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Du bon usage des armées françaises

Entretien avec François Lecointre, Chef d'état-major des armées depuis 2017 par Isabelle Lasserre, chef adjointe du service Étranger du Figaro

n° 162 - Hiver 2019

François Lecointre

 

Isabelle Lasserre - Emmanuel Macron a insisté sur la nécessité d'une armée européenne pour pallier le désengagement des États-Unis et pour se défendre contre les menaces russe et chinoise. Partagez-vous son diagnostic ?

 

François Lecointre - La Chine est un compétiteur stratégique. Pour les États-Unis évidemment, mais aussi pour l'Europe. Elle mène une sorte de « combat » sur les zones d'influence traditionnelles de notre continent, notamment le Bassin méditerranéen et l'Afrique. La Chine vend ses nouvelles Routes de la soie, mais il faut remarquer que ses tractations ne sont assorties d'aucune condition en matière de droits humains. Elle prend pied en Afrique dans des régions où se croisent, comme à Djibouti, d'importantes routes d'approvisionnement et part à la conquête d'immenses territoires dans le but d'accéder à des terres rares et à des zones cultivables. Son action place certains pays dans un état de dépendance économique en créant chez eux une forte dette, sans apporter forcément de contreparties en termes de création de richesses ou d'emplois. Nous pensons que pour stabiliser le Sahel nous devons prioritairement encourager le développement en permettant que les acteurs locaux s'approprient la résolution de leurs problématiques propres et travaillent avec les Européens à la résolution de problématiques partagées comme le risque de flux migratoires incontrôlables. Les activités de la Chine ne jouent pas nécessairement en faveur de cette stabilisation.

I. L. - Faites-vous la même analyse du risque russe ?

F. L. - La Russie est perçue comme une menace plus directe, en tout cas en France et en Europe. Force est de constater que la Russie fait peu pour rassurer, notamment les pays de l'est de l'Europe. N'oublions pas, cependant, qu'elle peut concourir à la stabilisation du Moyen-Orient. Elle est l'un des acteurs de la crise et son action peut contribuer à enrayer une résurgence et une réorganisation du djihadisme terroriste au Levant. Il est important d'orienter son action. Idéalement, il s'agirait de bâtir avec Moscou un encadrement strict et organisé de la sécurité en Europe.

I. L. - Et les États-Unis ? Votre relation avec les militaires américains a-t-elle été affectée par l'arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche ?

F. L. - Pas du tout. Nos rapports avec le haut commandement militaire américain n'ont pas évolué depuis l'élection de l'actuel président. Les militaires américains savent depuis longtemps que rien ne peut plus se faire sans coalition. Face au développement de la compétition, il faut serrer les rangs entre alliés. Sur le terrain, au Levant, les Français sont ceux qui, derrière les Américains, fournissent le plus d'efforts, le plus d'avions et le plus de moyens d'artillerie. Nous sommes également engagés auprès des forces irakiennes. Et nous sommes aussi présents en Méditerranée orientale où notre rôle est celui d'un acteur majeur. En Afrique et au Sahel, les Américains nous reconnaissent le rôle de leader et nous appuient dans le combat que nous menons contre les groupes armés terroristes. Depuis que quatre militaires américains sont morts dans une embuscade de l'État islamique à Tongo Tongo au Niger en 2017, ils ont pris conscience que la lutte contre les djihadistes en Afrique était un sujet grave et qu'ils pouvaient eux aussi être visés. Aux yeux des États-Unis, nous sommes un allié fiable, efficace et qui travaille dans une zone où ils sont moins investis. Ils savent aussi que la France entraîne les autres Européens dans cette zone hautement sensible. Par ailleurs, au-delà de l'esprit combattant, l'armée française est particulièrement appréciée pour sa fiabilité. Cette confiance s'est traduite en actes lors des frappes que nous avons menées en commun, en avril dernier, en Syrie. C'est un constat objectif : nous sommes actuellement le principal allié de Washington. La France, sans doute parce qu'elle a été le pays le plus touché par le terrorisme, a réagi avec plus de détermination que les autres. Cet engagement explique pourquoi les Américains ne nous reprochent pas de ne pas être présents en Afghanistan. Ils savent les efforts que nous accomplissons ailleurs pour la sécurité collective.

I. L. - L'idée d'une armée européenne, que nous évoquions il y a un instant, suscite-t-elle autant d'irritation parmi les militaires américains qu'à la Maison-Blanche ?

F. L. - Il existe chez les militaires américains une incompréhension vis-à-vis du projet d'autonomie stratégique européenne. Le haut commandement militaire redoute, en effet, qu'il ne sape les bases de l'Alliance atlantique. C'est un paradoxe, car les mêmes militaires reconnaissent qu'ils ont besoin d'alliances et ils se félicitent que nous soyons leurs principaux alliés. Les États-Unis poussent les pays de l'Otan à investir davantage dans leur défense, mais la simple évocation d'une autonomie stratégique européenne les inquiète. Nous leur répondons que ce projet ne fragilisera ni les États-Unis ni leurs alliés et que jamais il n'entraînera une fissuration du bloc Otan. Nous essayons de les convaincre qu'il permettra au contraire d'enrichir l'Alliance de nouvelles compétences : celle que nous déployons en Afrique ou contre les agressions hybrides de type cyberattaques. En résumé, une Alliance forte, une Europe forte. Nous faisons tout pour rassurer les Américains et leur prouver que nous ne cherchons pas à entrer en concurrence mais que nous sommes au contraire complémentaires. C'est la raison pour laquelle nous les tenons informés des avancées de l'IEI, l'Initiative européenne d'intervention (1).

I. L. - Quand les Américains exigent des Européens qu'ils dépensent plus pour leur défense, que leur répondez-vous ?

F. L. - Les responsables politiques américains demandent avec insistance aux pays européens d'augmenter leurs budgets militaires. Mais lorsque nous le faisons, ils croient déceler chez nous la volonté de nous organiser tout seuls... Il semble que si certains de ces responsables souhaitent que les pays européens accroissent leurs budgets, c'est d'abord pour pouvoir leur vendre des équipements !

I. L. - La guerre contre le terrorisme est-elle en train d'être gagnée ?

F. L. - Le terrorisme perdure en Afrique, où il est profondément enraciné. Au départ, la question du djihad ne se posait pas. Mais depuis quinze ans, l'incapacité de certains États à remplir leur rôle …