rapport de développement durable et ne se livre à une autocritique sur ses pratiques. C’est bien l’opinion publique qui pousse à l’action et qui oriente vers la finance responsable.
P. I. — Faut-il stigmatiser les entreprises qui traînent des pieds ?
M. E. — Les entreprises qui traînent vraiment des pieds sont assez peu nombreuses. Reste que, par nature, certains secteurs comme l’industrie chimique, l’armement, le tabac ou l’alcool ont du mal à communiquer sur leur rôle social. Certaines firmes essaient de se racheter une conduite indépendamment de leur objet principal, mais c’est compliqué.
Dans l’industrie alimentaire, où la prise de conscience du lien entre alimentation et santé est récente, les entreprises doivent se reprogrammer. Ce qui n’est pas facile non plus. Certaines sont plus en avance que d’autres. Il y a vingt ans, j’ai recommandé à Danone de se positionner sur le créneau de la santé et ça n’a pas été une mince affaire. Avec la formule « One Planet, One Health » (2) Danone se reconnaît une double responsabilité : en matière de santé publique et envers la planète. Le film institutionnel acte le fait que la jeune génération « sait », qu’elle est au courant.
Pour moi, chaque entreprise doit endosser un rôle positif, embrasser son métier et tâcher de l’améliorer afin de réduire les nuisances infligées aux hommes et à la planète. C’est là-dessus que doit travailler la finance responsable. Je fais partie du Comité Médicis d’Amundi, le leader européen de la gestion d’actifs. Un de leurs objectifs est de comprendre comment on doit évaluer les entreprises pour ne pas plonger dans la schizophrénie. Vous connaissez les gens : ils voudraient un monde sans pétrole, mais ils sont les premiers à s’inquiéter quand les stations-service sont à sec. Pour être honnête, je pense qu’il vaut mieux progresser à petits pas afin de trouver de nouveaux équilibres plutôt que de sacrifier des pans d’activité entiers.
P. I. — D’où la nécessité de bien communiquer. Avez-vous l’impression que votre métier a changé ?
M. E. — Il a changé, mais pas encore suffisamment. La communication est un passage obligé de nos sociétés contemporaines. On me demande souvent si je suis inquiète pour l’avenir de la communication. En fait, je ne le suis pas du tout. Sans communication, l’homme n’existe plus, ne comprend pas le monde. On aura toujours besoin de communication parce que les choses existent d’abord dans la tête des gens et que l’être humain n’est que perception. Nous ne vivons que de récits successifs ; ils distordent, infléchissent la réalité, la font bouger. Nous réinventons jusqu’à nos souvenirs chaque fois que nous les racontons ; ils n’ont pas de substance définitive. Dans la communication, c’est pareil : dans ce qu’on raconte d’une entreprise, de son comportement, de son offre, rien n’est figé. Croyez-moi : la communication a encore de beaux jours devant elle et beaucoup à faire pour contribuer à façonner un monde meilleur.
(1) Association créée en 1979 qui développe le mécénat des entreprises et des entrepreneurs.
(2) Slogan de la campagne conçue par l’agence BETC dont Mercedes Erra est la fondatrice.