Frédéric de Monicault — La construction durable : pour une personnalité publique comme vous, que recouvre exactement ce thème ? À quels enjeux correspond-il ?
François de Rugy — La construction durable est un axe majeur de la transition écologique et solidaire, d’abord parce que le secteur du bâtiment constitue la deuxième source d’émissions de gaz à effet de serre après les transports. C’est donc là qu’il faut agir pour atténuer le dérèglement climatique. Ensuite, parce que la construction impacte nécessairement l’artificialisation des sols et représente donc un enjeu de biodiversité de première importance. La construction, c’est aussi une chance pour notre économie : le parc de logements à rénover est énorme, de l’ordre de plusieurs millions — ce qui implique un potentiel de chantiers considérable pour nos entreprises et la création de nombreux emplois non délocalisables s’adressant à une main-d’œuvre qualifiée. des formations dédiées, largement financées par nos programmes, permettent de valoriser les compétences de ces professionnels. C’est enfin un enjeu financier de taille pour les ménages. Un logement durable, c’est en effet la promesse d’un budget chauffage allégé pour les Français. J'en ai fait mon leitmotiv : il faut faire avancer main dans la main écologie et économie, car ce qui est bon pour la planète l’est aussi souvent pour le porte-monnaie.
F. de M. — Ces sujets se situent au carrefour de plusieurs expertises : le logement, l’énergie, le climat, le transport, la grande industrie... Comment réussir à concilier cette avalanche de compétences sans que chacun travaille dans son coin ?
F. de R. — La chaîne de la construction durable, notamment celle de la rénovation, est en effet très longue. Les acteurs concernés sont nombreux et viennent d’horizons divers : les fédérations et les syndicats professionnels ; les organismes de qualification et de certification ; les acteurs associatifs et institutionnels ; les fournisseurs d’énergie, d’équipements et de matériaux ; les banques ; les agences immobilières... À partir de cette avalanche de compétences, comme vous dites, nous devons favoriser un effet boule de neige en regroupant les acteurs de tous les secteurs concernés autour d’une ambition commune pour la construction durable. C’est le sens de notre Plan bâtiment durable. Depuis sa création il y a dix ans, il a beaucoup apporté à l’animation de l’ensemble de la démarche en jouant un rôle de facilitateur dans la mise en relation des partenaires. Jeudi 4 avril, j’ai d’ailleurs réuni à mon ministère le ministre de la Ville et du Logement, Julien Denormandie, le président de l’Agence pour la défense de l’environnement et la maîtrise de l’énergie (Ademe), Arnaud Leroy, ainsi que l’ensemble des représentants des professionnels pour signer avec eux la charte « engagés pour faire » — une charte qui vise à mettre ces acteurs autour de la table et à les convaincre de tirer tous dans le même sens pour la rénovation thermique.
F. de M. — Diriez-vous que ces problématiques sont suffisamment présentes dans le débat politique ? Que faudrait-il faire pour que les Français aient une meilleure connaissance de ces dossiers ?
F. de R. — Ces problématiques sont effectivement bien peu présentes dans le débat politique, peut-être précisément parce qu’elles sont peu « clivantes ». Or c’est non seulement un formidable levier pour la transition écologique, mais aussi une formidable source d’économies pour les Français. C’est pourquoi nous voulons mieux les informer. L’Ademe et les collectivités territoriales ont ainsi soutenu des campagnes de sensibilisation auprès des particuliers, notamment via des « espaces info énergie ». Mais nos dispositifs, vous avez raison, ne sont pas encore suffisamment connus du grand public. L’enquête réalisée en 2017 sur les travaux de rénovation énergétique des maisons individuelles montrait que seuls 15 % des ménages réalisant ces travaux avaient consulté nos conseillers avant d’engager leur projet. Les informer pour les accompagner, c’est toute l’ambition du réseau de professionnels que nous mettons en place. NNous allons donc mieux partager la communication et la sensibilisation des ménages à la rénovation énergétique pour décupler les travaux au sein des territoires. Ce réseau s’appuiera sur des structures publiques, financées par les collectivités locales, l’Ademe et l’État, pour l’accueil, l’information, le conseil et l’accompagnement des ménages : les délégations locales de l’agence nationale de l’habitat (ANAH), les Agences départementales pour l’information sur le logement (ADIL), les espaces info énergie, les plateformes territoriales de la rénovation énergétique. Mais pas seulement. Car le rôle de l’État est aussi d’impulser une dynamique collective.
F. de M. — Précisément, quelles sont en ce domaine les missions de l’État ? Doit-il uniquement réguler les secteurs liés à la construction durable ou doit-il se montrer incitatif à travers un certain nombre de dispositifs ? Quelles sont les mesures à prendre en priorité ?
