Frédéric de Monicault — La construction est-elle au cœur des préoccupations de la Commission européenne, au même titre que l’énergie ?
Dominique Ristori — La construction occupe une place de premier plan dans les politiques de l’Union européenne. Ce secteur économique fondamental représente 9 % du PIB de l'Union et quelque 18 millions d’emplois directs. Un élément qui fait sa singularité, et qui le rend particulièrement important pour l’emploi, c’est la prépondérance des petites entreprises. D’après les associations professionnelles, la quasi-totalité du secteur est constituée de PME, qui assurent 60 % de la valeur produite et rassemblent 70 % de la main-d’œuvre.
L’amélioration de la performance énergétique des bâtiments est au cœur de la transition énergétique. On estime que les bâtiments pèsent pour environ 40 % de l’énergie consommée en Europe. Ce chiffre grimpe à 50 % si l’on prend en compte l’impact de la construction et de la fin de vie de ces installations. Les ordres de grandeur sont similaires pour les émissions de gaz à effet de serre. Parallèlement, les déchets liés à la construction et à la démolition constituent 25 à 30 % de l’ensemble des déchets générés dans l’Union, soit le flux de déchets le plus important, en volume et en masse. Mais au-delà des chiffres, nous touchons à un aspect essentiel de la vie quotidienne des citoyens européens. Nous passons, en effet, 90 % de notre temps dans les bâtiments.
La qualité du bâti, le soin apporté à la conception des édifices et à l’harmonie de l’environnement intérieur influent directement sur le bien-être et la santé des personnes. L’efficacité au travail s’en ressent également. La question sociale est aussi très présente : la précarité énergétique et l’insalubrité des logements sont des fléaux qui affectent les plus vulnérables d’entre nous. Il faut y remédier.
F. de M. — À titre personnel, êtes-vous sensibilisé au sujet ?
D. R. — J’ai toujours eu une conscience aiguë de l’importance de la construction pour l’Union : ce secteur est directement lié aux questions énergétiques, dont je suis responsable à la Commission européenne. Je me suis fortement investi dans les négociations qui ont abouti à la révision d’une loi majeure, la directive sur la performance énergétique des bâtiments (DPEB), adoptée en 2018. J’identifie deux grands défis pour le futur. Le premier, c’est la mise à niveau de nos parcs de bâtiments : nous devons faire un effort sans précédent sur la rénovation et la modernisation, en utilisant des schémas de financement innovants. Le deuxième défi, c’est la digitalisation et l’exploitation du potentiel des technologies intelligentes.
F. de M. — Quels sont, aujourd’hui, les principaux axes de travail de la Commission ?
D. R. — Il faut d’abord rappeler l’intérêt d’une approche collective sur ces questions : c’est à l’échelle de l’Union européenne que notre combat contre le réchauffement climatique sera le plus efficace, avec une déclinaison cohérente et adaptée à l’échelon national, régional et local. L’UE s’est lancée avec détermination sur le chemin de la décarbonation de son économie. Elle assume son rôle de leader en matière de transition énergétique, en accord avec les engagements ambitieux auxquels elle a souscrit à travers les accords de Paris. Cette transition Parlement européen. Ce cadre, le plus avancé au monde dans ce domaine, comprend une série de mesures destinées à adapter l’acquis communautaire aux nouveaux défis énergétiques et climatiques et à assurer à l’Union un rôle moteur dans la transition énergétique. Dans cette optique, les piliers fondamentaux sont la priorité à l’efficacité énergétique, une promotion accrue des énergies renouvelables et la garantie pour les consommateurs de conditions d’accès optimales à l’énergie.
