Politique Internationale — Monsieur le Ministre, si je vous dis « finance responsable », à quoi pensez-vous ?
Bruno Le Maire — Je pense d’abord à la finance verte, bien sûr : la finance a un rôle majeur à jouer dans la conversion de notre éco- nomie vers un modèle plus durable. Mais la finance responsable ne se réduit pas à la finance verte : elle prend aussi en considération les aspects sociaux et la gouvernance des entreprises dans lesquelles elle investit. Environnement, impact social, gouvernance : tels sont les trois piliers de la finance responsable.
P. I. — La finance responsable s’est-elle désormais imposée ou est-on encore loin du but ?
B. L. M. — En matière de finance verte, nous sommes au milieu du gué. Le cap fixé par les accords de Paris est pourtant clair : réorienter la finance au service du bien commun et spécifiquement du climat. Aujourd’hui, des étapes importantes ont été franchies.
Lors du dernier Climate Finance Day que j’ai organisé en décembre 2017 à Bercy, des engagements nombreux et précis ont été pris. Certaines entreprises du secteur financier ont renoncé à investir dans des activités trop polluantes et annoncé des engagements forts en faveur des financements verts. Des fonds responsables, des labels verts ont fait leur apparition.
Du côté des pouvoirs publics, nous avons engagé une transition verte des produits d’épargne grand public. Les investisseurs publics se sont lancés dans un verdissement progressif de leurs portefeuilles.
Pour autant, il reste du chemin à faire. I nous faut un cadre pour mieux mesurer et comprendre les risques climatiques : la transparence doit être plus importante, non seulement dans le secteur financier, mais aussi dans les entreprises où le secteur financier investit. Surtout, il y a encore une question de volume : les actifs responsables doivent se développer et devenir plus accessibles. C’est l’un des buts de la loi Pacte, qui va permettre de donner un meilleur accès aux produits verts et socialement responsables dans les placements préférés des Français : l’assurance-vie et l ’épargne-retraite.
P. I. — Avez-vous l’impression que cette finance responsable avance suffisamment vite ?
B. L. M. — On ne va jamais assez vite, surtout lorsqu’il s’agit de protéger la planète. Mais nous sommes nombreux à avoir pris conscience de l’urgence climatique. Il faut maintenant accélérer la transformation de notre économie vers un modèle plus durable. Le développement de la finance responsable sera essentiel. Dans ce domaine, la France agit en pionnière et continuera à porter ce débat sur la scène internationale.
P. I. — Ce qui est bon en matière de finance responsable est-il bon pour l’économie ?
B. L. M. — Sur ce sujet, ma religion est faite depuis longtemps : opposer finance responsable et croissance ou compétitivité, c’est être myope. Pensons à long terme. Je ne vois aucune contradiction entre la recherche de la compétitivité et la prise en considération des enjeux sociaux ou environnementaux. En réalité, les entreprises qui réussiront demain seront celles qui auront le plus innové et pris en compte ces grands enjeux. Cela vaut tout particulièrement pour le secteur financier. Aujourd’hui, qui irait placer son épargne dans une banque qui investit massivement dans de nouvelles centrales à charbon ?
P. I. — Une finance plus responsable est-elle aussi vecteur d’emplois ?
B. L. M. — Oui. la transition écologique est une chance aussi bien qu’un défi. Certains secteurs vont devoir se réinventer, comme les transports, l’énergie ou le bâtiment. L’innovation va aussi créer de nouveaux métiers, de nouveaux emplois dans l’éolien ou dans la production de batteries de quatrième génération.
Cela vaut également pour le secteur financier. Paris est déjà le pôle de référence de la finance verte et nous ferons tout pour accentuer cette dynamique, porteuse d’emplois. Une finance capable d’accompagner les mutations de notre économie et les projets verts ne peut que contribuer à la prospérité et à l’emploi dans tous les domaines.
