Frédéric de Monicault — Que représente la construction durable quand on dirige un groupe comme Saint-Gobain ? Comment cette notion irrigue-t-elle l’entreprise ?
Pierre-André de Chalendar — Saint-Gobain, rappelons-le, conçoit, produit et distribue des matériaux qui se trouvent partout dans notre habitat et notre vie quotidienne : bâtiments, transports, infrastructures ainsi que de nombreuses applications industrielles. Ils apportent confort, performance et sécurité tout en répondant aux défis de la gestion efficace des ressources, du changement climatique et bien sûr de la construction durable. Aujourd’hui, la construction figure au carrefour de plusieurs grandes tendances : il y a d’abord le boom démographique sans précédent, qui renforce la vague d’urbanisation et qui oblige à construire — ou à rénover — des millions de logements et de lieux de vie au sens large, partout dans le monde. Il y a ensuite l’urgence climatique : on ne peut plus construire sans tenir compte de la lutte contre le réchauffement de la planète et des moyens nécessaires à mettre en place pour tenir les objectifs de la coP21. Il y a encore la gestion des ressources de la planète : Saint-Gobain fabrique des matériaux et a recours à des ressources naturelles dont certaines ne sont pas inépuisables. Il y a enfin le bien-être des personnes : de plus en plus de contraintes pèsent sur la construction, mais cela ne doit surtout pas se faire au détriment du confort des individus. au contraire même : ils souhaitent vivre et travailler dans un environnement toujours plus agréable. À charge pour nous, Saint-Gobain, d’accompagner toutes ces grandes tendances qui correspondent aussi à des mutations pour un groupe industriel comme le nôtre.
F. de M. — Concrètement, quels types de solutions Saint-Gobain peut-il proposer ? Quelles innovations produits ? Quels nouveaux matériaux ? Quelles solutions pour vos clients ?
P.-A. de C. — Il serait trop long d’énumérer tous les matériaux conçus par Saint-Gobain pour répondre à ces défis de la construction durable. mais on peut citer quelques innovations récentes : par exemple, notre nouvelle laine de verre avec un liant 100 % biosourcé, nos plaques de plâtre allégées dans des proportions considérables, avec à la clé un contenu carbone réduit, nos nouveaux vitrages qui permettent un gain d’efficacité énergétique de 20 %. Nous avons aussi mesuré qu’un double vitrage isolant, durant sa durée de vie, permettait d’économiser plus de 100 fois les émissions de gaz à effet de serre liées à sa production : nous innovons donc en écoconcevant les produits et en envisageant l’ensemble de leur cycle de vie. Ce ne sont que quelques illustrations parmi d’autres. Surtout, cette série de performances est loin d’être figée : un produit sur quatre que nous vendons aujourd’hui n’existait pas il y a cinq ans, ce qui veut dire que 25 % des solutions que nous proposons — tous métiers confondus — sont entièrement renouvelées tous les cinq ans. Nous misons énormément sur la R&D pour élaborer de nouveaux produits, développer de nouveaux matériaux et optimiser l’empreinte carbone globale de nos solutions. L’économie circulaire, qui n’en est encore qu’à ses balbutiements, est un champ très prometteur dans lequel il y a beaucoup à faire : allongement de la durée de vie des produits, recyclabilité, réutilisation de déchets dans les nouveaux produits... En termes d’innovation, il y a encore un autre point très important : chez Saint-Gobain, nous sommes à la fois un industriel et un distributeur, ce qui veut dire que nous intervenons à différents stades, auprès d’acteurs variés, et sommes présents sur tous les maillons de la chaîne de valeur de la construction.
F. de M. — Comment s’organise la R&D chez Saint-Gobain ?
P.-A. de C. — Notre R&D est à la fois centralisée et décentralisée. Nous nous appuyons sur huit grands centres multi-métiers à travers le monde, avec des implantations dans tous nos principaux pays : en France, en Allemagne, aux États-Unis, en Chine, en Inde et au Brésil. De cette façon, nous travaillons de manière très transversale. Mais la R&D se situe également au plus près des marchés que nous servons. Cela nous permet d’être plus réactifs et aussi de coller au plus près des spécificités d’un marché en particulier. L’écoconception est une démarche partagée dans toutes les régions du monde, mais certaines initiatives, grâce à une R&D « locale », sont encore mieux ciblées pour répondre aux besoins des clients.
