Les ambitions du renseignement

Entretien avec Bernard Émié, Directeur général de la sécurité extérieure depuis juin 2017, par la Rédaction de Politique Internationale

n° 163 - Printemps 2019

Politique Internationale - Monsieur le directeur général, notre première question portera sur votre trajectoire personnelle. Par rapport à votre parcours antérieur de diplomate de haut rang, qu'est-ce qui vous prédestinait à prendre la tête de la DGSE ?
Bernard Émié - La différence entre un diplomate et le chef d'un service de renseignement, c'est que le premier fait du renseignement ouvert tandis que le second va chercher du renseignement qui n'est pas immédiatement accessible. Mais, au fond, l'objectif final est le même. Mon parcours m'a conduit à être très souvent en relation avec le monde du renseignement. J'ai été affecté dans de nombreux pays ayant traversé des crises, qu'il s'agisse du Liban, de la Jordanie ou de la Turquie, et où les services jouent un rôle majeur, comme en Algérie. Et puis c'est un monde que j'ai côtoyé de longue date. J'ai été nommé ambassadeur en Algérie au moment où le guide de haute montagne Hervé Gourdel a été enlevé par les soldats du califat. J'ai travaillé la main dans la main avec la DGSE pour essayer de le faire libérer, malheureusement sans succès, puisqu'il a été décapité quelques jours après son enlèvement. Tout cela pour dire que, finalement, mon itinéraire est très cohérent par rapport à ce qui m'est demandé aujourd'hui. Le DGSE doit être doté d'une expérience internationale et d'une forte capacité d'analyse politico-diplomatique et d'anticipation stratégique. C'est probablement pour cette raison que, depuis vingt ans, quatre directeurs généraux sur cinq ont été des diplomates.
P. I. - Vous avez par surcroît une vision géopolitique, ce qui a sans doute pesé dans la décision de vous nommer à ce poste...
B. É. - Je crois, en effet, qu'il faut être capable d'intégrer les dimensions géopolitiques d'une situation donnée. Il faut aussi être capable de parler à ceux auxquels les diplomates ne parlent pas. Le monde du renseignement est un monde où l'on discute aussi avec des gens qui ne sont ni fréquentables ni présentables.
P. I. - Y a-t-il une grande figure de l'espionnage - française ou étrangère - qui vous a inspiré ou, au moins, impressionné ?
B. É. - Je pense à André Dewavrin, le futur colonel Passy, qui a créé les services secrets de la France libre en juillet 1940. C'est l'inventeur d'un nouveau modèle de renseignement : le service spécial à la française, le fameux BCRA qui a vu le jour en septembre 1942. Il s'agit d'un modèle qui associe l'action et le renseignement et qui est subordonné au politique et non au militaire. Ce principe reste valable de nos jours : la DGSE dépend statutairement du ministère des Armées, mais est également un maillon d'une chaîne politique. Passy, c'est aussi la clandestinité et la DGSE est le seul service spécial de l'État qui mène des actions de nature clandestine. Il y a une dernière raison pour laquelle le nom de Passy me vient à l'esprit : cette année, nos unités militaires - qui sont regroupées au sein du 44e régiment d'infanterie et du Service Action - ont obtenu l'honneur, sur décision du président de la République et de la ministre des Armées, Mme Florence Parly, de porter la fourragère de l'ordre de la Libération. Une cérémonie, qui n'a pas été médiatisée, a eu lieu le 17 septembre dernier dans la cour d'honneur des Invalides, en présence d'Hubert Germain, ancien ministre, un des quatre derniers compagnons de la Libération encore vivants. Sa présence nous a beaucoup émus. Parmi les compagnons de la Libération, qui étaient au nombre de 1 038, 129 étaient membres des services spéciaux de la France libre, dont 43 sont morts pendant la guerre. Cette dimension nous oblige et nous inscrit dans l'Histoire, la plus grande histoire de la France.
P. I. - Quels sont les grands défis que la DGSE doit relever aujourd'hui ?
B. É. - Bien que la maison soit fondamentalement attachée à son indépendance, nous sommes régulièrement amenés à travailler avec des services étrangers dans le cadre de partenariats. Il faut donc trouver le bon équilibre pour faire en sorte de profiter au mieux de ces partenariats dans une approche gagnant-gagnant. C'est un défi important parce que nous ne pouvons plus tout faire tout seuls. Nous devons aussi trouver un bon équilibre entre l'offensif et le défensif. La DGSE est, par nature, un service offensif. Mais nous menons également des actions défensives en collaboration avec d'autres services de renseignement et d'abord la DGSI (1). Pour faire court, nous sommes concernés par tout ce qui risque d'attenter à notre souveraineté et à nos intérêts. D'autres défis se posent à nous. Comment faire face aux progrès du numérique et de l'intelligence artificielle ? Comment exploiter au mieux la masse de données que nous recueillons ? Comment préserver la clandestinité dans un monde ouvert et interconnecté où il est très difficile de garder des secrets et de rester anonyme ? Comment renforcer notre attractivité, attirer les jeunes les plus brillants, faire venir ceux qui, intuitivement, ne se tourneraient pas vers nous ?
D'une manière générale, dans un monde où les technologies connaissent un développement exponentiel, nous devons veiller à préserver notre autonomie technique au profit de notre pays et de l'ensemble de la communauté du renseignement. Notre pays ne doit pas décrocher. C'est un point fondamental. De fait, depuis les années 2000, la DGSE mutualise les moyens techniques essentiels de l'État. J'aimerais insister sur un dernier objectif : la nécessité d'investir dans le cyberespace qui est un nouveau front stratégique. Il faut être dans la course. Non seulement pour que notre pays puisse se défendre quand il est attaqué, mais aussi pour qu'il puisse agir si nécessaire.
P. I. - Et quelles sont vos priorités ?
B. É. - La première d'entre elles reste la lutte antiterroriste. Il va de soi que c'est un objectif majeur pour un service de renseignement. L'opinion française juge d'abord ses services sur leur capacité à éviter le maximum d'attentats et à garantir sa sécurité. D'où l'importance du continuum intérieur-extérieur dans ce domaine. D'où, je …