Frédéric de Monicault — Comment un groupe de construction comme le vôtre appréhende-t-il la problématique de la ville durable ? S’agit-il d’un concept récent au sein de l’entreprise ?
Jérôme Stubler — Ce n’est certainement pas un concept récent. J’ai rejoint Vinci construction il y a près de trente ans et cela fait une bonne quinzaine d’années que l’entreprise est directement sensibilisée à cette problématique de construction « durable ». Cela commence par un engagement en termes de qualité : quand nous concevons, nous construisons. cela doit être pour longtemps. Ce cap sous-tend en permanence les travaux de nos ingénieurs et de nos équipes en général. Mais ce n’est pas tout : en même temps que nous cherchons à allonger la durée de vie de nos infrastructures, nous cherchons sans arrêt à les rendre plus économes en ressources utilisées. Économes lors de leur construction, avec par exemple la diminution des volumes de matériaux utilisés ; économes aussi pendant leur exploitation. À titre d’exemple, nous avons mis sur le marché de nombreuses innovations pour diminuer les consommations énergétiques des bâtiments. La prise de conscience de la ville durable passe aussi par une plus grande adaptabilité des bâtiments, dont nous voulons étendre et moduler les capacités d’utilisation dans le temps. cela signifie qu’un programme d’immobilier de bureaux pourra un jour se transformer en immeuble de logements. nous proposons ainsi un concept nommé ConJuGo pour répondre à cette attente.
F. de M. — Quelles sont les grandes caractéristiques de la ville durable ?
J. S. — Prenons d’abord en compte une réalité statistique : les populations se concentrent en ville. Les Nations unies annoncent un triplement du pôle urbain entre 2000 et 2030. À cette échéance, les deux tiers de l’humanité vivront en ville. Cette mutation en cours suscite d’immenses besoins — en logements, en réseaux d’eau et d’énergies, en zones d’activités, en moyens de trans- port... — qui sont autant de défis en soi. C’est aussi un enjeu en matière d’environnement : il faut lutter contre l’étalement urbain et densifier les villes tout en les rendant plus vertes, avec moins de voitures, donc plus agréables à vivre. Fluidifier les villes, en redonnant la voirie aux vélos et aux piétons, constitue aussi un enjeu colossal, à la fois en termes de transport de personnes et de marchandises. Ces exigences, cette vision de villes agréables à vivre, creusets d’échanges, constituent de formidables opportunités. La ville durable nous engage tous parce qu’elle engage les générations à venir. Pour nous, collaborateurs du groupe Vinci, ces évolutions sont une véritable opportunité qui doit se concrétiser par des innovations sur les plans à la fois technologique, industriel, stratégique et bien sûr humain.
F. de M. — Comment travaillez-vous avec vos différents partenaires pour imaginer la ville de demain ?
J. S. — Il y a, en France, trois accélérateurs de villes durables. Vinci participe au démonstrateur industriel de la ville durable implanté sur le territoire de Plaine commune (Seine-Saint-Denis) appelé « rêve de scènes urbaines », qui propose une démarche originale de coopération entre les acteurs publics et privés de la ville pour expérimenter et produire des solutions urbaines innovantes. Pour fonctionner, le démonstrateur s’appuie sur un écosystème ouvert, dont les acteurs partagent l’ambition de contribuer à renforcer le développement du territoire au service de la qualité de vie des habitants et de son rayonnement.
Le but est de faire des appels à projets sur toute une série de technologies qui seront intégrées progressivement, d’abord par des promoteurs immobiliers, puis par l’établissement public territorial dans son programme de réalisation d’infrastructures et de bâtiments. Sur les 180 projets qui ont émergé dans le cadre de rêve de scènes urbaines, nous en avons retenu une quarantaine qui ont été considérés comme légitimes pour être intégrés dans la reconstruction progressive de ce territoire.
C'est donc un excellent lieu de réflexion commune et d’intégration de solutions qui proviennent de grands groupes, de PME et de start-up.
F. de M. — Ces nouveaux enjeux vous permettent-ils de recruter des profils différents ? Construire la ville durable vous permet-il d’être attractif ?