De plus, dans le cadre de la transformation de notre groupe, initiée début 2019, avec l’objectif d’être plus agile, plus digital et plus proche du client, le lien entre les activités d’un pays et les équipes R&D situées sur son sol est amené à se renforcer encore.
F. de M. — La santé est aussi devenue une préoccupation centrale de la construction durable. Quel rôle peuvent jouer les matériaux sur le bien-être et la santé ?
P.-A. de C. — Bien sûr, quand on parle de santé, la priorité est déjà de s’assurer que les produits ne contiennent aucune substance toxique ou dangereuse. Et les solutions que nous commercialisons doivent surtout permettre de contribuer à améliorer la santé. La manière dont on construit et le choix des matériaux ont un impact direct sur le ressenti des personnes qui occupent le bâtiment. Prenons le confort acoustique : on s’aperçoit, quand les environnements sont moins bruyants, que les gens travaillent de façon plus productive et sont moins stressés. Il en va de même pour le confort visuel : l’accès à la lumière naturelle est essentiel au bien-être. Il y a aussi la qualité de l’air, favorisée par des solutions comme des plaques de plâtre ou des revêtements muraux qui absorbent les composés organiques volatils. Ces questions se situent au cœur de notre stratégie car elles placent l’utilisateur des solutions au cœur de nos innovations. Nous avons labellisé cette approche « multi-confort », convaincus qu’il faut prendre en compte l’ensemble des composantes du confort et du bien-être pour proposer les meilleures solutions, adaptées aux besoins de chacun, où qu’il se trouve. Si les enjeux de santé sont à ce point au cœur de la construction durable, c’est parce que l’on a compris que la recherche de confort aujourd’hui et les enjeux de développement durable à long terme, loin de s’opposer, étaient complémentaires : confort et sobriété peuvent paraître antinomiques au départ, mais préserver la santé des individus et la planète pour les générations futures procède d’une seule et même démarche.
F. de M. — La construction durable est certainement un élément vertueux au service de la lutte contre le réchauffement climatique. Mais ne s’agit-il pas d’un luxe réservé aux pays riches ? Quand un État, une région ou une capitale se retrouve dans l’obligation de trouver un toit pour des millions de gens défavorisés, ont-ils les moyens de réfléchir aux matériaux les moins agressifs, aux solutions économes en énergie ou encore à un confort de vie agréable ?
P.-A. de C. — Bien sûr qu’il y a une inéquité avec laquelle les économies émergentes, par rapport aux pays développés, abordent ces problématiques. Mais il ne faut pas non plus systématiquement opposer ces deux univers. d’abord, dans de nombreux pays en voie de développement, on voit émerger une classe moyenne qui ne se contente pas d’un habitat sommaire et qui attend une construction capable de satisfaire à des standards de confort, bien loin du « low cost » que l’on peut imaginer. Dans les régions où tout reste encore à construire, il est plus facile de faire bien « du premier coup » : les techniques et les matériaux progressent, la conscience des grands défis à relever aussi. À l’inverse, c’est en Europe, où 75 % des bâtiments ont été construits avant la mise en place de normes d’efficacité énergétique, que les enjeux de rénovation sont immenses : il n’y a pas d’autre choix que de penser « durable » dès le départ. Construire « durable » peut coûter un peu plus cher au début, mais lorsqu’on se projette sur la durée de vie du bâtiment, les bénéfices sont évidents. L’exemple le plus flagrant est la facture énergétique qui va être d’autant plus élevée que le bâtiment lui-même n’aura pas été conçu de façon optimale, et qui sera beaucoup plus faible sur toute la durée de vie d’un bâtiment efficace énergétiquement.