F. de M. — Est-il possible de concilier construction et lutte contre le réchauffement climatique ?
D. R. — S’agissant de l’efficacité énergétique, cette priorité s’appuie sur un ensemble cohérent de textes et de mesures qui visent à générer des économies d’énergie à tous les niveaux, depuis les transformateurs haute tension jusqu’aux appareils ménagers. Le rôle du bâtiment — et donc de la construction — est prépondérant dans ce dispositif. Pour cette raison, l’Union européenne s’est dotée d’un instrument spécifique que je viens d’évoquer : la directive performance énergétique des bâtiments. Cette directive s’est notamment traduite par la généralisation d’exigences minimales en matière de performance énergétique pour les bâtiments neufs et les rénovations. Elle a mis en lumière la nécessité d’améliorer les pratiques, les méthodes et les outils à chaque étape de la construction. La nouvelle révision de la DPEB, publiée en juillet 2018, va dans le sens d’une ambition accrue en matière de performance énergétique. Elle met l’accent sur la rénovation des bâtiments existants : une nécessité, alors que le taux de rénovation reste trop limité — entre 0,4 et 1,2 % selon les États membres. Elle promeut également la ventilation, l’installation progressive de points de recharge, mais aussi le rôle du digital afin de soutenir la transition vers des bâtiments plus intelligents, mieux connectés et intégrés au système énergétique.
F. de M. — Quelles sont les équipes qui, au sein de la Commission, travaillent sur ces problématiques de construction durable ?
D. R. — La Commission européenne est structurée en différentes directions générales, selon une approche sectorielle (énergie, transport, santé...). Elle est similaire en cela à une administration nationale. Le secteur de la construction et du bâtiment — et donc les problématiques de construction durable — ne dépend pas d’une direction générale unique mais d’un ensemble de services. La direction générale énergie, dont j’ai la responsabilité, exerce un rôle central. C’est nous qui sommes notamment chargés de vérifier la mise en œuvre de la DPEB. Pour cela, nous menons un dialogue permanent avec les administrations des États membres. Nous avons également lancé un grand nombre d’initiatives pour accompagner la mise en œuvre de nos politiques et en augmenter l’impact sur le terrain. Je pense, en particulier, au financement de la rénovation des bâtiments, que nous soutenons à l’aide des fonds européens et à travers notre partenariat avec la Banque européenne d’investissement. La question de la construction durable fait l’objet d’un travail transversal au sein de la Commission. Nous nous impliquons, aux côtés de nos collègues de la direction générale Grow et de la direction générale Environnement, pour promouvoir innovation et bonnes pratiques en la matière. Nous construisons ainsi une vision cohérente, mêlant les points de vue — compétitivité, efficacité énergétique, économie circulaire — sur un sujet clé pour l’avenir de l’Union européenne. À cet égard, je voudrais saluer la contribution des représentants des secteurs publics nationaux et du secteur privé (construction, bâtiment) dans le cadre des forums d’échanges que la Commission européenne a mis en place.
F. de M. — Comment se noue le dialogue entre les différents acteurs : la Commission, les États, les industriels ? Qui est amené à jouer un rôle pilote ?
D. R. — Il faut d’abord souligner l’importance d’une approche européenne sur la question. C’est cette approche qui a guidé la création, en 2015, de l’Union de l’énergie — un programme dont le but est de relancer l’intégration dans le secteur de l’énergie et d’assurer l’indépendance énergétique de l’Europe. C’est également cette approche qui a permis d’accomplir des progrès significatifs en matière d’économie d’énergie, notamment dans le secteur du bâtiment.
Cette dimension européenne des enjeux énergétiques trouve sa pleine expression avec l’adoption récente du règlement sur la gouvernance de l’Union de l’énergie, en décembre 2018. Il s’agit de s’assurer que la stratégie de l’Union européenne sur l’énergie est mise en œuvre de manière coordonnée et cohérente et que ses objectifs seront atteints. Dans ce dispositif totalement nouveau, la Commission européenne a bien entendu un rôle central à jouer sur la vision, la finalité et la formulation des politiques. Elle supervise et coordonne la mise en œuvre des feuilles de route de l’Union sur la base des actions menées dans les États membres à la fois par les administrations nationales et les autorités locales. L’implication du secteur privé — des entreprises de construction, mais aussi du secteur financier et des consommateurs — est cruciale.
