Francis Pisani — En quoi le fait d’être née et d’avoir grandi à Mexico a-t-il orienté vos choix professionnels et modelé votre vision de l’architecture ?
Tatiana Bilbao — J’ai toujours vécu dans un environnement très urbain et, depuis toute petite, j’ai le sentiment de savoir appréhender l’espace, de me repérer dans la ville. J’ai toujours passé mon temps à construire des choses. Enfant, je ne dessinais pas : je fabriquais. J’utilisais les innombrables cassettes de musique que possédait mon père pour construire des « blocs ». C’était mes jeux de construction favoris, des sortes de Lego bien à moi. J’avais aussi de vrais Lego, mais je préférais ceux que j’avais inventés !
F. P. — Vous présentez votre agence comme « multiculturelle et pluridisciplinaire ». Qu’est-ce que cela signifie concrètement ?
T. B. — Cela signifie que Tatiana Bilbao Estudio emploie une soixantaine de personnes de 11 nationalités différentes, et que nous proposons cinq spécialisations. Nous travaillons avec des gens aux profils variés. Les Mexicains, qui sont les plus nombreux, sont eux-mêmes issus de milieux très divers. Être pluridisciplinaire permet d’être plus efficace, surtout si l’on implique dans nos projets des collaborateurs qui ne sont pas tous architectes. Il est toujours enrichissant de confronter les points de vue, de se frotter à des visions du monde différentes de la sienne. Parfois il arrive qu’on envoie sur le terrain quelqu’un qui ne connaît pas bien la culture locale. Par exemple, au Mexique, il n’est pas rare qu’on dise « oui » mais que cela veuille dire « non ». Mais la fois d’après on rectifie le tir et on accompagne la personne sur place pour qu’elle comprenne mieux le contexte. Au final, je pense qu’il y a beaucoup plus d’avantages que d’inconvénients à travailler ainsi.
F. P. — Vous avez remporté, en 2014, le « Global Award for Sustainable Architecture ». L’architecture durable, c’est quoi pour vous ?
T. B. — Je n’aime pas que l’on accole ce qualificatif à l’architecture parce que, pour moi, la durabilité est l’essence même de mon métier. Elle fait partie intégrante de sa définition. L’architecture, c’est précisément savoir tirer parti au mieux des ressources dont on dispose dans son environnement pour améliorer la vie quotidienne, au travers d’une utilisation cohérente de l’espace.
F. P. — Comment y parvenir dans un pays régulièrement ravagé par les tremblements de terre et les ouragans ?
T. B. — Faire de l’architecture au Mexique sans prendre en compte les ouragans et les tremblements de terre, c’est être totalement irresponsable. Tous les architectes, ici, sont formés pour construire des immeubles aux normes sismiques. Quand je voyage en Europe et que je vois ces structures si fines, inconsciemment je me dis qu’elles ne vont jamais tenir. Avant de réaliser que vous n’avez pas les mêmes problèmes, et qu’il n’y a aucune raison pour que vos bâtiments s’effondrent.
Je crois que, tous, nous avons un peu perdu la conscience de notre environnement naturel : c’est là-dessus que nous devons nous concentrer pour devenir plus responsables, à tous les niveaux. J’ajoute que cette inquiétude concerne aussi le contexte économique et social dans lequel nous évoluons. Dépenser nos ressources sans aucune limite n’est pas acceptable dans un pays où énormément de gens n’ont pas de quoi se nourrir et se loger correctement.
F. P. — Quelle place faites-vous à la nature dans votre travail ?
T. B. — J’ai toujours considéré les bâtiments comme des êtres doués de parole, capables de dialoguer avec la nature de façon très honnête, très claire, très ouverte, et en même temps de s’opposer à elle. Construire, c’est toujours le début d’une relation. Tout l’enjeu est de savoir comment cette relation va se développer et comment on peut la conduire dans l’espace.
