La Norvège, quatorzième producteur mondial de pétrole et sep- tième de gaz, a décidé de placer dans un Fonds spécifique tous les revenus provenant de l’extraction de ses ressources. Au fil du temps, celui-ci est devenu l’un des tout premiers fonds souverains au monde. Au 30 septembre 2018, sa valeur s’élevait à 8 478 milliards de couronnes norvégiennes, soit 872 milliards d’euros. Ce Fonds possède des parts dans quelque 9 000 entreprises originaires de 72 pays, ce qui équivaut à 1,4 % du capital de toutes les entreprises cotées en Bourse au niveau mondial. Siv Jensen, ministre des Finances dans le gouvernement de droite au pouvoir à Oslo depuis octobre 2013 et chef du Parti du progrès (droite populiste), présente le fonctionnement du Fonds et souligne l’importance accordée à l’investissement socialement responsable et à l’éthique dans sa politique de placement.
Politique Internationale — Quelle est la logique qui a présidé à la création du Fonds pétrolier par le gouvernement norvégien ?
Siv Jensen — La base de notre politique est la reconnaissance du fait que les ressources naturelles du pays appartiennent à la nation norvégienne dans son ensemble. L'exploitation et la production du gaz et du pétrole découverts depuis 1969 au large de nos côtes, sur le plateau continental norvégien, génèrent une rente considérable qui doit bénéficier à la population tout entière. Le défi consiste à gérer cette rente de manière qu’elle puisse financer la société du bien-être, ou l’État-providence si vous préférez, sur une très longue durée, y compris après l’épuisement de ces ressources qui, par nature, sont non renouvelables. Le « Fonds pétrolier d’État », créé en 1990, abondé depuis 1996 et rebaptisé officiellement « Fonds de pension d’État-étranger » (GPFG) dix ans plus tard, répond à deux objectifs bien précis : 1) créer un mécanisme garantissant que la richesse pétrolière du pays profite aux générations actuelles et aux suivantes, alors que le vieillissement de la population se traduira par un fardeau de plus en plus lourd pour nos finances publiques ; 2) trouver une méthode pour mettre le pays à l’abri d’une éventuelle surchauffe économique liée à une trop forte demande intérieure.
P. I. — Quelle est donc cette méthode ?
S. J. — Le Fonds, comme le mot « étranger » ajouté à son intitulé en 2006 le suggère, est entièrement investi hors de nos frontières. De ce fait, l’économie norvégienne est protégée contre les risques de surchauffe qui surviendraient si cette manne était injectée dans le pays. En outre, le Fonds peut servir de tampon entre les revenus provenant des hydrocarbures — temporaires et hautement volatils — et les dépenses publiques. Nos règles budgétaires et fiscales autorisent le gouvernement norvégien à ne dépenser que le rendement attendu du capital placé dans le Fonds, estimé à 3 % par an. Il s’agit de faire en sorte que l’argent provenant du Fonds soit dépensé de manière douce, soutenable et durable.
Pour résumer, on peut dire que le GPFG sert à la fois de bouclier protégeant l’économie hors hydrocarbures et le budget contre les fluctuations des cours, et d’instrument d’épargne sur le très long terme.
P. I. — Concrètement, qui gère le Fonds et sur quels critères les entreprises dans lesquelles il est investi sont-elles sélectionnées ?
S. J. — Le Parlement norvégien a décidé que le ministère des Finances serait responsable de la gestion du GPFG. Mais ce n’est pas mon ministère qui a en charge la gestion opérationnelle au jour le jour. C’est la Banque de Norvège (Norges Bank, la banque centrale), qui agit en fonction du mandat que lui a confié le ministère. ou plutôt une entité de la Banque centrale, le Norges Bank Investment Management (NBIM). Ce mandat précise notamment les sphères d’investissements possibles et l’indice stratégique de référence du Fonds. Il rappelle aussi les exigences de l’état en matière de gestion des risques, de reporting et de pratiques d’investissement responsable. les investissements sont fondés sur une large diversification embrassant toutes sortes d’actifs et de secteurs. le degré de risque que peuvent prendre les gérants du fonds est en grande partie déterminé par la répartition stratégique des investissements.
