Politique Internationale — Observez-vous une montée en puissance des concepts de RSE et de finance responsable ?
Nicole Notat — Oui, c’est incontestable. La responsabilité sociale de l’entreprise s’invite à l’ordre du jour des comités exécutifs et des conseils d’administration, et le nombre d’investisseurs qui se réclament de la finance responsable, durable ou éthique est en hausse. Ces concepts se traduisent dans des pratiques encore hétérogènes mais en progression constante.
La plupart du temps, la finance fait parler d’elle pour ses excès ou ses dérives. Toutefois, les comportements évoluent et les démarches d’investissement se diversifient, notamment grâce à la prise en compte de facteurs extra-financiers dans les choix d’investissement.
Ces évolutions ne relèvent pas de motivations philanthropiques. Elles ne tournent pas le dos à la légitime responsabilité fiduciaire de tout apporteur de capital. L’allocation d’actifs prend de plus en plus en considération de nouveaux facteurs qui peuvent impacter la sécurité du placement et le rendement. Investir dans le charbon, par exemple, est aujourd’hui potentiellement porteur de dépréciation de l’actif.
Par ailleurs, la théorie financière considère que les placements réduisant l’univers d’investissement sont potentiellement porteurs de moindre rendement. Mais des études sérieuses ont démontré que cette crainte était infondée.
P. I. — Il s’agit donc de prendre en compte les risques...
N. N. — Exactement. Les défis climatiques, les enjeux liés à l’évolution des modes de production, de déplacement, de consommation, à la corruption ou au respect des droits humains fondamentaux font la une de l’actualité. Ces risques placent les entreprises sous la surveillance d’organisations de la société civile et des médias.
Il n’y a qu’à voir les attentes des consommateurs en matière de qualité alimentaire ou leur méfiance envers les pesticides.
Les dirigeants éclairés mesurent à quel point ces mutations interpellent leur modèle économique, l’attractivité future de leurs produits et services, de leur marque et aussi celle des talents qu’ils veulent fidéliser ou attirer. L’investisseur devrait lui aussi en tirer les conséquences non seulement en tant que financeur de l’économie, mais aussi pour lui-même ; car c’est dans son intérêt de participer à une croissance plus sobre en énergie et plus inclusive.
P. I. — Quelles sont les différentes approches de ces investisseurs ? Peuvent-elles varier ?
N. N. — Il existe naturellement plusieurs démarches d’investissement. Les Quakers, aux États-Unis, ont les premiers développé un type d’investissement excluant les activités non conformes à leurs préférences philosophiques, morales ou religieuses, tels le tabac, la pornographie ou les jeux de hasard. De nos jours, cette exclusion d’activités controversées est principalement pratiquée par les organisations caritatives, bien que des investisseurs « traditionnels » aient récemment indiqué ne plus investir dans le tabac et le charbon en raison de leurs impacts négatifs sur la santé ou de leurs fortes émissions carbone. Les critères de sélection orientant l’allocation d’actifs se diversifient.
La méthode du « best in class » écarte des portefeuilles les entreprises les moins performantes sur le plan ESG (environnement, social, gouvernance). C’est une pratique très présente en France, mais aussi en Europe.
L’allocation d’actifs fléchée vers des activités porteuses de croissance durable se développe, via des fonds dits « thématiques ». Ces fonds sélectionnent des entreprises engagées dans la transition énergétique, la préservation des ressources en eau, la défense des droits de l’homme ou la lutte contre la corruption.
une démarche récente vise à privilégier des investissements faisant la preuve d’un impact positif sur des enjeux du type amélioration de l’habitat ou préservation de la biodiversité. L’enjeu, ici, réside dans la mesure d’impact via des indicateurs pertinents.
Dernier levier d’action : le dialogue actionnarial qui, en favorisant la discussion avec les émetteurs, les incite à améliorer, sans menace de désinvestissement, des résultats jugés insuffisants.
Il faut aussi souligner l’intérêt naissant pour la gestion passive via la création d’indices constitués d’un double filtre, financier et extra-financier.
L’investissement dans l’économie sociale et solidaire complète parfois cette gamme de démarches au sein de laquelle chaque investisseur fait ses propres choix.
P. I. — La notion de finance responsable recouvre de plus en plus de données et de critères. Ne devient-elle pas trop compliquée à manier aux yeux des investisseurs ?
N. N. — La question n’est pas de savoir s’il y a trop ou pas assez de critères. Il y a des facteurs ESG qui sont ou non porteurs de risques dans un secteur donné. Être capable d’évaluer ces risques est une nécessité tant pour l’entreprise que pour l’investisseur. Et un risque bien maîtrisé devient une opportunité d’investissement.