J. S. — De plus en plus de collaborateurs de l’entreprise et de candidats s’interrogent sur le sens à donner à leur travail et à leurs missions. Ils sont de plus en plus nombreux à opter pour des postes leur offrant l’opportunité d’être particulièrement sensibles à l’engagement des entreprises sur les aspects sociaux, sociétaux et environnementaux. À titre d’exemple, nous avons organisé un concours mondial pour les étudiants intéressés par nos métiers : « the trail by Vinci construction ». Plus de 1 200 étudiants ont répondu présents à travers le monde. La grande majorité des dossiers intégrait une dimension de construction durable. Le premier prix a été remporté par des étudiants de l’Insa Lyon qui proposaient le projet « upside down » promouvant un bâtiment du futur. En deuxième position, les étudiants de l’École des Mines de l’industrie et de la géologie du Niger proposaient d’utiliser la gomme arabique comme liant dans la construction des bâtiments sans émission de CO2.
F. de M. — Quelles sont les régions du monde les plus avancées en matière de ville durable ?
J. S. — L’école française n’est pas en retard sur les réflexions relatives à la ville durable, mais le nombre de réalisations exemplaires en terme environnemental reste faible car le cadre de réalisation des projets d’aménagement est encore rigide et laisse insuffisamment de place à l’innovation. Toutefois, les bâtiments neufs sont dans leur grande majorité très économes en énergie en france. La plupart de nos clients exigent maintenant des performances énergétiques ambitieuses, et les bâtiments BPOS dont le bilan énergétique est positif commencent à se développer. Ils nécessitent de créer des façades actives en énergie. notre filiale activ skeen a déjà plus de 300 références au catalogue, dont la grande majorité en Allemagne et en Autriche.
En France, l’innovation est bien là au niveau du bâtiment, peu encore au niveau du quartier ou de la ville.
Certaines grandes villes à l’étranger, et en particulier au Moyen-Orient, en Scandinavie ou en Asie, font preuve d’une grande capacité d’innovation grâce à un cadre qui permet la sélection en amont de choix d’aménagement ambitieux. C’est certes plus facile lorsque les villes sont nouvelles ou lorsqu’une ancienne zone industrielle ou portuaire se transforme.
Mais la construction durable n’est pas uniquement un sujet d’environnement, c’est aussi un projet d’intégration sociale et sociétale qui n’est pas réservé aux pays riches. Par exemple, en Afrique, où nous sommes très présents, nous sommes extrêmement attentifs à ces aspects : nous travaillons au plus près des besoins des populations locales, nous proposons des projets d’irrigation, d’assainissement, de voirie permettant d’améliorer l’hygiène et la santé des habitants et leur développement économique. Nous avons également lancé la fondation Issa qui vient de fêter ses dix ans et qui accompagne le développement économique et social des territoires africains à l’aide de nombreux projets, tous suivis par une implication sur le terrain de nos salariés. Cet engagement fort donne du sens à notre métier, c’est une vraie différence avec la plupart de nos concurrents.
F. de M. — Comment l’innovation vient-elle faire évoluer les pratiques chez Vinci?
J. S. — Vinci est un groupe décentralisé, l’innovation n’est donc pas l’apanage de quelques chercheurs ou de nos laboratoires, et elle s’organise à plusieurs niveaux. L’innovation sur projets, où nos ingénieurs réfléchissent dans le cadre de la demande du client ou en cherchant à créer des optimisations pour offrir plus de valeur ajoutée. ensuite, au niveau de nos divisions, qui disposent d’une capacité de recherche dans une vingtaine de centres d’innovation.
Puis au niveau du groupe Vinci construction, pour des sujets plus lourds et transversaux où nous animons des équipes communes. Par exemple, nous travaillons sur des formulations de béton bas carbone qui permettent de diminuer l’empreinte CO2. Ce béton existe et va être expérimenté prochainement sur notre futur siège à nanterre, où nous allons couler à l’été 2019 les poteaux centraux du hall d’entrée ; cela permettra de diviser par presque dix l’empreinte CO2 du béton utilisé. C'est encore de la recherche, mais si les normes changent, petit à petit ces bétons deviendront des commodités.
Depuis 2001, le Prix de l’innovation Vinci est un réel succès, il valorise les initiatives novatrices de tous les collaborateurs qui réalisent un dossier de candidature, quel que soit leur niveau hiérarchique. Cette vitalité paye : le nombre d’innovations déposé grimpe, créant un engouement pour aller plus loin, pour innover. notre innovation est ouverte à des partenaires externes, avec par exemple la chaire éco-conception — développée conjointement avec Agro Paris Tech —, ou bien notre partenariat R&D avec le CEA. Enfin, Vinci a développé Leonard, dont la mission consiste à la fois à organiser la prospective sur nos métiers et notre écosystème et à permettre à nos collaborateurs de tester leurs idées de business innovants. Leonard s’appuie en outre sur La fabrique de la cité, le think tank créé à l’initiative de Vinci pour mettre en débat des expériences internationales en matière de ville durable.
