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Design et durabilité

Francis Pisani — Quelle est votre définition de la durabilité ?

Rives Taylor — Avoir une approche durable, c’est d’abord se concentrer sur le design de l’environnement bâti et veiller à une utilisation judicieuse des ressources (énergie, eau, matériaux). Ensuite, c’est prendre en compte l’homme et son bien-être afin de créer des espaces où il fait bon vivre. La durabilité implique aussi de prêter une plus grande attention, en amont, à l’impact des matériaux issus des combustibles fossiles qui interviennent dans la construction, comme les plastiques et, en aval, à la consommation énergétique des bâtiments, notamment en électricité. Le tout dans le respect du paysage, de la biodiversité et des ressources en eau. Je voudrais enfin insister sur le concept de résilience et sur le fait que la durabilité s’inscrit dans une vision à long terme qui englobe les besoins des générations futures.

F. P. — Gensler présente la particularité d’avoir deux PDG à sa tête. Comment ce mode d’organisation fonctionne-t-il ?
R. T. — Nous croyons aux binômes parce que nous croyons à la discipline collective et parce que les journées n’ont que 24 heures ! À chaque niveau de l’entreprise, les responsabilités sont partagées entre deux personnes, avec des profils et des points de vue complémentaires, qui doivent travailler ensemble. Chez nous, ce n’est pas le traditionnel « mâle blanc de plus de 50 ans » qui prend les décisions pour les autres ; le processus de décision est collectif. dans cet esprit, nous avons récemment organisé un « super meeting » auquel étaient conviés 400 de nos plus brillants éléments, toutes générations confondues, afin de réfléchir aux grands défis de demain, notamment l’avenir des villes et la manière de les concevoir pour qu’elles aient un impact positif sur l’environnement humain.

F. P. — Selon votre PDG numéro un, vous êtes une entreprise horizontale. Qu’est-ce que cela implique au bas de l ’échelle ?

R. T. — Depuis le début, le capital de Gensler, qui a été fondé à San Francisco dans les années 1960, est détenu par les employés, à la différence de la plupart des entreprises de services qui appartiennent aux directeurs et aux associés. nous sommes tous actionnaires de la société.

Nous avons un management global et sommes organisés par aire géographique : onze régions au total. nos différents bureaux locaux nous permettent d’être proches de la culture locale. les directeurs sont tous égaux, quel que soit l’endroit du monde où ils se trouvent. Nous n’avons pas de siège social à proprement parler, chaque bureau régional en faisant office. Notre schéma d’organisation collaboratif facilite la communication et nous permet d’être aussi transparents que possible avec des clients qui ont leurs propres projets « secrets » sur lesquels nous travaillons en « studios » à l’abri des regards. Nous publions nos résultats financiers chaque trimestre.

F. P. — Vous êtes une agence d’architecture et de « design ». Si vous deviez expliquer ce qu’est le design, que diriez-vous ?

R. T. — Le design, c’est avoir une idée et faire en sorte qu’elle se concrétise. Nous concevons des outils à la fois pour nos clients, pour mettre en valeur leur marque et leur vision, et pour la société au sens large. Des dizaines de millions de personnes vivent dans les espaces que nous avons imaginés, en tant qu’architectes ou architectes d’intérieur. Nous voulons offrir aux gens des lieux d’expériences positives, où ils peuvent travailler ou apprendre en se sentant bien. Mais le design, c’est aussi autre chose : c’est ce qui nous fait grandir et qui fait grandir les jeunes professionnels qui travaillent avec nous. Ils partagent le sentiment enthousiasmant non seulement de créer et d’aménager des espaces pour le bien-être des êtres humains, mais aussi de contribuer à un environnement de qualité qui préserve les ressources et la planète dans son ensemble.

F. P. — Vous écrivez sur votre site que le design est transformateur. Qu’est-ce qu’il transforme ?

R. T. — Nous sommes transformateurs à plusieurs niveaux. nous transformons les désirs abstraits et les besoins du client en réalité concrète, en respectant l’enveloppe budgétaire qui nous est fixée et en proposant des projets qui s’inscrivent dans une perspective durable. La vie quotidienne peut en être changée, comme les conditions dans lesquelles vous faites vos courses par exemple. Mais nous allons plus loin : nous faisons des villes des endroits transformateurs où les gens se soucient de ce qui les entoure. Nous accordons une grande importance à l’environnement dans lequel ils travaillent : les bureaux, mais aussi les hôtels ou les aéroports. Un cadre de vie motivant peut transformer radicalement la vision que vous avez de votre travail.