Grâce aux travaux de l’OCDE, de l’ONU et de l’OIT, qui énoncent des conventions, des recommandations ou des principes directeurs de l’entreprise responsable, ces facteurs sont faciles à identifier. L’objectif est de maîtriser les impacts négatifs sur les parties prenantes directes ou indirectes ; mieux, de promouvoir des impacts positifs. L’idée selon laquelle la performance sociale d’une entreprise contribue à sa performance économique s’est imposée à tous. De même, personne ne conteste que retenir le plus bas prix comme unique critère de sélection de ses fournisseurs ou sous-traitants peut se révéler très risqué et très lourd en effets boomerang.
Au total, c’est la création de valeur future qui est ainsi captée. Alors que les agences financières s’attachent à la solvabilité de l’entreprise, l’analyse extra-financière renseigne sur sa durabilité.
P. I. — Ces principes étant posés, comment investir dans la finance responsable ? Quelle méthode de reporting utilisez-vous ?
N. N. — Notre rôle consiste à éclairer l’investisseur en mettant à sa disposition des données relatives à chaque facteur de risque : 4 500 entreprises cotées ou émettant des titres obligataires font l’objet d’une notation, après une analyse à 360 degrés de l’ensemble des facteurs ESG pertinents au vu de leur secteur d’activité. Nous émettons une opinion permettant à l’investisseur de connaître le niveau d’assurance à partir duquel il est en mesure de procéder à l’allocation de ses actifs.
Les attentes des gérants se diversifient et s’approfondissent. Ceux-ci sont demandeurs de services spécialisés additionnels tels que des informations relatives à l’empreinte carbone, à l’engagement de l’entreprise dans la transition énergétique, sa contribution aux objectifs de développement durable énoncés par l’onu ou encore des indicateurs d’impact.
L’innovation en matière de produits et services est, à cet égard, le seul moyen de répondre à la diversité des démarches des marchés.
P. I. — Comment s’opère la sélection ? Quelles conditions posez-vous ?
N. N. — Sur la base d’un référentiel de facteurs de risques ESG pondérés et rapportés aux enjeux sectoriels pertinents, nos analystes collectent les informations, les traitent et émettent leurs avis selon un chemin d’analyse garantissant l’égalité de traitement entre toutes les valeurs. L’information constitue leur matière première. sa disponibilité est donc déterminante pour rendre compte au mieux de la performance réelle des sociétés. Notons que celle-ci progresse régulièrement sous l’effet, en particulier, des obligations de reporting faites aux entreprises. mais de fortes disparités existent encore entre les secteurs et au sein des secteurs eux-mêmes.
Notre référentiel couvre les facteurs de durabilité relatifs aux ressources humaines, aux relations avec les clients et la chaîne d’approvisionnement, à l’environnement, à la gouvernance ou encore à l’engagement en faveur du développement économique et social des territoires ainsi qu’au respect des droits humains fondamentaux.
P. I. — Sur quoi vos analyses portent-elles concrètement ?
N. N. — Au total, nos analyses rendent compte du degré d’intégration dans la chaîne managériale de l’entreprise des facteurs de durabilité, donc de ses performances et, par voie de conséquence, de sa maîtrise des risques sur chacun d’entre eux.
C’est un parti pris de méthode qui vise à capter les intentions et les engagements exprimés. Cette étape est nécessaire mais pas suffisante. L’entreprise doit prouver que ses engagements ont été suivis d’effets et que leurs résultats sont mesurés. C’est cette succession de preuves qui permet à l’analyste de se construire une opinion.
Nous évaluons aussi, à leur demande, les portefeuilles d’investisseurs institutionnels du point de vue de leurs risques sur tout ou partie des facteurs ESG.
Enfin, nous nous intéressons à des produits en plein essor, les green et social bonds, pour lesquels nous fournissons aux marchés une appréciation sur la crédibilité de la promesse annoncée et sur sa cohérence avec le profil ESG de l’émetteur.
P. I. — Effectuez-vous un contrôle régulier de vos données ?
N. N. — Nous procédons régulièrement à une actualisation complète de nos analyses et assurons en temps réel un ajustement de nos opinions en fonction des événements susceptibles d’affecter à la hausse ou à la baisse les notes émises.
P. I. — Un exemple de bon élève ?
N. N. — Vigeo-Eiris vient de relever les notes de BNP-Paribas au titre des droits de l’homme sur les lieux de travail. La banque s’est, en effet, engagée à appliquer les mêmes normes à l’ensemble de ses 200 000 employés partout dans le monde.
P. I. — Et un bonnet d’âne ?
N. N. — En début d’année, nous avons dégradé significativement les scores de Facebook suite à sa mise en cause dans l’affaire Cambridge Analytica.
P. I. — Au-delà de la notation, quel est votre rôle ?
N. N. — Comme je vous l’ai dit, nous émettons des avis, nous proposons des données, des indicateurs et des services spécifiques. Les investisseurs s’en saisissent pour construire leurs choix d’investissement en cohérence avec leurs propres partis pris. Nous ne sommes pas parties prenantes de leurs choix.
P. I. — Vous faisiez tout à l ’heure une distinction entre une agence de notation financière et une agence comme la vôtre...