P. I. — Comment sont-ils répartis ?
S. J. — Actuellement, le capital investi en actions ne peut pas dépasser 70 % du total (67,6 % à la fin du troisième trimestre 2018). Et le fonds a pour obligation de ne pas détenir plus de 10 % des droits de vote au sein d’une seule et même entreprise. Le reste du capital est placé en obligations mais aussi en investissements immobiliers, lesquels peuvent représenter jusqu’à 5 % de l’ensemble (2,7 % à la fin du troisième trimestre 2018). Une part importante du travail du ministère des Finances concernant le fonds consiste à fixer l’indice de référence. Pour cela, nous nous inspirons d’autres indices, réputés et aisément accessibles (ceux du FTSE Group et de Barclays, notamment), qui reflètent les opportunités d’investissement sur les marchés mondiaux en actions et en placements à taux fixes. La répartition géographique répond à des critères similaires. Les investissements en obligations d’état sont basés sur la taille des économies des pays en question, telles que mesurées par le PIB. Le rendement sur l’index de référence reflète la tendance générale sur les marchés financiers.
P. I. — Comment faire en sorte que le Fonds pétrolier norvégien soit à la fois le plus rentable possible et qu’il réponde aux défis éthiques, sociaux et environnementaux auxquels tout pays doit faire face ?
S. J. — Les investissements du GPFG — c’est le but — doivent générer le rendement le plus élevé possible, mais à un niveau de risque modéré. Un investisseur aussi important, aussi diversifié et aussi patient que le Fonds norvégien peut se permettre de ne pas placer son argent dans des entreprises irresponsables, que des investisseurs plus petits et moins regardants pourraient être tentés de sélectionner afin de maximiser leurs gains à court terme. Nous croyons donc qu’une gestion responsable d’investissement est en parfaite adéquation avec les objectifs du fonds. De plus, notre gestion prend en considération les questions environnementales, sociales et liées à la bonne gouvernance qui pourraient avoir un impact sur la performance des placements sur le long terme.
P. I. — De quelle manière ?
S. J. — Nous disposons de plusieurs instruments pour promouvoir le rôle du fonds comme investisseur responsable. Ils sont à destination des marchés en général, ou de certains secteurs à l’intérieur de ces marchés ou encore d’entreprises individuelles. Cette politique d’investisseur responsable évolue avec le temps. Elle comporte plusieurs volets : coopération internationale ; contribution au développement des meilleures pratiques ; mandats d’investissement relatifs au respect de l’environnement ; recherche et analyse ; exercice du droit de propriété ; observation et exclusion d’entreprises.
P. I. — Avant de parler de cette possibilité d’exclusion du Fonds, comment vous assurez-vous que celui-ci évite d’investir dans des entreprises qui ne sont ni éthiquement ni socialement responsables ?
S. J. — Conformément au mandat que lui a donné le ministère des Finances, la Banque de Norvège doit intégrer, dans tous ses choix d’investissement, des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance d’entreprise. Ceux-ci se fondent sur des principes et des normes d’investissement reconnus au niveau international. les activités menées par la Banque de Norvège, qui s’efforcent de refléter les valeurs éthiques des citoyens norvégiens, sont détaillées dans son rapport annuel et sur son site internet. Tout le monde peut les consulter à sa guise. De plus, l’objectif de rentabilité financière va de pair avec un investissement responsable, respectueux du développement durable en matière économique, environnementale et sociale. Nous sommes convaincus — et cette conviction se traduit dans la gestion du Fonds — que ces deux éléments sont étroitement liés.