F. de R. — Nous devons évidemment agir sur les différents plans en encourageant le secteur privé, en accompagnant les particuliers et en montrant l’exemple. Nous mobilisons d’abord le secteur privé avec le réseau Faire, en veillant bien sûr à actionner les leviers de l’incitation. Nous faisons ainsi évoluer la réglementation pour les nouvelles constructions afin de prévenir les besoins futurs de rénovation. La réglementation thermique de 2012 (RT2012) nous avait permis de connaître un gain de performance énergétique sans précédent. Nous allons l’étoffer et la compléter afin de parvenir à une économie entièrement décarbonée d’ici à 2050. Pour cela, il faut prendre en compte l’empreinte carbone des bâtiments sur l’ensemble de leur cycle de vie, tant au niveau de la phase d’utilisation qu’au niveau des matériaux de construction et des équipements mis en œuvre. C’est l’objectif de la future réglementation environnementale dont l’entrée en vigueur est prévue en 2020 par la loi Elan. J’ai bon espoir que ces nouvelles normes pousseront les constructeurs à utiliser des matériaux plus vertueux sur le plan écologique, notamment ceux qui permettent de stocker le carbone. Il s’agira également pour ces professionnels de se tourner vers des filières locales afin de dynamiser l’emploi sur nos territoires. Deuxièmement, nous devons accompagner les particuliers en leur proposant toute une palette de dispositifs, que nous avons rendus pour certains cumulables, afin d’accélérer la transition énergétique des bâtiments.
F. de M. — Quels sont ces dispositifs ?
F. de R. — Nous maintenons la TVA à un taux réduit de 5,5 % pour les travaux de rénovation énergétique éligibles au crédit d’impôt pour la transition énergétique (CITE). L’éco-prêt à taux zéro a été simplifié en mars 2019 en abrogeant l’exigence de bouquets de travaux. Désormais, les ménages pourront solliciter ce prêt dès qu’ils en auront besoin, par exemple pour un changement de chauffage ou pour une isolation de façade. De plus, dans le cadre des certificats d’économies d’énergie, les CEE, les dispositifs « coup de pouce chauffage » et « coup de pouce isolation » ont été reprofilés en janvier dernier. Ils permettent à l’ensemble des ménages de bénéficier d’une prime exceptionnelle pour le remplacement de leur système de chauffage et la réalisation de travaux d’isolation. Pour certains, il sera même possible de s’offrir une nouvelle chaudière pour un euro symbolique. J’annoncerai prochainement de nouvelles mesures en matière d’économie d’énergie en faveur des particuliers afin de répondre très concrètement aux besoins que les Français ont pu exprimer durant le grand débat national.
Quant à l’État, je l’ai dit, il doit être exemplaire. Il se mobilise pleinement dans le cadre du grand plan d’investissement, qui consacre 9 milliards d’euros à l’accélération de la rénovation énergétique des bâtiments : 1,2 milliard pour lutter contre la précarité énergétique, auprès des ménages modestes et très modestes ; 3 milliards de prêts distribués par la caisse des dépôts pour accompagner la rénovation énergétique du parc social ; et 4,8 milliards pour favoriser la rénovation du parc tertiaire public (État et collectivités locales), dont 1 milliard pour la rénovation des cités administratives de l’État.
F. de M. — Comment expliquez-vous que, pour le consommateur, le système des aides soit aussi difficile à décrypter ? Comment faire un vrai travail de simplification ?
F. de R. — Ce travail de simplification et de lisibilité, nous le faisons déjà en guidant les particuliers dans leurs démarches. Les premiers échos de ces dispositifs d’accompagnement sont très encourageants puisque les prises de contact avec nos conseillers du réseau Faire ont déjà triplé depuis décembre 2018. Il faut, à cet égard, saluer leur implication sans faille sur l’ensemble du territoire : ils réalisent un travail de proximité et de longue haleine en informant et en orientant les particuliers, en répondant à leurs demandes spécifiques en fonction de situations particulières. C’est grâce à eux que nous pouvons simplifier la vie des Français.
Mais tous les ménages n’ont pas les mêmes besoins. Certains cherchent plutôt à isoler leurs combles, d’autres à changer de chaudière. C’est en mettant l’accent sur l’accompagnement et le conseil, plutôt que sur la simplification de l’ensemble, que nous demeurerons capables de répondre au cas par cas aux demandes de chacun sans risquer l’uniformisation.