Quel que soit l’endroit de la planète, nos équipes travaillent avec le même souci de fiabilité et de qualité. Loffre de produits et de solutions est pensée au plus près des territoires et des besoins locaux, et on ne construit pas de la même façon en France, en Norvège ou en Inde. Nos centres de R&Dtravaillent ainsi sur des gammes de produits spécifiques, adaptées par exemple aux différents climats. Dans les régions défavorisées, l’amélioration de l’habitat est un moyen d’offrir un futur aux habitants. Nous avons des programmes de recherche spécifiques pour des constructions à bas coût, plus légères et plus accessibles.
F. de M. — Le secteur de la construction fait face à une avalanche de normes. Dans quelles mesures ces normes, dont certaines sont liées à la protection de l’environnement, sont-elles vécues comme un obstacle par les industriels ?
P.-A. de C. — Je suis à titre personnel très partisan des normes, qui présentent de gros avantages... à condition qu’on ne norme pas tout ! Quand une nouvelle norme entre en vigueur, elle induit une production de masse à des coûts pas forcément plus élevés. Les normes sont un encouragement aux produits innovants : pour respecter tel ou tel engagement qui devient la règle, les entreprises sont obligées de rehausser leur niveau de performances. Il en va de même pour les labels : ce sont des gages de qualité qui agissent comme des stimulants.
F. de M. — Quelles sont les perspectives des marchés de la construction ?
P.-A. de C. — Ce sont des marchés très porteurs. Saint-Gobain est idéalement positionné pour répondre aux besoins des pays émergents, en Asie-Pacifique, en Inde ou au Moyen-Orient, où ce marché connaît une très forte croissance. Ssur les marchés matures, les enjeux liés à la rénovation énergétique nous portent. La demande est là, et les attentes de la communauté financière aussi. Nnos résultats solides au global démontrent la confiance de nos clients qui voient en nous un acteur responsable et perçoivent notre capacité d’innovation et la performance de nos solutions, sur l’ensemble de nos marchés. Le développement durable et la transition énergétique qui y est associée sont de puissants moteurs de croissance.
F. de M. — Qui doit porter en priorité l’effort en faveur de la construction durable ? Au milieu des politiques, des institutions internationales, des organismes scientifiques, des ONG et des observateurs de toutes tendances, où se situe la place des industriels ?
P.-A. de C. — Pendant longtemps, les entreprises, en particulier industrielles, ont été considérées comme un problème parce qu’elles incarnaient une production de masse, polluante, énergétivore et peu respectueuse des écosystèmes. La tendance s’est renversée : aujourd’hui, l’industrie est de plus en plus vue comme une solution. Les entreprises comme Saint-Gobain apportent des produits innovants au service de la protection de la planète et mettent en œuvre une stratégie offensive pour réduire les émissions de CO2. Ainsi, sur la période 2010-2025, nous nous sommes engagés à réduire de 20 % l’empreinte carbone de nos activités. C’est un effort de tous les instants. L’exemple très parlant que je cite souvent est lié aux bénéfices de nos solutions d’isolation : en trois mois, l’utilisation d’un double vitrage isolant et ses bénéfices en termes d’efficacité énergétique permettent de compenser les émissions liées à sa fabrication. Bien sûr qu’il y a un impact de nos activités, car qui dit production dit consommation d’énergie et utilisation de ressources : mais cet impact est largement compensé par les bénéfices de nos solutions. Je crois donc très fortement au fait que les entreprises, si elles peuvent être parfois le problème, sont avant tout une partie de la solution !
Ce nouveau regard porté sur les entreprises n’est pas encore très enraciné. Pourtant, la mobilisation des entreprises est essentielle dans la lutte contre le changement climatique. Et je suis convaincu qu’on peut dé-corréler la croissance de la consommation d’énergie. Je ne suis pas un partisan de la décroissance, bien au contraire !
