Politique Internationale — Quelle est votre définition de la finance responsable ? Quels en sont les critères et les limites ?
Stéphane Boujnah — La finance responsable consiste à mobiliser des ressources financières en vue d’atteindre des objectifs de long terme en matière d’environnement ou d’impact sur la société au-delà de la seule rentabilité.
P. I. — S’agissant de rentabilité, la performance durable et la performance financière vont-elles de pair ?
S. B. — Quand ces préoccupations ont émergé, nous avons tous eu tendance à opposer la rentabilité et la liquidité, d’une part, et les objectifs de responsabilité sociale et environnementale, d’autre part. Or on observe qu’il y a en fait une assez bonne corrélation entre ces deux préoccupations qui ont pour point commun d’inscrire une ambition et des projets dans le long terme. En tout cas, c’est ce que démontrent les études académiques et la performance des indices.
Mais l’engagement dans le long terme n’est pas la seule explication : si l’on observe un lien aussi fort entre le rendement et les engagements de responsabilité sociale et environnementale, c’est tout simplement parce que la transition énergétique devient un champ de création d’entreprises et de création de valeur absolument considérable. C’est un gisement de transformation technologique, d’innovation commerciale et d’investissements publics et privés tout à fait remarquable.
Financer ce type de projets, c’est participer à un domaine d’activité qui tire la croissance de très nombreuses entreprises, de nombreux secteurs et de très nombreux pays.
P. I. — Si je vous comprends bien, une finance plus responsable sert les intérêts de l’économie dans son ensemble... Les entreprises ont-elles compris qu’elles ont tout à y gagner ?
S. B. — Les entreprises n’ont jamais intérêt à rester éloignées des tendances de fond de l’environnement dans lequel elles se développent. La finance responsable permet d’accéder à de nouveaux gisements de liquidités et d’investissements. Des fonds de plus en plus importants en volume ont pour objectif d’investir une grande partie de l’argent qui leur est confié dans ce type de projets. Si vous voulez attirer ces investisseurs, il faut satisfaire leurs préférences.
Par ailleurs, en termes d’utilisation de la ressource, les programmes de transition énergétique ou d’impact social offrent de plus en plus d’opportunités pour créer de la valeur dans la durée. Ces opportunités sont tellement importantes et tellement nombreuses qu’il faudrait vraiment avoir d’excellentes raisons pour ne pas se pencher sur cette mutation profonde du capitalisme !
P. I. — En quoi contribuez-vous à l’émergence de cette finance responsable ? Comment Euronext prend-il en compte la notion d’ISR ? Est-ce le rôle de l’opérateur de distribuer des bons et des mauvais points ?
S. B. — Le mandat d’Euronext est de mobiliser les marchés de capitaux en Europe pour financer l’économie réelle et, en particulier, les projets innovants et les projets de long terme. C’est dans l’ADN des bourses qui sont restées proches des métiers du financement du risque et du long terme. Car si Euronext existe dans sa forme actuelle depuis 2014, et dans sa forme plus ancienne depuis 2000, les actifs que nous gérons existent depuis trois ou quatre siècles.
L’histoire remonte à la renaissance lorsque les marchands ont commencé à financer les navires qui allaient chercher des fourrures au Canada ou du bois au Brésil. Ces navires pouvaient couler à tout moment, à l’aller comme au retour. Les marchands ont donc décidé de partager le risque et c’est ainsi que sont nées les premières bourses. Les bourses ont véritablement décollé avec la révolution industrielle lorsqu’il a fallu accompagner les mutations technologiques et construire des infrastructures importantes dont la rentabilité immédiate était faible. Le financement par la dette s’avérait difficile. La seule classe d’actifs disponible pour mener à bien ces projets de long terme a donc été les fonds propres et les actions.
Notre travail consiste donc à créer des marchés transparents pour permettre à ceux qui ont de l’argent et qui recherchent du rendement de rencontrer ceux qui ont des projets risqués, mais qui n’ont pas assez d’argent et recherchent des ressources.
Notre rôle n’est pas d’orienter les préférences collectives, qui résultent du choix des investisseurs et certainement pas des stratégies des infrastructures de marché comme Euronext. Notre rôle est de veiller à ce que les investisseurs disposent chacun du même niveau d’information. Pour cela, nous fournissons le maximum d’outils pour que les investisseurs puissent prendre des décisions d’allocation d’actifs en connaissant parfaitement les projets dans lesquels ils investissent. Il est donc très important pour nous de rester neutres et d’être des facilitateurs. Mais il y a une différence entre un facilitateur passif et un facilitateur engagé. Nous nous situons clairement dans la seconde catégorie. Nous essayons de développer une offre d’indices qui aide les investisseurs à suivre les performances d’entreprises sur la base de critères liés à la responsabilité sociale et environnementale. Ces indices permettent par exemple d’encourager l’émission d’obligations vertes (« green bonds ») — une activité sur laquelle la France se place au deuxième rang européen. Nous contribuons aussi à faciliter les émissions d’OAT vertes (1), qui atteignent un très haut niveau, la France étant désormais le premier émetteur souverain sur le marché de la finance verte. C’est cela, un facilitateur engagé.