F. de M. — Dans quelle mesure la révolution du numérique dope-t-elle cette innovation ?
J. S. — Je ne suis pas sûr qu’il faille parler de révolution digitale dans la construction. Le terme d’évolution est plus juste : nos métiers reposent sur des actes très concrets, de terrassier, de maçon, de charpentier, de soudeur, de monteur. Ce qui évolue, c’est le métier de la conception pour le bâtiment avec l’essor depuis 7-8 ans du BIM (Building Information Modeling), une démocratisation liée à la baisse du coût des logiciels de modélisation 3D qui étaient déjà utilisés il y a 25 ans dans le génie civil ou les bâtiments les plus complexes. Ce qui est nouveau, c’est que ces modèles 2D ou 3D deviennent des plateformes d’échanges d’informations sur nos projets entre nos ingénieurs et nos compagnons.
Le digital permettra demain des évolutions importantes, en particulier en matière de Lidar, de photogrammétrie et de réalité virtuelle.
F. de M. — Avez-vous le sentiment que vos initiatives en matière environnementale sont perçues par le grand public ? De la même manière, la ville durable est-elle une notion qui parle au plus grand nombre ?
J. S. — Je pense que non, nous sommes certainement trop discrets en la matière. Nous avons des exemples nombreux et fabuleux sur de grandes et de petites opérations. J’ai plusieurs exemples en tête, mais prenons une réalisation emblématique : quatre ans après la catastrophe nucléaire de Tchernobyl en 1986, un ingénieur de Vinci construction a eu l’idée de proposer une arche afin de confiner définitivement la centrale et son sarcophage endommagé. Le projet a cheminé, a été accepté par de nombreux spécialistes et a finalement été retenu comme « la » solution à l’issue d’un concours d’idées mené en 1992 pour démanteler le réacteur en toute sécurité. En 2016, le toit a été construit et poussé, et Tchernobyl s’est trouvé sécurisé. Au-delà de l’aventure industrielle, il reste le sentiment très fort d’avoir contribué à une avancée majeure pour la protection d’une région du monde, pour sa population et pour son écosystème.
Nous participons également en ce moment à l’un des plus beaux projets de l’humanité, le réacteur de fusion nucléaire Iter, un réacteur sans déchets, avec comme combustible de l’hydrogène (une source également répartie sur la planète), une énergie sûre, non polluante, qui à terme donnera accès à l’énergie à tous les continents.
Des projets environnementaux, nous en créons aussi à l’échelle locale, dans nos villes et nos campagnes, avec notre offre eQuo vivo qui vise à recréer la biodiversité simplement, à permettre aux espèces de franchir les routes et autoroutes en toute sécurité et surtout à transformer les friches industrielles anciennes en zones naturelles.
F. de M. — Quelles sont les grandes évolutions de la ville de demain ?
J. S. — La tendance principale qui se dégage est la reconstruction de la ville sur elle-même, que l’on peut structurer en trois grandes catégories.
D’abord les infrastructures souterraines de transport, ensuite le réaménagement de la voirie pour réintroduire des zones vertes et de la biodiversité, et enfin la préservation du patrimoine par son adaptation aux nouveaux usages.
Vinci construction est un acteur important de cette reconstruction, par ses compétences en travaux souterrains, en géotechnique, en rénovation. nous avons également créé, avec Agro Paris Tech, une société de conseil en biodiversité urbaine, Urbalia.
F. de M. — C’est quoi, pour vous, être constructeur aujourd’hui ?
J. S. — Être constructeur aujourd’hui, c’est avant tout une chance formidable de minimiser l’empreinte de l’homme tout en améliorant la qualité de vie.
En 2050, la population mondiale aura augmenté de 30 % et nous voulons baisser de 20 à 30 % notre empreinte carbone. nous devons donc utiliser deux fois moins de matériaux, de ciment ou d’acier pour faire la même chose. de beaux défis en termes d’habitat, de moyens de transport ou de consommation d’énergie.