F. de M. — Qu’en est-il des financements ?
D. R. — C’est un sujet majeur : pour rénover le parc européen, on estime qu’il faudra investir de l’ordre de 177 milliards d’euros par an d’ici à 2030. Un véritable défi à l’heure où les fonds publics, en particulier de l’Union, jouent à plein.Les fonds structurels européens, par exemple, auront alloué de l’ordre de 17 milliards d’euros à l’efficacité énergétique, dont plus de 13 milliards pour les bâtiments publics et résidentiels, sur la période 2014-2020. Le Fonds européen pour les investissements stratégiques a permis, pour sa part, de générer plus de 60 milliards d’euros d’investissement sur les segments de l’efficacité énergétique et des renouvelables. C’est considérable, mais cela ne suffira pas : il est donc primordial, et urgent, de déverrouiller les investissements issus du secteur privé. Pour cela, la Commission a lancé, suite à un dialogue avec les institutions financières et en collaboration avec la Banque européenne d’investissement, une initiative dédiée : « un financement intelligent pour des bâtiments intelligents ». Cette initiative comprend trois axes principaux : assurer une meilleure information sur le risque lié à ces investissements ; soutenir le développement et l’agrégation des projets d’investissement ; et garantir une utilisation optimale des fonds publics.
F. de M. — Dans de nombreux pays, les passoires énergétiques sont encore très nombreuses. Comment améliorer cette situation ?
D. R. — La mise à niveau des logements les moins performants sur le plan énergétique, ces « passoires énergétiques », est effectivement un verrou qu’il faut faire sauter. Il ne s’agit pas seulement de faire des économies d’énergie, mais aussi de garantir un habitat décent pour tous : les logements les moins performants sont souvent occupés par les catégories les plus vulnérables de la population, et des performances énergétiques médiocres sont généralement synonymes d’un environnement intérieur de qualité médiocre — températures inadéquates, humidité, etc. C’est la question de la « précarité énergétique », que la Commission s’est promis de traiter par tous les moyens disponibles.
La DPEB précise, dans sa dernière révision adoptée en 2018, que les États membres devront définir des stratégies de rénovation de long terme. De telles stratégies existent déjà, mais la directive ajoute des éléments majeurs. Premièrement, un objectif : la décarbonation complète des parcs de bâtiments nationaux à l’horizon de 2050. Deuxièmement, des perspectives : les stratégies devront inclure des mesures ainsi que des indicateurs permettant de mesurer les progrès réalisés de même que des jalons pour 2030, 2040 et 2050. Troisièmement, un accent sur les mécanismes à mettre en place pour mobiliser les financements nécessaires à la réalisation des objectifs de rénovation des bâtiments.
F. de M. — Comment ces programmes de rénovation des bâtiments seront-ils déclinés de manière opérationnelle ?
D. R. — L’éventail des stratégies pourra s’appuyer sur des mesures existantes qui ont déjà fait leurs preuves. On peut mentionner les programmes de rénovation des bâtiments publics : au-delà des économies d’énergie directes, ces programmes permettent de promouvoir des techniques innovantes et d’illustrer les bénéfices des rénovations énergétiques. On peut également citer la mise en place de guichets uniques pour l’accompagnement des propriétaires dans le processus de rénovation — conseil, financement, sélection des entreprises, suivi de chantier, etc. Le dispositif « Île-de-France énergies » a débouché sur 2 700 rénovations énergétiques de logements avec le soutien du Fonds européen pour les investissements stratégiques. On mise aussi beaucoup sur les progrès réalisés en matière de techniques de construction qui font baisser significativement le coût de la rénovation. Un exemple : le concept « energie sprong », qui a déjà permis de rénover plusieurs milliers de logements aux Pays-Bas au niveau énergie positive, est en cours de déploiement en France dans le cadre du projet européen « transition Zero ».