P. I. — Justement, à propos des green bonds... On sait, selon une enquête Ifop, que seulement 5 % des Français ont investi dans un fonds estampillé responsable (ISR). Comment mieux faire connaître les produits financiers durables ?
S. B. — Malheureusement, le marché du détail s’intéresse peu aux indices en dehors du CAC 40, qui reste le symbole d’investissement direct dans des actions françaises.
En France, cette pratique, que les anglais appellent l’« engAgement », qui consiste à entrer en relation opérationnelle avec les investisseurs particuliers pour encourager l’investissement dans des actifs financiers en direct, reste compliquée à mettre en œuvre. Nous subissons le poids du développement de l’assurance-vie et d’une fiscalité qui a longtemps été punitive à l’égard de l’investissement direct en actions, même si la situation s’est considérablement améliorée depuis 2017.
Accepter l’idée qu’il peut y avoir un alignement entre la performance financière et l’investissement responsable demande du temps à tous les acteurs. c’est le temps qu’il a fallu pour faire comprendre que manger bio n’était pas forcément un acte militant. De la même manière que le bio permet désormais de segmenter les offres alimentaires, on assiste à un mouvement de segmentation de l’offre de produits financiers avec des offres responsables.
P. I. — Combien pèse la finance responsable dans les indices d’Euronext ? À combien estimer, par exemple, le marché des actions « vertes » ?
S. B. — Euronext a accueilli 40 milliards d’euros d’obligations vertes sur ses marchés depuis 2012 — un chiffre réparti sur 42 émetteurs. C’est encourageant, mais les émetteurs doivent davantage s’intéresser à ces produits pour que nous construisions ensemble un gisement avec la taille critique nécessaire. Près d’un tiers du stock de nos familles d’indices répondent à des problématiques ESG (environnementales, sociales et de gouvernance) et deux tiers des indices que nous avons créés récemment sont liés à des objectifs ESG. Pour l’instant, le E de environnemental domine majoritairement, mais on voit poindre le G de gouvernance. L’erreur que tous les acteurs ont commise au départ a été sans doute de vouloir mêler différents critères au sein de mêmes indices thématiques ESG. On constate en réalité une tendance vers la spécialisation des indices. C’est aussi pour cela qu’Euronext s’entoure de partenaires ESG reconnus pour générer des expertises variées afin de produire des données intelligentes, indépendantes et crédibles.
P. I. — Par exemple ?
S. B. — Vigeo, Carbone 4, CDP et d’autres encore (2).
P. I. — Il y a donc de plus en plus de labellisation de ce type de produits ?
S. B. — Ce ne sont pas des labellisations, mais des partenariats construits avec des entreprises spécialisées dans l’évaluation d’émetteurs au regard de problématiques ESG pointues. Notre démarche consiste à assurer un dialogue ouvert avec le plus grand nombre d’observateurs extérieurs, sans endosser pour autant une labellisation plutôt qu’une autre.
P. I. — Des valeurs liées à la finance responsable performent- elles ?
S. B. — Elles performent très bien tout simplement parce qu’elles ont accès à des ressources d’investissement en croissance et qu’elles investissent sur des activités en croissance, à commencer par la transition énergétique.
P. I. — Y a-t-il un modèle européen qu’Euronext souhaiterait promouvoir ?
S. B. — Nous sommes des agrégateurs d’informations pour tous ceux qui souhaitent qu’une partie de leur épargne soit directement orientée vers des projets responsables. Tel est le modèle européen que nous voulons promouvoir.
(1) Obligations assimilables du Trésor, emprunts d’État.
(2) Vigeo-Eiris est une agence internationale indépendante de recherche et services ESG (environnement, social et gouvernance) à destination des investisseurs et des organisations privées, publiques et associatives.
Carbone 4 est un cabinet de conseil spécialisé dans la stratégie bas carbone et l’adaptation au changement climatique fondé en 2007 par deux experts des enjeux énergie-climat, Jean-Marc Jancovici et Alain Grandjean.
CDP (Carbon Disclosure Project) est une organisation à but non lucratif qui fournit un système de divulgation global d’informations ESG et étudie l’impact des principales entreprises mondiales cotées en bourse sur le changement climatique depuis 2002.