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Pologne : réponse aux donneurs de leçons

Entretien avec Mateusz Morawiecki, Premier ministre de Pologne depuis décembre 2017, par Isabelle Lasserre, chef adjointe du service Étranger du Figaro

n° 162 - Hiver 2019

Mateusz Morawiecki

Isabelle Lasserre - Monsieur le Premier ministre, comment expliquez-vous la faiblesse de la réaction des Européens face aux récents affrontements russo-ukrainiens (1) ?

Mateusz Morawiecki - Je crois qu'une partie de l'UE est fatiguée de ce conflit. C'est précisément ce que souhaite Vladimir Poutine : il veut que les pays européens se lassent du dossier russo-ukrainien et s'en détournent. Son objectif est d'obtenir la levée des sanctions occidentales visant la Russie tout en maintenant le statu quo en Crimée et dans le Donbass. En mer d'Azov, la Russie teste la patience de l'UE. Mais la mollesse des réactions européennes s'explique aussi par le lancement de la construction du gazoduc russe Nord Stream 2 qui doit rallier l'Allemagne en transitant par la mer Baltique. Berlin défend ce projet (2). La Pologne, elle, s'y est toujours opposée. Étant proches des Ukrainiens géographiquement, nous comprenons bien leur situation et nous voudrions qu'ils soient aussi indépendants que possible vis-à-vis de la Russie. Ce n'est pas facile d'avoir un tel voisin !

I. L. - Pourquoi, selon vous, la partie occidentale de l'Europe est-elle beaucoup moins sensible à la menace russe que la partie orientale du continent ?

M. M. - Pour répondre à votre question, je dois d'abord effectuer un bref rappel historique. Nous avons retrouvé l'indépendance à la fin de la Première Guerre mondiale, mais nous n'avons pas pu en profiter longtemps : les Allemands nous ont attaqués en 1939, puis les Soviétiques nous ont envahis et nous avons vécu sous le joug de l'Armée rouge pendant cinquante ans. Du fait de cette histoire tragique, nous sommes extrêmement attachés à notre indépendance. Nous savons, d'expérience, à quel point la Russie peut nous nuire... Au-delà du seul cas de la Pologne, cette différence de perception dont vous parlez s'explique dans une large mesure par le fait que les pays de l'Est ont le sentiment de vivre dans l'ombre de Moscou, qui ne s'est jamais vraiment départie de son comportement agressif.

L'Europe occidentale, elle, a toujours été protégée de la Russie par l'Europe centrale ; elle comprend donc les choses différemment. Elle a pourtant failli, elle aussi, être envahie par la Russie en 1920, quand Lénine a donné à l'armée russe l'ordre d'aller jusqu'à Berlin et même jusqu'à Paris. Les Russes ont été stoppés à Varsovie. Nous avons alors été aidés par une mission spéciale française à laquelle participait un certain capitaine Charles de Gaulle (3) ! C'est un moment de l'histoire important pour la Pologne qui a défendu l'Europe contre l'Armée rouge.

L'Allemagne et la France, qui n'ont pas la même histoire, ne considèrent aujourd'hui la Russie que comme un partenaire économique et commercial. C'est oublier que les Russes font de la politique même quand ils font du business ! Pour eux, les relations économiques sont avant tout un outil au service de leurs objectifs géopolitiques. Nous serions ravis, nous aussi, d'avoir une relation économique normalisée avec la Russie ! Mais, pour cela, il faut qu'elle renonce à ses ambitions impériales et qu'elle cesse d'attaquer ses voisins, comme elle l'a fait avec la Géorgie ou avec l'Ukraine.

I. L. - Autre sujet de désaccord majeur entre les deux parties de l'Europe : la question migratoire. Globalement, l'Europe de l'Ouest se montre nettement plus accueillante que celle de l'Est. À quoi attribuez-vous cette différence ?

M. M. - Je l'attribue, d'abord, au niveau de développement. L'Allemagne est l'un des pays les plus riches du monde. Elle dispose des moyens nécessaires pour conduire n'importe quelle politique sociale et, en particulier, pour financer l'arrivée des migrants. L'Allemagne de l'Ouest n'a jamais été occupée et pillée par l'Armée rouge. La Pologne, j'y reviens, a été dépouillée par les Allemands puis par les Soviétiques. Au début de notre transition, notre PIB par habitant ne représentait que 10 % du PIB allemand. Aujourd'hui, après trente ans de développement, il n'en représente toujours que 50 %. Pourquoi les Polonais, qui sont beaucoup moins riches et qui ont traversé des périodes terribles, devraient-ils contribuer à l'accueil des migrants non européens dans la même mesure que les Allemands ? Nous estimons qu'il s'agit d'une approche discriminatoire. En outre, dois-je rappeler que nous avons accueilli 1,5 million de réfugiés ukrainiens, dont 10 % sont originaires du Donbass en guerre ?

Nous pensons qu'il faut répondre au défi migratoire de manière différente. Regardez les chiffres : il y a 1,2 milliard d'habitants en Afrique, 1,5 milliard entre l'Afrique et le Moyen-Orient. Combien de migrants d'Afrique et du Moyen-Orient pouvons-nous accepter ? 50 millions ? Non. Ne serait-ce que parce que si nous laissons entrer une telle quantité de nouveaux arrivants, il y aura, partout dans nos pays, des manifestations, des émeutes, des tensions. Ouvrir grandes les portes de l'Europe n'est pas la solution. Ce qu'il faut faire, c'est aider ces pays à se développer chez eux. Les Polonais contribuent - plus que la France, soit dit en passant - à l'Initiative européenne de résilience (4). Nous avons fourni à cette Initiative 50 millions d'euros qui ont été utilisés afin de construire des hôpitaux et des écoles pour les réfugiés syriens au Liban. Selon nous, c'est là une manière bien plus efficace d'aider les pays du Sud que d'inviter tous ceux qui le désirent à venir s'installer dans nos pays. Notre approche, vous le voyez, est très différente de celle d'Angela Merkel.

I. L. - Avez-vous l'impression que, en accueillant un grand nombre de migrants africains et moyen-orientaux, dont la plupart sont musulmans, l'UE perd son identité chrétienne ? Quel jugement portez-vous sur ce modèle d'une Europe qui met toutes les cultures sur le même plan ?

M. M. - C'est une question essentielle. D'ailleurs, selon tous les baromètres européens, la question la plus importante pour les populations est celle des migrations et du terrorisme. Ce sujet passe même avant le chômage. Il faut écouter les craintes des peuples ! Et cela, d'autant plus que l'histoire récente a montré, notamment en France, qu'il existe un lien entre, d'une part, le fondamentalisme radical qui tente d'imposer son …