P. I. — Comment développer, en France, cette notion de finance responsable ? Qui va la faire avancer ?
B. L. M. — Il faut poursuivre un dialogue constructif entre les entreprises du secteur financier, les entreprises non financières et les pouvoirs publics. Dans ce chantier, seul un effort concerté permettra des avancées rapides et efficaces.
P. I. — Qu’attendez-vous des entreprises sur ce terrain ?
B. L. M. — Pour être pleinement responsable, la finance a besoin que les entreprises soient toujours plus transparentes sur leurs pratiques en termes de responsabilité sociale et environnementale. Les outils que nous avons mis en place — comme le label investis- sement socialement responsable (ISR), le dispositif d’information par les investisseurs institutionnels de la gestion des risques liés au climat ou le rapport sur la responsabilité sociale des entreprises (RSE) — ne doivent pas être perçus comme des contraintes mais comme un moyen de faire évoluer les pratiques dans la bonne direction. Il ne s’agit en aucun cas d’ajouter de nouvelles obligations : c’est inefficace et contraire à notre stratégie économique. Aujourd’hui, il est en effet vital que nos entreprises se saisissent de ces moyens pour placer l’impact social et environnemental au cœur de leur réflexion.
P. I. — C’est un vieux débat : l’entreprise source de profit ou acteur du bien commun ? Qu’est-ce qu’une entreprise et que faut-il en attendre ?
B. L. M. — Disons-le clairement : l’entreprise est d’abord là pour créer de l’emploi et de la prospérité. Le profit n’est pas un gros mot : une entreprise qui n’est pas profitable est une entreprise condamnée, faute de pouvoir investir et innover.
Mais, en 2019, une entreprise n’est plus simplement ce lieu où l’on réalise des profits. Les entreprises transforment aujourd’hui notre vie au quotidien et ne peuvent pas négliger les aspects sociaux et environnementaux de leur activité. Nous avons voulu affirmer haut et fort leur rôle dans la transformation sociale et environnementale de notre pays en l’inscrivant dans le code civil. Il était grand temps que le droit reconnaisse la contribution des entreprises à nos grands enjeux de société. Ce sera l’une des dispositions fortes de la loi Pacte. Non seulement nos concitoyens l’exigent, mais je crois que les entreprises elles-mêmes y ont intérêt. D’ailleurs, beaucoup n’ont pas attendu la loi pour placer la RSE au cœur de leur stratégie.
P. I. — Votre volonté de contraindre les entreprises à prendre en compte cette dimension sociale a pu heurter au nom de la liberté. Est-ce le prix à payer pour des pratiques plus responsables et plus éthiques ?
B. L. M. — Nous proposons en effet, dans le code civil, que chaque société prenne en considération les enjeux sociaux et envi- ronnementaux de son activité. Mais soyons clairs : c’est déjà le cas, à des degrés divers, dans une immense part des entreprises aujourd’hui. Nous y ajoutons une possibilité plus ambitieuse bien que facultative : les entreprises pourront, si elles le souhaitent, se doter d’une raison d’être dans leurs statuts. Il ne s’agit pas de contraindre mais au contraire d’ouvrir le champ des possibles.
Dans tous les cas, modifier le code civil, ce n’est que consacrer l’avènement de la RSE qui est devenue une évidence.
P. I. — A-t-on perdu trop de temps pour voir émerger ces pratiques vertueuses ?
B. L. M. — Nn peut toujours faire mieux. mais, encore une fois, les entreprises françaises ne viennent pas de découvrir la vertu ! Et nous n’accusons pas de retard par rapport à nos voisins.
Quant à l’action des pouvoirs publics pour développer les bonnes pratiques, la France n’a pas à en rougir. Dès 2001, elle a mis en place un cadre de reporting RSE pour les entreprises, qu’elle a régulièrement développé depuis, notamment dans la loi Grenelle 2. Depuis 2015 et la loi sur la transition énergétique, tous les investisseurs doivent publier un rapport annuel sur la prise en compte des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) dans leur activité. La France a bien sûr joué un rôle essentiel dans la signature de l’accord de Paris. Et nous sommes parmi les premiers soutiens de la task-force sur la transparence climatique dans le secteur financier (TCFD) mise en place au niveau du G20. Lle monde n’est pas en avance, mais la France a joué son rôle d’aiguillon.