P. I. — Il existe donc un mécanisme de surveillance des entreprises dans lesquelles le Fonds a investi, avec une possibilité d’exclusion des « moutons noirs ». Pourriez-vous nous le présenter ?
S. J. — C’est exact, les quelque 9 000 entreprises cotées dans lesquelles le Fonds a investi sont continuellement surveillées par un Conseil d’éthique, créé en 2004 (1), et par la Banque de Norvège. Cette dernière accorde une attention particulière au respect des droits des enfants, aux risques liés au changement climatique et à la gestion des ressources en eau. Le fonds suit les « lignes directrices pour l ’observation et l ’exclusion d’entreprises de l’univers du Fonds », souvent commodément appelées lignes directrices éthiques. Celles-ci, édictées par le ministère des Finances, imposent une limitation volontaire à nos investissements. Ainsi, le Fonds n’investira pas dans des entreprises qui produisent certains produits ou qui bafouent les normes éthiques fondamentales. Dans le premier groupe, vous trouverez typiquement la production d’armes violant les principes humanitaires de base. Le second groupe, lui, comprend des entreprises responsables de violations graves et systématiques des droits de l’homme, de corruption et d’atteintes sérieuses à l’environnement. C’est le Conseil d’éthique qui formule des recommandations quant à la surveillance et à l’exclusion d’entreprises, et c’est le ministère qui prend la décision in fine (2).
Des entreprises sont exclues du Fonds si elles contreviennent à ces lignes directrices, par exemple en produisant certains produits ou s’il existe un risque qu’elles contribuent à des activités foncièrement non éthiques ou qu’elles les commettent elles-mêmes. Depuis février 2016, mon ministère a ajouté deux autres critères. Peuvent être exclues des entreprises minières dont plus de 30 % des revenus proviennent de l’extraction du charbon, et des producteurs d’énergie dont plus de 30 % des recettes et de la production émanent du charbon.
L'exclusion, telle qu’elle est pratiquée par le Fonds, n’intervient qu’en dernier ressort et n’est réservée qu’aux cas les plus graves. Une entreprise susceptible d’être exclue se voit offrir la possibilité, à un stade précoce du processus, de fournir des informations au Conseil éthique qui, de son côté, justifie son avis. Si, en dépit de ce dialogue, le Conseil persiste dans sa démarche, il soumet à l’entreprise concernée une version préliminaire de ses recommandations afin qu’elle puisse les commenter. recommandations et commentaires sont rendus publics au moment de l’annonce de l’exclusion (3).
P. I. — Le Fonds exerce de plus en plus activement son droit d’actionnaire. On l’a vu, en particulier, se mêler de la rémunération des dirigeants d’entreprises dans lesquelles il détient des parts. Qu’est-ce que cela révèle des intentions de la Banque centrale ?
S. J. — La Banque de Norvège exerce ses droits d’actionnaire en favorisant une bonne gouvernance d’entreprise et en encourageant les compagnies à améliorer leurs normes sociales et environnementales. Elle utilise le fonds pour engager un dialogue avec des entreprises et des autorités régulatrices, afin de promouvoir l’égalité de traitement pour tous les actionnaires, la responsabilité des conseils d’administration, ainsi que des marchés efficaces, légitimes et en bon état de fonctionnement. par sa taille considérable, le GPFG a à la fois des moyens et des responsabilités — des responsabilités que nous prenons très au sérieux. La gestion d’actifs doit se faire sur la base de la transparence et de la conscience éthique. Le fonds est un investisseur transparent et prévisible, qui respecte les principes internationaux en matière de gestion des fonds souverains (4) et qui détient des parts réduites dans le capital d’un très grand nombre d’entreprises de par le monde. Il ne saurait, cependant, être considéré comme un instrument de politique étrangère.
P. I. — En quoi la prise en compte des questions éthiques, sociales et environnementales contribue-t-elle à la crédibilité du GPFG auprès de la population norvégienne ?