Bien sûr, nous travaillons de concert avec les États, mais nous savons aussi que leurs engagements et leurs accords ne suffisent pas, et que le rôle joué par les territoires et les collectivités locales devient de plus en plus important. Les gouvernements sont souvent en décalage, en retard par rapport à la société civile. Pour augmenter la production des énergies renouvelables, pour développer des solutions d’efficacité énergétique, pour préserver les ressources naturelles ou encore pour intensifier les programmes de recherche, ce sont les entreprises qui sont en première ligne. Les entreprises sont au contact direct du terrain et plus que jamais elles doivent être écoutées, dans le cadre d’un dialogue renforcé avec tous les acteurs qui œuvrent à la protection de la planète. Nous travaillons d’ailleurs beaucoup avec les ONG, des organismes comme les Green Building Councils ou la Global Alliance for Building and Construction, créée au moment de la COP21. C’est d’autant plus dans notre intérêt que le secteur de la construction est particulièrement morcelé.
F. de M. — Le monde, et pas seulement celui de demain, est digital. Quel vent a fait souffler le numérique sur la construction ? Quelles sont les autres tendances qui révolutionnent vos métiers ?
P.-A. de C. — Le numérique est rentré dans les mœurs de la construction. Parmi les innovations introduites par le digital, le Building information modeling (BIM) est sans doute la plus marquante. Avant que le BIM ne se développe, comment se passait l’organisation d’un chantier ? On assistait à un empilement de papiers. À chaque plan en succédait un autre qui intégrait les dernières modifications et ainsi de suite, jusqu’au document final. Ce n’était pas la démarche la plus simple. Désormais, grâce au numérique, les évolutions prennent corps beaucoup plus rapidement : la maquette numérique d’un programme de construction intègre beaucoup plus vite les nouvelles données, la 3D offre des angles de vision supplémentaires et tous les acteurs peuvent échanger en temps réel et suivre l’évolution du projet. Grâce au numérique, nous travaillons de manière beaucoup plus globale. Un autre bénéfice du digital est qu’il rend accessible à tous les informations quant à la performance et à l’impact des solutions choisies — je crois personnellement beaucoup à l’idée que pour réduire l’impact d’un bâtiment, il faut d’abord pouvoir connaître précisément cet impact !
L’autre évolution majeure, même si le rythme des avancées n’est pas le même d’un pays à l’autre, c’est la préfabrication. Cette nouvelle manière de construire a beaucoup d’avantages, pour résoudre les problèmes de main-d’œuvre mais aussi pour améliorer l’empreinte carbone d’un chantier, limiter les déchets... Avec la préfabrication, nos canaux de distribution traditionnels sont remis en cause, mais nous arrivons, comme en scandinavie, à tirer parti de notre double positionnement d’industriel et de distributeur et à faire travailler nos équipes ensemble.
Nous travaillons aussi sur l’impression 3D et, plus largement, sur des grandes évolutions liées à une recherche de performance environnementale : une construction plus légère, une moindre quantité de matériaux, par exemple.
F. de M. — Le Groupe Saint-Gobain recrute chaque année plusieurs milliers de nouveaux collaborateurs. Sont-ils sen- sibilisés à cette problématique du développement durable ? Au sein d’une entreprise comme la vôtre, la génération qui arrive a-t-elle plus la fibre environnementale que la génération actuelle ?
P.-A. de C. — Ce n’est pas une surprise : les jeunes que nous recrutons se montrent très intéressés par les questions environnementales. Pour la plupart, c’est même un motif de préoccupation important et déterminant pour le choix de leur futur employeur. C’est une source d’attractivité pour Saint-Gobain. Dans tous les cas de figure, nos futurs collaborateurs ne veulent pas rester à l’écart de ce mouvement. dans le cadre de leur vie professionnelle, ils souhaitent être associés à des engagements en faveur de la lutte contre le changement climatique. Le mouvement que l’on observe à l’échelle mondiale dans les écoles et les universités est très impressionnant à ce titre. L'enjeu est donc de continuer à travailler pour atteindre nos objectifs ambitieux en matière de carbone, d’économie circulaire, et de maintenir la cohérence entre notre comportement interne et ce pour quoi nous plaidons publiquement. Je crois beaucoup à ce que les jeunes vont apporter à l’entreprise et je veux rester très positif.