F. P. — « Durabilité » en français, « sostenibilidad » ou « sustentabilidad » en espagnol, « sustainability » en anglais... Quel terme préférez-vous utiliser ?
T. B. — L’usage est en train de se réduire à la seule responsabilité envers l’environnement. Or, pour moi, il s’agit de bien plus que ça : le mot renvoie à la responsabilité sociale, écologique, économique, politique... Dans certains pays, comme aux États-Unis, la volonté de construire « durable » à tout prix conduit à des dérives scandaleuses. On a rasé des forêts pour construire des bâtiments zéro émission au milieu de nulle part, qui sont restés vides parce que personne n’en avait réellement besoin... Je pense qu’au fond on a perdu de vue la notion essentielle, qui est celle de la « responsabilité ». et notre responsabilité est de ne pas gaspiller les ressources.
F. P. — Plusieurs de vos projets sont « modulables » : en quoi ce concept est-il si important ?
T. B. — Je me suis toujours demandé pourquoi l’architecture n’a pas plus d’impact au niveau individuel. Elle est pertinente à l’échelle de la société, mais pas à celle de l’individu. Je ne sais pas si, pour un être humain, la première des priorités est d’abord de manger et ensuite de boire, ou si c’est l’inverse. En tout cas, ce qui est sûr, c’est que la troisième priorité, c’est d’avoir un toit au-dessus de la tête. C’est un besoin que les premiers hommes ont ressenti dès qu’ils ont quitté la grotte qui les abritait. Nous avons besoin d’un espace qui protège et inspire notre vie. Mais ce refuge, qui nous protège et nous inspire, doit refléter ce que nous sommes. C’est là que nous, architectes, avons un rôle à jouer. l’architecture doit aider les gens à concevoir un espace qui leur ressemble sans rien leur imposer de l’extérieur. C’est précisément l’objectif de la modularité : en proposant des espaces adaptables, interchangeables, susceptibles d’évoluer en fonction des goûts de chacun, on permet aux gens de créer un lieu où ils peuvent vivre comme ils le souhaitent, et pas de la façon dont moi j’imagine qu’ils doivent vivre.
F. P. — Peut-on concevoir une architecture évolutive, dynamique ?
T. B. — Absolument. Je réfléchis à la manière dont on pourrait adapter l’architecture non seulement aux changements qui surviennent dans la vie des individus, mais aussi au passage du temps. Certains bâtiments doivent rester tels qu’ils sont parce qu’ils sont le symbole de notre histoire. Mais d’autres pourraient évoluer. ce serait fantastique de pouvoir accompagner les mutations liées à l’actualité, s’adapter aux nouvelles générations et aux nouvelles technologies...
F. P. — Vous avez récemment publié aux États-Unis un ouvrage sous le titre une maison n’est pas seulement une maison (A House Is Not Just a House : Projects on Housing). Qu’entendez-vous par là ?
T. B. — Au Mexique, le logement est un droit constitutionnel : chaque Mexicain a droit à un logement digne et le gouvernement doit y veiller. Au cours des dix-huit dernières années, cette disposition constitutionnelle s’est traduite par une production massive de maisons. Le titre de mon livre est donc un jeu de mots pour critiquer ces vastes programmes de logements sociaux.
J’utilise souvent le mot « maison » (casa) au sens où ma famille d’origine espagnole l’employait : celui de « foyer ». En Espagne, une maison peut être aussi un appartement. Au Mexique, en revanche, c’est le modèle de la maison individuelle qui prédomine. À Mexico, en particulier, il est impossible de construire des immeubles de grande hauteur en raison des caractéristiques du sous-sol et des conditions sismiques. Mais cette disposition est aussi liée à la culture du pays : les Mexicains ne considèrent pas qu’ils possèdent quelque chose quand ils habitent dans un appartement. C’est pour toutes ces raisons que la ville s’est étendue à perte de vue avec des maisons, des maisons et encore des maisons. Des habitations de deux étages en moyenne, pour une ville de 22 millions d’habitants... C’est l’un des principaux reproches que j’adresse au système. En zone urbaine, on ne peut pas à la fois offrir aux habitants des maisons individuelles et leur garantir les services auxquels ils pourraient prétendre s’ils vivaient plus proches les uns des autres.