P. I. — Faut-il aussi travailler sur les relations avec les donneurs d’ordre ?
B. L. M. — Nous avons réalisé des progrès dans la structuration des filières économiques, notamment avec la refonte du comité national de l’industrie (CNI). Mais nous pouvons faire davantage. Dans beaucoup de secteurs, des procédés peu responsables persistent : je pense notamment aux délais de paiement, qui mettent encore de trop nombreuses TPE et PME en difficulté. Or c’est ma conviction profonde : pas de succès sans travail en commun.
Regardez la solidarité qui anime le tissu économique allemand : quand les temps sont durs pour un secteur, tout le monde se serre les coudes et les donneurs d’ordre assistent leurs sous-traitants. Il faut développer cet état d’esprit.
P. I. — Comment les règles prudentielles doivent-elles évoluer pour laisser place à une finance plus responsable tout en ne bridant pas l’activité ?
B. L. M. — Chaque outil a sa finalité. Les règles prudentielles sont là pour assurer la stabilité financière et doivent avant tout servir cet objectif. Cela ne signifie pas qu’elles sont incompatibles avec nos objectifs environnementaux. Mais je ne crois pas qu’introduire un système de bonus-malus soit une bonne méthode si elle n’est pas pleinement cohérente avec la finalité première des outils prudentiels : assurer la stabilité financière.
P. I. — Quel est le rôle de l’État ? Le périmètre de cette finance responsable doit-il être mieux défini et mieux réglementé ?
B. L. M. — En matière de finance responsable, le premier rôle de l’État est de montrer l’exemple. C’est ce que nous faisons pour la finance verte. Conformément à son engagement lors de la COP21, la France émet depuis janvier 2017 une obligation verte. Les pays à avoir pris une telle décision se comptent encore sur les doigts d’une main. Fin 2017, nous avons aussi adopté une charte des investisseurs publics en faveur du climat. Tous les investisseurs publics doivent désormais intégrer des critères d’impact climatique dans leur politique d’investissement.
Deuxième rôle de l’État : offrir un cadre réglementaire efficace. Au niveau national, nous avons pris des initiatives afin de mieux orienter les placements des Français dans les produits verts. Avec les changements apportés à l’assurance-vie et au livret de développement durable et solidaire, ce sont près de 2 000 milliards d’actifs qui sont désormais plus verts. Pour le reste, je pense que la bonne échelle est européenne. Si la France doit conserver l’initiative sur la réflexion, elle ne doit pas systématiquement sur- transposer les exigences européennes.
P. I. — Existe-t-il un modèle français ou, plus généralement, européen qu’il conviendrait de promouvoir à l ’international ?
B. L. M. — Oui. tous les pays ne partagent pas encore nos convictions sur l’urgence climatique et environnementale. Le retrait américain de l’accord de Paris suffit à le montrer. Mais cela ne retranche rien à nos ambitions, comme nous l’avons réaffirmé avec la tenue à Paris du One Planet Summit en décembre dernier. La France et l’Europe continuent à montrer l’exemple en multipliant les outils pour verdir nos économies : réglementation, outils d’incitation, etc. À l’heure actuelle, l’Europe possède les mécanismes les plus innovants en la matière, et la France est à l’avant-garde de ce combat.
P. I. — Comment mettre en place des règles du jeu équitables à l’international ?
B. L. M. — Sur tous les biens communs, qu’il s’agisse du climat, du numérique ou du développement harmonieux de l’économie mondiale, nous n’arriverons à rien sans la restauration d’un cadre multilatéral ambitieux. Face aux logiques unilatérales et à la tentation du rapport de force, toute notre action internationale vise à réinventer le multilatéralisme.
P. I. — Pour conclure, l’avenir est-il au capitalisme responsable ?
B. L. M. — Le choix est clair : rendre le capitalisme plus responsable ou faillir face à l’Histoire.