N. N. — Pendant très longtemps, ces deux types de métiers se sont ignorés. Ils restent distincts dans leur finalité, mais com- plémentaires pour l’utilisateur final. Le rating crédit pourrait tout à fait, dans son analyse de solvabilité, s’enrichir de données extra-financières pertinentes. C’est d’ailleurs ce qu’a récemment recommandé le comité d’experts européens de haut niveau pour la promotion de la finance verte et durable (HLEG). Le rapport souligne l’utilité spécifique de l’analyse extra-financière et appelle les agences financières à se saisir de l’apport de l’analyse ESG.
Il n’y a pas encore de manifestations tangibles de cette fertilisation potentielle entre les deux types d’agences, mais c’est à l’évidence une perspective intéressante.
P. I. — Vigeo-Eiris est largement implantée à l ’international. Dans quelle mesure les pratiques varient-elles selon les pays ?
N. N. — Des différences existent évidemment qui tiennent aux cultures, à la présence ou non de réglementations, au degré de maturité des marchés et des acteurs. En termes d’encours déclarés investis en tenant compte de facteurs ESG, l’Europe tient la corde ; et, en son sein, la france tire son épingle du jeu. Les États-Unis manifestent sur ces sujets un intérêt accru et l’Asie s’éveille.
Du côté des entreprises, l’émission de green ou social bonds est en progression constante ; et cela, au niveau mondial, marquant ainsi la volonté des émetteurs de s’engager dans le financement de projets orientés croissance durable et soutenable.
Il reste que nous observons, dans un même secteur, des entreprises très bien notées et des entreprises qui le sont moins. Alors que les enjeux sont les mêmes, les comportements ne sont pas encore alignés.
P. I. — Pourquoi ce décalage ?
N. N. — La première raison est liée au comportement du top management. pour que des stratégies de transformation se mettent en place, il faut que l’impulsion vienne d’en haut. et, pour cela, il faut que les dirigeants prennent conscience de ce qui est en jeu en termes de réputation de la marque et d’attractivité de ses produits et services. Il faut aussi qu’ils soient convaincus de la nécessité de l’innovation. si cette prise de conscience fait défaut, c’est l’avenir de l’entreprise qui est en péril.
Dans les secteurs de l’énergie ou de l’eau, des déchets ou encore de l’agroalimentaire, de nombreuses entreprises ont pris des initiatives en ce sens. Il peut y avoir des écarts de rythme ou d’intensité, mais le mouvement est inéluctable pour qui veut survivre.
Je ne sous-estime évidemment pas les freins, les hésitations, voire les prises de parole décalées. Mais les positions du président des États-unis sur la réalité du changement climatique, par exemple, n’empêchent pas les agents économiques et de la finance d’adopter des comportements plus réalistes et plus conformes à leurs intérêts.
P. I. — Au printemps dernier, vous avez remis avec Jean-Dominique Senard un rapport sur le rôle de l’entreprise dans la société française. Pour prolonger votre travail, ne pensez-vous pas qu’il faudrait rendre obligatoires, dans les écoles de commerce, des cours sur l’éthique des affaires et la justice sociale ?
N. N. — La réponse est oui. D’ailleurs, certaines écoles et universités ont commencé à le faire. J’ai longtemps été étonnée que les relations et les pratiques sociales ne figurent pas aux programmes des écoles de commerce, qui sont pourtant censées former de futurs cadres.
Au-delà — et c’est un axe fort du rapport que vous évoquez —, la prise en considération des enjeux sociaux et environnementaux par les dirigeants et les conseils d’administration ou de surveillance ainsi que la reconnaissance de l’intérêt social de l’entreprise seront inscrites dans le Code civil et le Code du commerce français. C’est ce que prévoit la loi pacte, actuellement en discussion au parlement. C’est un vrai pas en avant.
P. I. — À quel moment pourra-t-on considérer que la partie est définitivement gagnée ?
N. N. — Définitivement gagnée ? Sûrement jamais complètement. Ne serait-ce que parce que les réalités dont on parle sont évolutives ; de nouveaux enjeux émergeront et appelleront de nouvelles adaptations.
Le point le plus révélateur du progrès réside, à mes yeux, dans l’alignement des horizons de temps entre le monde économique et le monde de la finance. L’entreprise sait qu’elle ne peut pas réaliser toutes les transformations auxquelles elle est contrainte à échéance de trois mois. Si les investisseurs continuent à fonctionner majoritairement sur du court terme, elle est prise en tenaille. Il lui appartient, certes, de convaincre ses actionnaires qu’une stratégie de changement de modèle économique, avec de la R&D et de l’innovation à l’appui, est stratégique et qu’elle a un coût. Mais le retour sur cet investissement n’est pas immédiat. Des investisseurs plus orientés long terme, eux, le comprennent.
On touche ici à la durée de détention des titres. L’idée n’est pas d’imaginer que 100 % des investisseurs fonctionnent en acteurs de long terme. Il suffit juste qu’un nombre substantiel d’entre eux intègre cette nouvelle idée de croissance soutenable pour faire levier de changement.