Politique Internationale — L’émergence de la finance responsable a-t-elle permis d’améliorer la condition des travailleurs dans le monde ?
Guy Ryder — L’impact a certainement été positif, mais il ne faut pas en exagérer la portée. Force est de constater que, depuis 2008, le système financier n’a guère contribué à l’économie réelle et à l’emploi. On parle beaucoup des effets délétères des mutations technologiques, mais savez-vous que le système financier a détruit bien plus de postes de travail au cours des dix dernières années que la technologie ? Pour l’instant, la finance sociale reste une niche.
P. I. — Que reprochez-vous à cette finance qui, selon vous, détruit des emplois ?
G. R. — Ce sont les excès du système financier qui ont provoqué le krach de 2008, avec toutes ses conséquences. Mais les entreprises elles-mêmes sont prisonnières des attentes des marchés financiers et d’une vision à court terme. Ce qui compte à leurs yeux, c’est le résultat financier. Or chercher à réaliser un maximum de profit n’est pas nécessairement la meilleure manière de construire des entreprises qui vont durer dans le temps, créer des emplois et mieux répondre à leurs fonctions sociales. Il existe une prise de conscience, mais nous restons un peu bloqués sur cette question.
D’un autre côté, je crois sincèrement que beaucoup d’entreprises cherchent à s’aligner sur l’agenda de 2030 des Nations unies. Tout le monde est d’accord sur le fait que le secteur privé doit jouer un rôle essentiel dans la réalisation des objectifs du développement durable. Mais, pour cela, il faut changer la manière dont la finance répond aux besoins du monde réel et donc des citoyens.
P. I. — Sous l’étiquette « finance responsable » on a tendance à ranger toutes sortes d’éléments : le bien-être au travail, le dialogue social, le handicap, le respect des femmes, le travail forcé, le niveau de salaire...
G. R. — L’oit a développé le concept de « travail décent ». Il s’agit d’un travail effectué dans des conditions acceptables, donnant lieu au versement d’un salaire qui permet de mener une vie normale. Il s’accompagne du respect des droits fondamentaux des travailleurs : protection sociale, liberté syndicale, négociation collective, absence de discrimination, interdiction du travail forcé et du travail des enfants... Ces droits constituent les règles du jeu minimales et devraient être respectés par tous.
P. I. — Justement, prenons l’exemple du salaire. Le salaire légal, tel qu’on le définit dans certains pays, est-il suffisant ? Ne devrait-on pas évoquer plutôt un salaire vital, vieille notion qui a du mal à s’imposer ?
G. R. — La terminologie est importante. Vous dites : « salaire légal. » Je dirais plutôt : « salaire minimum », qu’il soit fixé par la loi ou par les conventions collectives. Il est intéressant de constater que les États membres de l’OIT s’intéressent de plus en plus à ces questions. l’Allemagne a introduit le salaire minimum il y a deux ans — une grande première dans un pays qui n’en avait jamais connu. Dans mon propre pays, au Royaume-Uni, il n’y avait pas non plus de salaire minimum jusqu’en 1998 — c’est une initiative du gouvernement de tony Blair — parce qu’on s’en remettait aux négociations collectives. Les syndicats étaient assez puissants pour jouer ce rôle de régulation. On se méfiait du salaire minimum parce qu’on craignait qu’il aboutisse à un nivellement des rémunérations vers le bas.
P. I. — Comment le niveau de ce salaire minimum est-il fixé ?
G. R. — L'OIT prend en compte deux paramètres. D’une part, les besoins des travailleurs. le salaire minimum est-il suffisant pour vivre décemment ? Dans beaucoup de pays, la réponse est non. Et, d’autre part, parce qu’on n’est pas dans un monde idéal et qu’il faut rester réaliste : le salaire minimum doit être compatible avec les possibilités productives de l’économie. Nous encourageons les gouvernements, les salariés et les employeurs à se concerter pour en déterminer le montant.
Pour revenir à votre question précédente, il est exact que la constitution de l'OIT, qui date de 1919, mentionne dans son préambule un salaire assurant un niveau de vie convenable pour l’ensemble des travailleurs. Cela fait cent ans qu’on parle d’un « salaire vital ». Mais la réalité, c’est que nous n’avons jamais réussi à donner corps à cette idée.
P. I. — Comment expliquez-vous cet échec ?
G. R. — Bonne question ! Je pense que, malgré la vision des fondateurs de notre organisation, il n’est pas évident de mettre d’accord 187 États membres sur un sujet aussi sensible. Mais, aujourd’hui, le « salaire vital » est de nouveau d’actualité. À l’OIT, nous travaillons avec des entreprises qui ont pris l’engagement de fixer un « salaire vital » pour leurs employés et pour l’ensemble de leur chaîne d’approvisionnement. La célébration de notre centenaire devrait être l’occasion de nous replonger dans les textes qui ont présidé à la création de l’OIT en 1919 ainsi que dans la déclaration de Philadelphie de 1944. Ces documents, en avance sur leur temps, contiennent bon nombre d’idées dont certaines méritent d’être réexaminées.