F. P. — Vous avez mis au point un « index de performance au travail ». De quoi s’agit-il ?

R. T. — C’est notre WPi (Work Performance Index). Nous avons commencé il y a un peu plus de dix ans, en comparant des lieux de travail et en interrogeant les gens qui les utilisent. Nous sommes parvenus à la conclusion que les demandes ne sont pas uniformes. À certains moments, nous avons besoin d’endroits pour nous isoler et nous concentrer et, à d’autres, pour travailler en groupe ou échanger. Les jeunes cherchent aussi des espaces de sociabilité pour partager leurs idées (ce qui favorise l’innovation). L’environnement bâti n’est qu’un outil de plus pour optimiser le fonctionnement d’une entreprise. Le WPi est un instrument qui permet de comparer les meilleures pratiques, aussi évolutives qu’elles soient, afin de créer un meilleur environnement de travail.

F. P. — Comment voyez-vous la question de la densité urbaine ? Peut-elle être à la fois verticale et durable ?

R. T. — C’est l’un des principaux défis auxquels nous sommes confrontés, et pas seulement lorsqu’il s’agit de construire des gratte-ciel. Les êtres humains ont besoin de se connecter à la terre. En Asie, tous nos grands projets comprennent un jardin (ou un autre espace du même genre) qui permet de maintenir un lien avec la planète. la densité, telle que nous la concevons, est inséparable de la biodiversité et passe, par exemple, par le développement de l’agriculture urbaine ou par la multiplication des espaces verts. Nous devrions tous travailler pour un environnement humain dense et connecté à la nature.

L’avenir réside dans les tours à usages multiples. Jusqu’à présent, la plupart offrent des usages séparés : une tour pour vivre, l’autre pour travailler, une troisième pour faire ses courses, etc. Un centre-ville où les gens arrêtent de travailler après 17 heures et où il n’y a pas d’activité le weekend ne fait pas un bon usage de ses ressources. La densité doit être supportée par l’infrastructure. Or dans certains pays, dont les États-Unis, l’infrastructure est un problème. Pourquoi faudrait-il que les rues ressemblent à des autoroutes et que les espaces réservés aux piétons soient sacrifiés au profit de la voiture ? I faut, au contraire, repenser la place de l’automobile (véhicule autonome, électrique, de partage) et trouver un équilibre entre transports collectifs et modes de déplacement individuels.

La densité nécessite aussi une infrastructure intelligente (c’est là où la smart city rentre en ligne de compte). Nous avons tous besoin d’eau fraîche, d’énergie, de connectivité, de communication et d’une bonne gestion des déchets. Nous y travaillons avec nos designers et nos architectes. C’est un véritable travail d’équipe.

Est-ce qu’il vaut mieux avoir 1 000 habitants au kilomètre carré, plutôt que 500 ou 10 000 ? C’est difficile à dire. Tout dépend de la nature des bâtiments, du fonctionnement des infrastructures ou des facteurs climatiques. Mais une chose est sûre : nous devons nous doter de systèmes résilients. Ce qui pose la question de l’avenir des bidonvilles, ces espaces précaires qui se rapprochent des villes et tentent de se faire une place économique et politique. Comment rendre moins problématiques les différences de densité urbaine ? C’est un sujet sur lequel nous devons nous pencher.

F. P. — Quel est le rôle de la technologie dans votre approche du design et de la durabilité ?

R. T. — Pour le moment, la question reste ouverte. Comme nos concurrents, nous misons sur l’informatique pour mieux comprendre comment les choses — de l’énergie jusqu’aux interactions humaines — fonctionnent avant même qu’elles ne soient conceptualisées. En plus, notre approche passe par la réalité virtuelle et la réalité augmentée qui permettent de matérialiser l’expérience vécue dans l’espace avant que celui-ci soit construit ou même conçu.

Les technologies de la communication nous servent à apprendre les uns des autres. La modélisation, elle, nous permet de penser en trois dimensions et de prévoir à l’avance la quantité de matériaux dont nous aurons besoin. Nous nous efforçons aussi d’améliorer l’expérience utilisateur en proposant aux gens un design ergonomique et fluide pour tous les outils numériques : écrans géants, kiosques interactifs, applications reliées à l’environnement bâti... L’internet des objets est également très précieux pour savoir comment les bâtiments peuvent évoluer dans le temps en fonction des attentes et des aléas climatiques (jours ouvrables vs. weekends, canicule vs. vague de froid). Tous les éléments qui les composent doivent pouvoir être adaptés afin d’offrir aux utilisateurs la meilleure qualité d’expérience possible.

F. P. — Quelle place accordez-vous dans votre travail aux standards comme le LEED ?

R. T. — Le LEED ou « leadership in energy and environmental design » est un système de standardisation de l’impact environnemental des bâtiments créé aux États-Unis en 1998. Il s’applique désormais dans le monde entier. À travers un ensemble de critères, le LEED définit des objectifs de qualité pour toutes sortes de bâtiments (y compris des hôtels, des hôpitaux, des campus universitaires, voire des quartiers). Parmi ces critères, on peut citer l’efficacité énergétique, la consommation d’eau potable, l’empreinte écologique des bâtiments, la manière dont ils sont gérés, la qualité environnementale intérieure... Le LEED nous aide à atteindre les objectifs fixés par l’accord de Paris visant à limiter le réchauffement global à 2° C.