F. P. — Vous plaidez pour une architecture sociale : qu’est-ce que cela signifie?
T. B. — Pour moi, les deux notions vont de pair. L’architecture est intrinsèquement sociale ; elle consiste à produire un espace pour un ou plusieurs individus. par principe, elle doit être au service de l’être humain.
F. P. — Quelle est l’importance des matériaux dans votre architecture ?
T. B. — Je vous l’ai dit, je conçois l’architecture comme un langage, et la meilleure façon d’engager une discussion, c’est d’être honnête. L’architecture doit être ce que l’on voit. Il ne doit pas y avoir de maquillage, d’éléments qui cherchent à recouvrir ou à cacher des choses. et la structure interne doit être dans le même registre que l’ensemble du bâtiment. Nous utilisons les matériaux qui correspondent à chaque type d’espace, et nous nous efforçons d’établir une relation entre ceux qui construisent le bâtiment et le bâtiment lui-même. certains artisans ne savent travailler qu’un seul type de matériaux. Certains matériaux, qui doivent venir de loin parce qu’on ne les trouve pas sur place, sont difficiles à mettre en œuvre. De manière générale, notre architecture est relativement ennuyeuse, très simple, elle n’essaie pas de paraître plus complexe qu’elle n’est.
F. P. — Vous êtes parvenue à construire des maisons à 8 000 dollars. Comment avez-vous procédé ? Qu’est-ce que cela implique ?
T. B. — Il faut se replacer dans le contexte mexicain : 8 000 dollars, chez nous, ne représente évidemment pas la même somme que 8 000 dollars en France. Ici, il est tout à fait possible de construire une maison pour ce montant-là. Nous n’avons rien inventé. En fait, nous avons participé au programme « Vivienda popular » (le logement populaire), qui associe entreprises privées, constructeurs et financeurs pour concevoir des modèles architecturaux dans cette gamme de prix. C’est une sorte de catalogue dans lequel les gens peuvent choisir leur maison, à condition de remplir certains critères. Si c’est le cas, ils peuvent demander au gouvernement une aide pour concrétiser leur projet. Nous avons été approchés par un organisme financier pour concevoir l’un de ces modèles de maison en respectant un cahier des charges très strict : pas moins de 43 m2, deux chambres, une cuisine, une salle de bain, le tout bâti avec des matériaux précis. J’ai d’abord cru que nous n’y arriverions pas, mais je me suis assez vite rendu compte que nous pouvions contribuer à notre manière au dispositif. La plupart des entreprises qui créent ces modèles le font pour gagner de l’argent. Sur les 8 000 dollars facturés au client, elles prélèvent donc leur bénéfice. Notre situation était différente : nous ne touchions pas d’argent sur les ventes, mais nous étions rémunérés pour notre travail de conception. ce qui nous laissait plus de marge de manœuvre.
L’autre élément qui me préoccupait, c’est que tous les modèles mis sur le marché étaient plus ou moins identiques, notamment parce qu’ils respectaient à la lettre les recommandations écrites. Il n’y avait pas de réflexion sur l’adaptabilité de ces maisons à une famille qui s’agrandit ou à des conditions géographiques et culturelles différentes. Or on ne vit pas de la même façon dans tous les États du Mexique. Dans le Chiapas, au sud, on cuisine dehors alors que dans le Chihuahua, au nord, on a besoin d’un espace protégé parce que le climat est plus rude. Et on n’utilise pas les mêmes matériaux. Il fallait imaginer un modèle qui puisse évoluer au gré des circonstances. C’est là que l’idée de la modularité a fait surface.