F. de M. — Sur tous les points que vous venez d’aborder, diriez- vous que la situation s’est améliorée ?
D. R. — Sans aucun doute, et nous nous en réjouissons. Dans le cadre de l’Union de l’énergie, lancée en 2015, la Commission européenne fournit périodiquement des rapports sur les progrès réalisés. Le dernier rapport, publié en avril 2019, fait état de signaux encourageants. Il apparaît tout d’abord que le découplage entre les émissions de gaz à effet de serre et la consommation d’énergie d’une part, l’économie d’autre part, se poursuit. En particulier, l’Union devrait être en mesure de remplir son objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre pour 2020, avec une baisse de 20 % par rapport aux niveaux de 1990.La croissance des énergies renouvelables se poursuit également : la part des renouvelables dans le mix énergétique européen a représenté 17,5 % en 2017 et devrait atteindre 20 % en 2020.
F. de M. — Tous les pays européens sont-ils concernés ?
D. R. — Linitiative « un financement intelligent pour des bâtiments intelligents », que j’ai mentionnée précédemment, a permis la mise en place d’un fonds de garantie pour le soutien aux investissements en rénovation à Malte. Des projets pilotes similaires sont en cours de développement dans d’autres états membres, en France et en Espagne notamment. Dans le cadre de cette même initiative, le Mécanisme européen d’assistance Elena, qui existe depuis dix ans, a apporté à de nombreuses villes et régions européennes une assistance technique pour structurer et mettre en œuvre leurs projets d’investissement en efficacité énergétique et attirer les financements tiers. Par exemple, en France, le projet « Picardie pass rénovation » (2014-2018) a bénéficié d’un soutien de 1,7 million d’euros d’elena, qui a généré plus de 33 millions d’euros d’investissements en rénovation.
Ces signaux positifs et ces progrès indéniables ne doivent pas masquer la nécessité de poursuivre nos efforts. C’est vrai en particulier pour l’efficacité énergétique : nous devons d’ores et déjà nous projeter vers 2030 et nous assurer que les politiques ambitieuses mises en place par l’Union portent leurs fruits. La rénovation énergétique des bâtiments reste une priorité. C’est également vrai pour les énergies renouvelables, dont le déploiement est contrasté à la fois au plan géographique — avec des disparités selon les États membres — et au plan sectoriel : la pénétration est importante dans la production d’électricité ; plus en retrait sur d’autres segments, notamment le chauffage.
F. de M. — De façon plus prospective, comment voyez-vous la ville de demain ? Quelles seront les passerelles entre construction durable et efficacité énergétique ?
D. R. — Il n’y a sans doute pas une, mais de multiples manières d’envisager les évolutions possibles et souhaitables de nos villes. Jai le sentiment que l’échelon local est décisif : c’est aux municipalités, aux communautés d’agglomérations ou aux régions de trouver les meilleures solutions, en concertation avec les citoyens, compte tenu des impératifs climatiques et environnementaux. La qualité de l’air est une question cruciale : de nombreuses zones urbaines souffrent d’une pollution trop élevée, notamment en raison des transports. Il est nécessaire de revoir les modalités de la mobilité urbaine, en favorisant les modes de transports non motorisés, mais également les carburants alternatifs, via les véhicules électriques. Sur ce dernier point, l’Union européenne s’est dotée, avec la révision de sa directive sur la performance énergétique des bâtiments, de dispositions ciblées pour soutenir le déploiement de bornes de recharge à l’intérieur des bâtiments.
Un autre volet concerne le rôle des villes dans notre trajectoire énergétique et climatique. Les villes — où vivent environ 75 % de la population européenne — représentent une part importante de notre consommation d’énergie et de nos émissions de gaz à effet de serre. C’est pourquoi la Commission européenne soutient les initiatives visant à accélérer leur décarbonation, en particulier la Convention des maires pour le climat et l’énergie — le plus grand mouvement de villes au monde pour l’action locale en matière de climat et d’énergie.