Les Grands de ce monde s'expriment dans

Le fragile équilibre moldave

Entretien avec Igor Dodon, Président de la République de Moldavie depuis 2016 par Sébastien Gobert, journaliste indépendant basé à Kiev

n° 162 - Hiver 2019

Igor Dodon

Chisinau surprend le visiteur par son charme provincial. Au coeur de cette capitale aux rues étroites et aux maisons de moins de trois étages, un petit hôtel particulier de la seconde moitié du XIXe siècle est devenu l'un des bureaux du président de la République. Les poêles en céramique y sont bien conservés, le jardin, agréable et le personnel, aimable. Voilà qui tranche avec le mélange coutumier de grandeur kitsch et de sévérité que l'on rencontre dans d'autres administrations présidentielles de l'espace post-soviétique, de Moscou à Erevan. Quand Igor Dodon, 43 ans, apparaît par une porte de la salle de réception, c'est le sourire aux lèvres et le teint hâlé. Depuis son accession aux responsabilités le 23 décembre 2016, il préside, dans ce petit bâtiment accueillant, aux destinées d'une importante plaque tectonique de la géopolitique européenne.

Le pays n'est pas grand : 33 846 km2, soit à peine plus que la Belgique, pour une population de moins de 3 millions d'habitants. Pourtant la Moldavie est choyée - parfois à outrance - par l'Union européenne et convoitée par la Russie. Elle panse encore les séquelles de la dislocation de l'URSS en 1991 et se cherche une voie propre face à son pays-frère, la Roumanie (1). Sur sa frontière Est, elle doit apaiser les inquiétudes sécuritaires d'une Ukraine déchirée par la guerre. Sans oublier l'épineux dossier de la Transnistrie, ce territoire sécessionniste, détaché de facto du pays depuis les affrontements de 1990-1992 (2) et tenté par un rattachement à la Russie (3). Autant de problèmes et de défis qu'Igor Dodon entend saisir à bras-le-corps pendant son mandat qui court jusqu'en décembre 2020.

Mais, pour ce faire, il lui faut gagner les prochaines élections législatives. Dans la république parlementaire qu'est la Moldavie, le président est souvent réduit à un rôle symbolique. Pour qu'Igor Dodon puisse réellement gouverner, son Parti des socialistes (4) doit remporter un nombre appréciable des 101 sièges du Parlamentul (Parlement) au scrutin du 24 février 2019. Ce serait l'occasion, pour le chef de l'État, de prendre une belle revanche sur ses adversaires politiques, une large alliance de formations libérales arrivée au pouvoir en avril 2009 à la faveur de protestations populaires contre le Parti communiste, alors indéboulonnable. Igor Dodon était à l'époque ministre de l'Économie du gouvernement communiste. Regroupés sous l'étendard pro-européen, ces partis libéraux ont été souvent accusés de ne guère oeuvrer pour l'intégration européenne, d'entretenir un système oligarchique de non-droit et d'encourager un climat de corruption généralisée. Pour ne citer qu'un exemple, la disparition, en 2014, d'un milliard de dollars de trois banques nationales avait provoqué un scandale retentissant (5).

Discrédités, ces partis prétendument pro-européens se sont déchirés entre eux. La majorité n'est aujourd'hui composée que du seul Parti démocratique, présidé par l'oligarque le plus puissant du pays, Vladimir Plahotniuc. L'homme, l'accusent ses détracteurs, aurait usé de méthodes douteuses pour constituer sa fortune. Il aurait recours à des procédés tout aussi peu recommandables dans sa pratique politique : mise au pas de la justice, contrôle des organes de sécurité, mainmise sur le Parlement et le gouvernement, instrumentalisation de la Cour constitutionnelle... Cette dernière s'est ainsi empressée de suspendre le président Dodon (6) quand celui-ci a opposé son veto à des nominations de ministres votées par la majorité ou encore lorsqu'il a voulu préserver la diffusion de chaînes de télévision russes en Moldavie. Pour le Parti démocratique, il s'agissait de passer outre l'« opposition stérile » de la présidence. Pour le chef de l'État, ce n'était qu'un déni de démocratie. Dernier coup de force en date du Parlement : l'adoption, en juillet 2018, d'une cinquantaine de propositions de loi sans débat parlementaire. Parmi celles-ci, une réforme fiscale très critiquée qui amnistie les anciens évadés fiscaux et leur permet de légaliser des actifs douteux. Mais aussi une loi reportant les élections législatives, initialement prévues pour novembre 2018, au 24 février 2019. Une preuve, pour le président, de l'extrême impopularité d'un Parti démocratique qui chercherait à gagner du temps afin de limiter sa défaite dans les urnes.

À ces abus de pouvoir à répétition qu'il dénonce, Igor Dodon oppose un programme clair : renforcer le rôle du chef de l'État à travers une réforme de la Constitution ; assurer une véritable indépendance de la justice afin de lutter efficacement contre la corruption ; restreindre les droits des minorités sexuelles (7) afin de ne pas brusquer le corps traditionnel de la société chrétienne orthodoxe ; respecter la diversité ethno-culturelle du pays en garantissant les droits linguistiques de chacun, en particulier des russophones (8) ; réintégrer la Transnistrie sécessionniste au sein d'un État réformé, voire fédéralisé ; définir une position de neutralité vis-à-vis des grands acteurs de la région et, donc, cesser d'envisager une hypothétique intégration dans l'Union européenne ou dans l'Otan.

Les idées d'Igor Dodon trouvent un écho particulièrement favorable à Moscou où il se rend régulièrement pour s'afficher en compagnie de Vladimir Poutine. Le Moldave ne cache pas son admiration pour l'homme fort du Kremlin. À Chisinau et au-delà, il est même affublé de l'étiquette de « pro-russe ». Ses adversaires politiques le qualifient d'« instrument du Kremlin » qui chercherait à renier les accords de coopération avec l'Union européenne et les États-Unis (9) pour se rapprocher de l'Union économique eurasiatique pilotée par Moscou. Le président balaie ces insinuations d'un revers de la main : il n'est ni pro-russe ni pro-européen mais seulement pro-moldave, affirme-t-il.

Francophone, c'est dans un français un peu chantant qu'il entame notre interview, avant de poursuivre dans un russe mieux maîtrisé.

S. G.

Sébastien Gobert - Monsieur le Président, les élections législatives étaient prévues pour novembre 2018. Elles ont été reportées au 24 février 2019. Vous souhaitez, naturellement, que votre formation politique, le Parti des socialistes, les remporte...

Igor Dodon - Je vous coupe : ce n'est pas moi qui le souhaite, mais le peuple moldave !

S. G. - Il n'empêche. En tant que président, vous devriez a priori vous tenir en retrait de la politique politicienne. Or vous êtes très impliqué dans la campagne. Pourquoi …