S. J. — La crédibilité et la confiance se construisent dans le temps. Le ministère rédige chaque année un livre blanc, destiné au parlement, dans lequel sont abordés tous les aspects importants de la gestion du fonds. Quant à la Banque de Norvège, elle informe le ministère des Finances, chaque trimestre, de l’évolution de la performance du fonds. Chaque fois, le maître mot est la transparence. Ce suivi contribue au large soutien dont il bénéficie aussi bien auprès des responsables politiques que de la population ainsi qu’à sa bonne image à l’étranger.
P. I. — En quoi la chute du prix du pétrole observée à partir de 2014 (jusqu’à moins de 40 dollars le baril) a-t-elle affecté la façon dont le Fonds est géré et utilisé dans le budget national norvégien ?
S. J. — Nous séparons bien les choses. Encore une fois, les revenus provenant du pétrole et du gaz sont investis à l’étranger et le gouvernement n’a le droit d’utiliser que le rendement attendu du Fonds. Le budget n’est donc pas directement affecté par les fluctuations des prix. Mais, sur le plus long terme, une baisse des cours aurait évidemment un impact sur l’encours du fonds et sur son rendement.
P. I. — Le gouvernement a récemment décidé de maintenir la gestion du GPFG sous la responsabilité de la Banque centrale de Norvège. Dans quel contexte cette décision a-t-elle été prise ?
S. J. — Un rapport de juin 2017 avait proposé que le GPFG soit à l’avenir géré par une entité distincte de la Banque de Norvège. Lors de la consultation publique qui a été organisée dans la foulée, il est apparu que cette initiative suscitait des réactions mitigées. Après réflexion, le gouvernement a donc recommandé que la Banque de Norvège reste le gestionnaire du fonds. Cet établissement jouit d’un niveau de confiance élevé, dans le pays comme à l’étranger. Ses performances en tant que Banque centrale et en tant que gestionnaire d’actifs sont très satisfaisantes, et il connaît parfaitement le rôle que joue le Fonds dans l’élaboration des politiques économiques du pays. Mais nous devons nous assurer que ses structures de gouvernance sont bien adaptées à ses responsabilités. C’est pourquoi le gouvernement a proposé de créer, au sein de la Banque de Norvège, un comité d’orientation qui sera chargé de certaines tâches (décisions sur le taux directeur, avis, etc.) et permettra ainsi au conseil d’administration de se concentrer sur d’autres missions, en particulier la gestion du GPFG.
(1) Le Conseil d’éthique est une entité indépendante dont les cinq membres sont désignés par le ministère des Finances. Depuis janvier 2015, la Banque de Norvège conseille le ministère sur ce choix. le Conseil a pour tâche, entre autres, de « déterminer si investir dans telle ou telle entreprise spécifique est compatible avec les lignes directrices éthiques ».
(2) Depuis janvier 2015, le ministère des Finances n’est plus l’instance de décision quant à l’exclusion d’une entreprise. Le Parlement a décidé de transférer cette prérogative au Conseil exécutif de la Banque de Norvège, dans le but déclaré de « mieux exercer le droit de propriété et d’éviter les problèmes de chevauchement des rôles ».
(3) Au 10 juillet 2018, quelque 170 entreprises avaient été exclues du fonds, dont la moitié en raison de leur production de charbon ou d’énergie à base de charbon.
(4) Mme Jensen fait référence aux principes de Santiago, un code de bonnes pratiques lancé par le Fonds monétaire international (FMI) et adopté en 2008 lors d’une réunion à Santiago du Chili. Ces principes permettent de promouvoir « les objectifs et la finalité » des fonds souverains. ils préconisent, entre autres, un cadre légal « sain », un fonctionnement des fonds en conformité avec les lois des États, une gestion opérationnelle indépendante du pouvoir politique, une transparence quant à l’approvisionnement des fonds, les retraits et les dépenses, etc.