En tant que designers, nous ne gérons pas les bâtiments. Nous sélectionnons les matériaux à utiliser, mais ce sont les prestataires qui les achètent, si possible au meilleur prix car les clients sont très attentifs aux coûts. Nous avons fait de grands progrès, notamment en matière d’efficacité énergétique, mais ils restent inégaux. Le LEEDnous encourage à aller dans la bonne direction.

F. P. — Comment voyez-vous l’avenir des villes ?
R. T. — Il n’y a pas de réponse unique. Lavenir des villes doit être envisagé au cas par cas, en tenant compte des spécificités locales et de la géographie. Il faut aider les quartiers en difficulté à devenir des acteurs du développement de la cité, grâce à l’économie circulaire, par exemple, qui constitue l’un des grands thèmes de réflexion sur la durabilité. Je vois la ville de demain comme un organisme vivant qui se nourrit de matériaux et de ressources et qui les réutilise après les avoir recyclés. La nature a beaucoup à lui apprendre. Car il ne faut jamais oublier que les êtres humains sont faits pour vivre dans leur milieu naturel. Nous continuerons de construire avec des matériaux qui, nous l’espérons, dureront dans le temps, mais la ville est en perpétuelle évolution. C’est là le principal défi que nous avons à relever.

F. P. — Vous vivez à Houston, une ville qui a été sérieusement touchée par l ’ouragan Harvey en 2017 et par des inondations en 2018. Sur la base de votre expérience, quelle importance accordez-vous à la résilience pour les villes ?

R. T. — La question de la résilience se pose à plusieurs niveaux. Pour faire court, il y a une résilience du lieu, de la culture (qui nous sommes en tant qu’êtres humains) et une résilience face aux systèmes, notamment l’approvisionnement en nourriture. La dernière, mais non la moindre, c’est la résilience face à la mémoire.

En tant que designers, nous avons tendance à nous focaliser sur les prix. Ce n’est pas suffisant. Nous devons mesurer l’impact énergétique et climatique de nos réalisations. la résilience, c’est conceptualiser la manière de créer des choses, gérer l’environnement bâti et ne pas rajouter de l’huile sur le feu. Nous devons prendre en compte les populations en difficulté et les aider quand elles en ont besoin. Cela vaut pour celles qui ont souffert hier avec Harvey et celles qui souffrent aujourd’hui du changement climatique, mais aussi pour les familles d’Afrique du Nord qui, sous l’effet des printemps arabes, ont dû faire face à des pénuries alimentaires et à une augmentation du prix du pain. Présente au quotidien, la résilience comporte un aspect technique et un aspect culturel. Penser en ces termes est une grande avancée et cela implique de s’attaquer à ces problèmes chroniques que sont le manque de nourriture, l’absence de justice ou la corruption.

Nous, designers, réfléchissons à la manière de rendre nos villes plus évolutives en tirant les leçons des traumatismes qu’elles ont subis. L'eau n’est pas simplement de l’eau ; c’est de l’eau en mouvement qui peut détruire ; ou de l’eau polluée qui peut nuire à la santé.

Dans le cas de l’ouragan Harvey, plus que les dommages matériels, ce sont les répercussions économiques qui ont été les plus graves : faillites de petites entreprises, pertes de marchés, scolarité perturbée. Le fonctionnement des entreprises a été durement affecté, il n’y avait plus de cash, les employés n’étaient plus payés. C’est à tous ces problèmes que les designers doivent réfléchir.

F. P. — Quelle place accordez-vous au bien-être dans l’aménagement urbain ?

R. T. — Nous passons le plus clair de notre temps à l’intérieur de bâtiments. J’ai récemment participé à une conférence d’investisseurs immobiliers qui traitait de cette question (surtout en Europe et en Amérique du Nord). L’accent était mis sur la valeur économique réelle du bien-être des usagers des espaces, bâtis et non bâtis.

Notre préoccupation n’est pas seulement la durabilité. Gensler a défini un certain nombre de stratégies qui intègrent l’impact de la qualité de l’environnement sur le bien-être. Nous prenons en compte la qualité de l’air, de l’eau et la mobilité. Nous incitons les gens à faire attention à ce qu’ils mangent, à ce qu’ils boivent, et à rester connectés avec la nature. Nous ne voulons pas dissocier l’expérience humaine et l’impact positif de nos stratégies. La vérité est que les espaces doivent être conçus pour apporter le maximum de confort à ceux auxquels ils sont destinés.