P. I. — Êtes-vous optimiste ?
G. R. — Oui. parce qu’il le faut mais, surtout, parce qu’il existe une vraie demande de la part de la société. Est-il acceptable que tant de gens qui travaillent à plein temps, y compris dans les pays riches, vivent dans la pauvreté ? Je ne le pense pas.
P. I. — La tâche est d’autant plus compliquée que, comme le faisait remarquer Amundi dans une note en 2018, les entreprises donneuses d’ordre font appel à une multitude de sous-traitants dans différents pays...
G. R. — Certes, mais, encore une fois, plusieurs grandes entreprises, et non des moindres, se sont engagées de manière formelle à assurer des « salaires vitaux » à l’ensemble de leurs employés. C’est notamment le cas de H&M.
Cette question fait partie du débat sur les multinationales et sur la gestion des chaînes mondiales d’approvisionnement. Ce qui est intéressant, c’est que ce débat déborde du cadre politique et intéresse désormais le secteur privé. Il s’agit d’une avancée encourageante.
P. I. — Revenons sur la finance responsable. Qui doit en définir les critères en matière de travail ? Faut-il décerner des labels aux entreprises ?
G. R. — La question des labels sociaux a été posée il y a 25 ans. Jusqu’ici, l’OIT ne s’est pas impliquée pour plusieurs raisons, la plus importante étant la fiabilité. Nos États membres peuvent-ils réellement s’engager à mettre en place des mécanismes de vérification qui permettraient d’accorder des labels sociaux fiables ? On peut en douter.
En Indonésie, par exemple, nous contribuons à créer des systèmes de financement de l’activité économique socialement responsables, comme le microcrédit ou les coopératives. À mon arrivée à la tête de l’OIT, j’ai ouvert un département entreprise. C’est un peu une bizarrerie mais, bien que nous soyons une organisation tripartite, nos mandants côté employeurs sont surtout des organisations patronales nationales, comme le Medef en france. Il est important que l’oit se rapproche beaucoup plus de l’ensemble des entreprises. en soi, c’est une petite innovation au sein de notre organisation.
P. I. — Les entreprises sont-elles prêtes à vous écouter et à recevoir ce type de conseils ?
G. R. — Oui, absolument. J’étais en octobre dernier à Paris où j’ai pu m’entretenir avec plusieurs PDG de grandes sociétés. Le patronat français se montre très à l’écoute des problématiques sociales et trouve un grand intérêt à travailler avec notre organisation. Ce genre de partenariat s’avère bénéfique non seulement pour les salariés mais aussi pour les entreprises. Par exemple, nous abordons avec elles des thèmes comme le handicap, le travail forcé ou la protection sociale.
P. I. — Qu’est-ce qui les pousse à collaborer avec vous ?
G. R. — Essentiellement des raisons liées à leur image. Le consommateur a une certaine idée de ce que l’entreprise devrait être et de la manière dont elle devrait se comporter. De leur côté, les chefs d’entreprise ont le sens de leur responsabilité sociale. Cela ne m’étonne pas, et j’en suis ravi.
P. I. — Dans le cas de H&M, quel a été l ’événement déclencheur ?
G. R. — H&M est un exemple concret de ce que nous avons réalisé au Bangladesh. Trois jours après la catastrophe du Rana Plaza en avril 2013 (1), des responsables de l’OIT arrivaient sur place. Ils ont accompagné les représentants de l’État, des travailleurs et des employeurs membres de notre organisation pour mettre au point un plan d’action sur la responsabilité de l’industrie textile et de la confection.
P. I. — Il aura fallu 1 000 morts pour que les acteurs de la filière prennent conscience des problèmes...
G. R. — C’est malheureusement vrai : il faut parfois une tragédie pour que des mesures qui auraient pu être prises plus tôt soient enfin adoptées. de ce point de vue, il y a eu un « avant » et un « après » Rana Plaza. La première étape, je le disais, a consisté à négocier un plan d’action avec le Bangladesh.
Dans un second temps, les fédérations syndicales internationales et les grandes marques de distribution présentes à Paris, à Madrid ou à Londres ont pris l’initiative : elles ont conclu une alliance pour la santé et la sécurité des travailleurs qui oblige les entreprises de l’industrie textile du Bangladesh à garantir la sécurité de leurs employés. Il y a eu une forte mobilisation tout au long de la chaîne d’approvisionnement, mais l’impulsion est venue d’Europe, des États-Unis et du Japon. Cette alliance entreprises-syndicats a permis des avancées significatives. Nous avons su convaincre le gouvernement du Bangladesh de la nécessité d’établir des conditions de travail acceptables. Il s’est montré d’autant plus réceptif à nos arguments que le secteur du textile occupe une place extrêmement importante, en termes d’emplois et de développement, et que le pays ne peut pas se permettre de perdre cette activité.