Pour chaque dispositif, en revanche, il s’agit bien de simplifier et de concentrer les offres grâce à un espace de visibilité dédié. Par exemple, les Français n’ont qu’à se connecter sur l’espace « prime chaudières » du site internet de mon ministère pour obtenir toutes les offres référencées depuis 2019, ainsi qu’un comparateur leur permettant de faire un choix de façon éclairée par rapport à leur propre situation. Cette visibilité est nécessaire pour nous permettre d’atteindre notre objectif de 500 000 logements rénovés par an, dont au moins la moitié seront destinés aux ménages les plus précaires : 150 000 passoires énergétiques relevant du parc privé et 100 000 logements sociaux. Nous tenons à réserver une part substantielle de nos efforts à ceux qui en ont le plus besoin.
F. de M. — La politique de l’État dans ce domaine implique un réel effort budgétaire. Comment dégager des ressources ?
F. de R. — Éernelle question : où trouver l’argent pour financer nos dépenses ? Avant de penser à dégager des ressources supplémentaires, il faut s’assurer que les moyens mis à la disposition des Français aujourd’hui sont pleinement compréhensibles et utilisés de manière optimale, c’est-à-dire pour accompagner des travaux efficaces auprès de ménages qui, sans ces aides, ne les auraient pas réalisés. C’est pour cela que nous nous penchons sans cesse sur les barèmes et les mécanismes : pour essayer de les rendre incitatifs.
F. de M. — L’expérience prouve que les gens se mobilisent assez facilement pour la préservation de la planète au sens large, mais qu’ils sont nettement plus réticents dès qu’on leur demande un effort financier...
F. de R. — Ce n’est pas nouveau. Il y a bien des sujets en politique où l’on retrouve ce hiatus entre le cri collectif et une forme de sursaut individuel qui consiste à dire « les autres d’abord ». En écologie, c’est sans doute particulièrement vrai, car nous sommes tous plus ou moins, hélas, des émetteurs de gaz à effet de serre, des producteurs de déchets, des résidents d’espaces artificialisés... La question n’est donc pas de savoir qui est bien placé pour jeter la première pierre. Ssur qui d’ailleurs ? L’État ? L’État, c’est nous tous. L’effort sera collectif. c’est à l’état d’actionner les leviers de politiques publiques ambitieuses. Mais l’effort incombe aussi à chacune et à chacun.
F. de M. — Y a-t-il une vision internationale de la construction durable ? D’un pays à l’autre, les dénominateurs communs l’emportent-ils sur les spécificités culturelles ?
F. de R. — À l’occasion de la COP 15 de la biodiversité en Chine, la question de l’artificialisation des sols — sujet majeur de préservation de notre environnement et des écosystèmes — devra sans aucun doute faire la part belle à ces enjeux de construction. Mais qui dit vision internationale ne dit pas nécessairement réponses identiques sur toute la surface du globe. Il existe évidemment des spécificités culturelles. Il ne s’agit pas de passer simplement une couche de vernis vert uniforme, ni de remplacer le modèle pavillonnaire par un autre modèle unique indifférencié et tout aussi inadapté aux caractéristiques géographiques et aux traditions régionales. D’autant que la construction durable doit miser sur des matériaux plus propres qui voyagent moins ; elle devra donc se développer en fonction des territoires, des matières, mais aussi des savoir-faire qui leur sont liés ou qui sont liés à l’histoire de chaque pays. La construction durable que nous voulons doit être aux antipodes de cette acculturation ; elle devra s’appuyer sur les richesses locales de la même manière que nos politiques d’adaptation au changement climatique ou encore de reconquête de la biodiversité doivent mobiliser des solutions fondées sur la nature.
F. de M. — Faisons un peu de politique-fiction : dans cinquante ans, voire un siècle, à quoi ressembleront les constructions ?
F. de R. — Je suis un homme politique, pas un écrivain ; je saurais donc moins imaginer leur aspect qu’en concevoir les principes. La construction de demain devra être durable à la fois en amont dans son processus de production, en recourant à des matériaux eux-mêmes durables ; et en aval, d’une part en étant moins consommatrice et donc in fine moins émettrice de gaz à effet de serre, d’autre part en limitant l’artificialisation des sols, c’est- à-dire en offrant des espaces plus efficacement aménagés, des habitats plus denses. Pour cela, nous devons inventer un nouveau modèle qui remplacera, au sol mais aussi dans les esprits, le modèle pavillonnaire qui reste encore très ancré dans notre culture, comme l’est la voiture au demeurant. Conjointement avec le ministère de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales, nous lançons une mission pour évaluer la pertinence des outils de maîtrise de l’artificialisation, et nous avons saisi « France stratégie » pour accompagner l’élaboration de scénarios de transition vers l’objectif « zéro artificialisation nette ». En bref, je dirais qu’il est temps de passer d’un modèle d’aménagement à un modèle de ménagement des territoires...