Les Grands de ce monde s'expriment dans

Le triangle Pékin-Moscou-Washington

Entretien avec Thomas Gomart, Directeur de l'IFRI par Grégory Rayko, rédacteur en chef adjoint de Politique Internationale

n° 162 - Hiver 2019

Thomas Gomart

Grégory Rayko - Pourquoi parlez-vous d'« affolement du monde » dans votre dernier ouvrage ?

Thomas Gomart - Au cours de mes voyages, ces deux dernières années, j'ai constaté une impression partagée de perte de contrôle et d'emballement du système international - un emballement dont l'élection surprise de Donald Trump est l'un des symptômes. Plus profondément, je m'interroge, depuis plusieurs années, sur un retour des grandes peurs, comme cela a pu être observé à différentes périodes historiques. À titre d'exemple, dans son discours à l'Arc de Triomphe le 11 novembre dernier, Emmanuel Macron déclarait : « Additionnons nos espoirs au lieu d'opposer nos peurs. » Je crains que ces dernières ne prédominent aujourd'hui en Europe.

Ce phénomène s'explique par une série de raisons. Tout d'abord, la fin du mythe de la convergence, c'est-à-dire de cette idée selon laquelle la Chine et la Russie (qui a rejoint l'OMC en 2012) joueraient le jeu de la mondialisation en suivant les règles occidentales. En réalité, ces deux pays n'entendent nullement s'y soumettre mais, au contraire - et même s'ils se trouvent dans des situations fort dissemblables - imposer leurs propres règles. Ensuite, l'affolement actuel s'observe en particulier au sein des élites européennes, encore stupéfaites par le Brexit et l'élection de Donald Trump. Elles commencent à comprendre que les règles du jeu sont en train de changer rapidement en leur défaveur. Le terme « populisme » traduit, différemment aux États-Unis et en Europe, la fracture entre les gagnants et les perdants de la mondialisation. On assiste à un retour au premier plan de la question sociale qui résulte de l'accroissement des inégalités. Parallèlement, le terrorisme militarisé a mis fin à l'insularité stratégique de l'Europe. La crise migratoire illustre la difficulté, pour l'UE, de maîtriser ses frontières et de développer une approche coordonnée. Les dégradations de l'environnement font désormais directement ressentir leurs effets aux États-Unis comme en Europe. Et le discours sur l'innovation technologique suscite espoir chez les personnes formées et inquiétude chez celles qui ne maîtrisent pas les nouveaux outils mais comprennent les menaces que ceux-ci font peser sur l'emploi salarié. L'immédiateté empêche presque totalement de faire preuve d'intentionnalité politique, inscrite dans la durée, ce qui entretient l'affolement.

G. R. - Vous insistez beaucoup sur le triangle États-Unis/Chine/Russie en évoquant une consolidation stratégique. Qu'est-ce que ce concept recouvre exactement ?

T. G. - Je pense que, en Europe, on sous-estime le jeu actuellement à l'oeuvre entre ces trois acteurs en raison de l'importance que l'UE accorde à chacun d'entre eux séparément et de l'image qu'elle a d'elle-même. Ces trois membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies disposent d'un pouvoir de structuration des équilibres stratégiques qui est désormais supérieur à celui de l'UE, laquelle ne cesse de répéter qu'elle est encore le plus grand marché du monde. La crise actuelle du multilatéralisme s'explique avant tout par leur comportement ; ils forment un triangle dont les déformations affectent directement la stabilité internationale.

G. R. - Depuis l'éclatement du conflit ukrainien en 2014, l'Occident a adopté une ligne très dure vis-à-vis de Moscou. Ce faisant, les Américains et les Européens ne sont-ils pas en train de pousser la Russie dans les bras de la Chine ?

T. G. - C'est un argument surtout utilisé en Europe par ceux qui se désolent de la dégradation des relations russo-européennes. Ils espéraient que ces relations contribueraient à la stabilité internationale et incarneraient une identité pan-européenne spécifique, susceptible de contester la domination stratégique américaine. Or, depuis l'annexion de la Crimée et la déstabilisation de l'Ukraine à laquelle la Russie se livre depuis 2014, les relations russo-européennes alimentent l'instabilité internationale. Insister sur cette attraction que Pékin exerce sur Moscou est une manière indirecte d'établir un constat d'échec de la politique européenne à l'égard de la Russie.

Ce constat conduit à quatre remarques de nature différente. Premièrement, la ligne de l'Occident vis-à-vis de Moscou est-elle vraiment « très dure » comme vous le dites ? Je n'en suis pas sûr au regard de la portée des sanctions qui ont elles-mêmes entraîné des contre-sanctions. Les principaux concernés - les Ukrainiens - ne manquent pas de souligner la complaisance dont les capitales européennes font preuve, à leurs yeux, à l'égard de Moscou, ainsi que leur manque de dureté. Deuxièmement, en 2016, les relations économiques entre la Chine et la Russie s'élevaient à 68 milliards de dollars. Elles étaient déficitaires pour la Russie. Les relations entre cette dernière et l'UE s'élevaient à 206 milliards et étaient excédentaires pour la Russie. On le voit : si la Chine est devenue le principal partenaire de la Russie sur le plan bilatéral, l'économie russe bénéficie fortement de ses relations avec l'UE. Troisièmement, ce discours selon lequel la Russie tomberait dans les bras de la Chine se retrouve peu à Moscou dans la mesure où les élites stratégiques russes, vis-à-vis des Européens, se plaisent aux rodomontades ; elles savourent leur importance retrouvée. Quatrièmement, les dirigeants européens peinent à comprendre à quel point le Kremlin juge son retour de puissance à l'aune de l'importance que la Maison-Blanche lui accorde.

Cette lecture d'une Russie qui irait vers la Chine à cause de l'Occident atténue volontiers deux éléments clés : la part de responsabilité de la Russie dans la dégradation du contexte stratégique ; et l'évolution idéologique du régime de Vladimir Poutine qui se voit de plus en plus comme l'avant-garde d'une révolution conservatrice globale. En présentant Vladimir Poutine comme un pragmatique ou un joueur d'échecs, on ne voit pas à quel point son régime ne cesse de produire une idéologie de contestation de la prédominance stratégique américaine et de relativisation des prétentions universalistes européennes.

G. R. - Le rapprochement avec la Chine sur la scène internationale est-il idéologique ?

T. G. - Oui, dans la mesure où les deux pays contestent ouvertement la domination des États-Unis et le cours qu'ils ont donné à la mondialisation. Non, dans la mesure où ils le font différemment, et avec des horizons de temps différents. Pékin pense à horizon 2049 (date du centenaire de …