P. I. — Après le Bangladesh, quel est le prochain pays sur la liste ?
G. R. — Nous avons créé, en partenariat avec la Société financière internationale (SFI), le programme mondial Better Work qui vise principalement l’industrie textile. Il est implanté dans plusieurs pays qui sont des gros fournisseurs comme le Vietnam, le Cambodge ou Haïti. Nous essayons d’établir des normes acceptables par toutes ces entreprises en impliquant les distributeurs.
P. I. — On assiste à une prise de conscience générale, aussi bien des fabricants et des distributeurs que des consommateurs. Mais tous les États jouent-ils le jeu ? N’ont-ils pas parfois intérêt à fermer les yeux sur certaines pratiques ?
G. R. — Vous avez raison. le rôle principal de notre organisation est d’édicter des normes. Nous faisons adopter les conventions internationales du travail qui définissent les règles du jeu et nous nous assurons qu’elles sont bien appliquées. Parmi les systèmes de contrôle mis en place par les organisations internationales, le nôtre est sans doute l’un des plus efficaces. Tout État signataire d’une convention de l’OIT peut être appelé à répondre de ses actes devant nous s’il est accusé de ne pas avoir respecté ses obligations.
C’est le cas actuellement du Venezuela où nous avons envoyé une commission d’enquête. Une grande partie de notre travail consiste à promouvoir l’application des normes internationales du travail.
P. I. — Dernier exemple, le Qatar, où vous avez ouvert un bureau au printemps dernier. Ce pays a longtemps été montré du doigt en raison du traitement infligé aux travailleurs migrants. Leur situation s’est-elle améliorée ?
G. R. — Elle s’est améliorée grâce à notre système normatif. Des plaintes ont été introduites par les syndicats contre le Qatar, et un accord a été trouvé avec notre conseil d’administration pour la mise en place d’un programme de coopération technique. Nous avons effectivement ouvert un bureau à Doha, avec un directeur sur place depuis quelques mois. Désormais, les travailleurs migrants peuvent frapper à notre porte et nous dire : « J’ai un problème, aidez-moi. » Il n’est plus possible de fermer les yeux sur ces pratiques.
P. I. — Combien de points noirs recensez-vous encore dans le monde ?
G. R. — Beaucoup ! La moitié de la population mondiale vit dans des pays qui n’ont pas ratifié la fameuse convention no 87 de l’OIT, c’est-à-dire la convention sur les libertés syndicales. Autrement dit, la moitié de la population de notre planète ne bénéficie pas de cette protection. Et il ne suffit pas de ratifier une convention. Encore faut-il l’appliquer. Je suis réaliste : le monde du travail n’est pas un monde facile, mais nous sommes là pour l’améliorer.
P. I. — Vous avez évoqué la mission des entreprises et des États. Qu’attendez-vous des partenaires sociaux ?
G. R. — Leur fonction est absolument cruciale. Le premier défi est celui de la représentativité. On reproche très souvent aux syndicats mais aussi aux organisations patronales de ne pas avoir une représentativité suffisamment forte pour être crédibles. Cela dépend vraiment des cas. Dans bon nombre de pays, il n’est pas facile d’être syndicaliste. Pourtant, il est absolument essentiel que les syndicats accompagnent les mutations au sein du monde du travail.
L’autre grand défi pour eux, c’est de parvenir à exister dans le secteur informel. Par ailleurs, je suis conscient que les syndicats ont du mal à pénétrer les secteurs de haute technologie. On a tendance à dire que les employés des entreprises high-tech ne s’intéressent pas au syndicalisme, mais à travers ma propre expérience, je crois que c’est plutôt une question de taille : il est beaucoup plus facile d’organiser une usine qui emploie 5 000 salariés que 1 000 start-up de 5 salariés.
P. I. — L’émergence de la finance responsable peut-elle conduire à un monde meilleur et, de façon générale, à une économie plus performante ?
G. R. — Encore une fois, je suis optimiste. L’avenir du travail n’est pas décidé d’avance. C’est à nous de le définir. Et il me semble que, dans cette perspective, la finance socialement responsable a un rôle majeur à jouer. L'objectif est de mettre le système financier au service des besoins de l’économie réelle et de la création d’emplois. pour l’instant, on en est encore loin, mais nous y travaillons.
(1) le 24 avril 2013 s’effondrait le bâtiment du Rana Plaza qui abritait à Dacca, capitale du Bangladesh, plusieurs ateliers de confection travaillant pour diverses marques internationales de vêtements, provoquant la mort de 1 127 ouvriers de l’industrie textile.