F. P. — Comment avez-vous mené à bien ce projet ?
T. B. — Nous avons d’abord réalisé un travail préparatoire d’analyse avant de passer à la phase de conception proprement dite. Et soudain on a réalisé qu’on ne connaissait personne qui comptait vivre dans ce style d’habitation. On était en train d’établir des budgets, de plancher sur des statistiques, on élaborait un projet sur la base de ce qu’on avait lu, sans en avoir jamais parlé à personne. Par chance, l’organisme qui nous avait mandatés était financeur et proposait à ses clients des micro-crédits. On a donc pu les rencontrer et discuter avec eux. Ces futurs habitants imaginaient tous leur logement de façon assez classique : ils souhaitaient qu’il ressemble à un archétype de maison. Mais en creusant, on s’est aperçu qu’ils étaient tout de même disposés à ce que cette maison soit modulable ou extensible, pourvu qu’elle ait l’air terminée comme les autres maisons proposées au catalogue. Pour nous, c’était un challenge...
F. P. — Il est vrai que beaucoup de maisons, au Mexique, ne sont pas finies. Des fers à béton dépassent du toit pour laisser la possibilité, un jour, de les surélever d’un étage...
T. B. — Oui, les gens ici appellent ces tiges de métal les « tiges de l’espoir ». À une époque, certains voyaient dans cette pratique la promesse d’un avenir meilleur. Mais, trente ans plus tard, on continue de voir des maisons inachevées avec ces tiges sur le toit... et l’avenir meilleur se fait toujours attendre. La compréhension de ce phénomène nous a grandement aidés à finaliser notre projet.
F. P. — Êtes-vous déjà retournée voir des personnes qui vivent dans les maisons que vous avez construites ? Qu’en avez- vous appris ?
T. B. — Oui, et j’apprécie beaucoup ces échanges. Nous sommes récemment retournés à Ciudad Acuña où nous avons construit 23 de ces maisons. Nous avons été très surpris de constater que très peu de gens avaient profité de la modularité pour modifier la disposition des pièces ou agrandir l’espace. Une seule famille l’avait fait, et cela dès la construction. Een discutant avec les habitants, on s’est aperçu qu’ils avaient peur de toucher à leur habitation : la plupart ont perdu leur maison précédente après le passage d’une tornade et ils vivent dans la hantise de revivre cette expérience. Ils n’osent donc faire aucune transformation structurelle. Évidemment, elles sont toutes peintes de couleurs différentes, et la décoration intérieure est personnalisée, mais très peu ont choisi de construire des étages supérieurs. Pas par manque d’argent, mais par crainte. Il n’est pas facile de se remettre d’un tel traumatisme. La leçon que j’ai tirée de ces visites, c’est qu’il faudrait revenir sur place sans trop attendre après la fin d’un projet afin de mieux aider les gens. On avait laissé à chacun un manuel explicatif pour les inciter à mettre en œuvre ces principes de modularité, mais personne ne l’a vraiment utilisé. Si nous avions été plus présents, peut-être l’auraient-ils fait.
F. P. — Y a-t-il une vision mexicaine de la ville ?
T. B. — Bien sûr, la ville est le reflet des gens qui l’habitent. Mais nous avons une conception très particulière de la planification urbaine. C’est même l’exact opposé de la définition normale, puisque ici on planifie ce qui s’est déjà produit ! C’est comme ça que s’est construit le pays tout entier. Les gens commencent par bâtir des maisons et, après seulement, on se préoccupe des routes qui permettent d’y accéder et du raccordement à l’eau et à l’électricité !
F. P. — Vous êtes une architecte politique. Qu’est-ce que cela signifie?
T. B. —La politique, c’est le processus de médiation qui conduit à une prise de décision au bénéfice du groupe. Pour moi, c’est très exactement la définition de l’architecture.