Les Grands de ce monde s'expriment dans

L’intelligence augmentée au service de l’habitat

Francis Pisani — Plutôt qu’intelligence artificielle, vous préférez utiliser le terme « intelligence augmentée ». Pourquoi?

Luc Julia — Ce qu’on appelle « intelligence artificielle » n’est rien d’autre qu’un outil qui est là pour nous aider. Or, dans les faits, il s’agit bien d’augmenter l’intelligence. et en plus, ça permet de garder le sigle IA !

F. P. — Selon vous, l’intelligence artificielle n’existe pas. De quoi parlent donc les gens qui emploient cette formule ?

L. J. — Ils disent n’importe quoi. C’est l’intelligence artificielle à la sauce d’Hollywood. Un monde qui fait peur ou qui, à l’opposé, suscite de faux espoirs. Dans un cas comme dans l’autre, on attribue à cette technologie des capacités qu’elle n’a pas. Pour une personne comme moi qui travaille sur l’IA depuis trente ans et qui en mesure les limites, ce genre de fantasmes me fatigue. Je ne dis pas que les dangers n’existent pas ; il faut les connaître. Comme tous les outils, l’IA peut conduire à des dérives si elle est mal utilisée.

F. P. — Comment voyez-vous la coopération entre l’intelligence augmentée et les humains ?

L. J. — L’histoire a commencé avec la machine à calculer de Pascal en 1642, qui permettait de faire des additions et des soustractions beaucoup plus rapidement qu’à l’aide du calcul mental ou même avec un papier et un crayon. L’IA, c’est la même chose : ce sont des interfaces qui servent à coopérer et qui rendent la vie plus facile.

F. P. — Quelle est votre définition de l’intelligence ?
L. J. — Si je le savais ! Il y a plein de formes d’intelligence. Personnellement, j’aime bien définir l’intelligence comme étant indissociable de l’innovation, c’est-à-dire la faculté de créer quelque chose à partir de rien. L’intelligence artificielle, telle qu’elle est définie aujourd’hui, se contente de reconnaître. On alimente les machines en connaissances, que ce soit des règles ou des données. Ces machines vont donc pouvoir faire de la reconnaissance mais elles ne seront jamais capables de créer, d’inventer à partir de choses qu’elles n’ont pas vues et de règles qu’on ne leur a pas fournies.

F. P. — Quel rapport y a-t-il entre l’innovation et l’adaptabilité, qui est généralement retenue comme l’un des critères de l’intelligence ?

L. J. — L’adaptabilité est le propre de l’homme. Mais définir l’intelligence comme la capacité de s’adapter me semble un peu réducteur. Nous, les humains, sommes certes capables d’apprendre et de nous éduquer, mais nous savons aussi inventer.

F. P. — Beaucoup de gens craignent que l’IA ne débouche sur une surveillance généralisée de la société au détriment de la vie privée. Partagez-vous cette inquiétude ?

L. J. — Si l’on admet que ces machines ne sont que des outils, on va trouver comment les utiliser au mieux, c’est-à-dire ne leur fournir que les données nécessaires et pas plus. Il est essentiel de garder le contrôle. dès lors qu’on intègre cette dimension, la sécurité et la protection de la vie privée peuvent être préservées.

F. P. — Vous parlez de contrôle. Mais l ’intelligence dite augmentée n’est-elle pas capable de poser des diagnostics, voire de faire des pronostics justes sans précisément que nous comprenions pourquoi ce résultat est juste ?

L. J. — Cela touche à ce qu’on appelle l’« inexplicablilité ». Des algorithmes extrêmement compliqués peuvent traiter des quantités considérables de données. Nous sommes parfois déconcertés par le résultat car nous n’avons pas toutes les cartes en main, ni le temps de refaire le travail qui a été réalisé en une fraction de seconde par la machine. La vérité est que, si l’on se donnait la peine, on pourrait l’expliquer. Après tout, c’est nous qui avons conçu les algorithmes et c’est nous qui avons fourni les données...

F. P. — Que penser du biais humain dans les algorithmes ?
L. J. — On peut se tromper dans l’algorithme. L’erreur est humaine et fait partie de l’intelligence. Ce n’est pas bien grave dans la mesure où ce type de défaut est facile à repérer et à rectifier. En revanche, ce qui est plus ennuyeux, ce sont les erreurs commises dans les données. Je vous citerai un exemple très intéressant : celui d’un chatbot nommé Tay lancé par Microsoft en 2016. Aau bout de quelques heures d’utilisation, celui-ci s’est mis à proférer des propos racistes et sexistes tout simplement parce qu’on lui avait fourni des données biaisées que les algorithmes avaient pris pour la vérité. Les data biaisées sont un plus gros problème que les bugs.

F. P. — Il semble que la plupart des utilisateurs de l’IA cherchent à centraliser les informations recueillies. N’est-ce pas contraire au principe même sur lequel repose l’IA, à savoir le traitement en réseau des données ?

L.J.—Vous avez raison, il y a une sorte de contradiction mais c’est comme cela que ça marche. Pour faire tourner les algorithmes, il faut bien concentrer des datas au même endroit. On reproduit le modèle du corps humain : tous les signaux sont centralisés dans le cerveau qui les traite et les renvoie à la périphérie. L’inconvénient de ce mode de fonctionnement, c’est l’inefficacité énergétique.

F. P. — Outre l’impact énergétique de l’IA sur lequel nous reviendrons, que pensez-vous de son impact social...

L. J. — Je suis beaucoup plus optimiste que la plupart des gens. On entend dire sans arrêt que les robots vont nous remplacer, que le coût social de l’IA est énorme et que c’est pour cela qu’il faut taxer les robots. Sans vouloir me mêler de politique, je voudrais tout de même rappeler quelques faits qui datent d’il y a très longtemps et qui témoignent de l’évolution normale d’une société confrontée au progrès technologique.

Au début du XIXe siècle, les canuts se sont révoltés contre l’introduction des métiers à tisser. Puis la société s’est adaptée, et ces technologies sont entrées dans les mœurs. Autre exemple : dans les années 1990-2000, la France s’est couverte de distributeurs automatiques de billets. Tollé général : certains prédisaient la suppression de milliers d’emplois. Or que s’est-il passé ? Sur la même période, le nombre de guichetiers dans les banques a augmenté de plus de 2 %, notamment parce que d’autres activités ont émergé. Il ne s’agit pas d’une coïncidence. Je pense que nous sommes créatifs et que nous nous débrouillons toujours pour inventer autre chose. Pour pouvoir continuer à travailler, tout simplement.

Je voudrais citer un dernier exemple. Dans les années 1980, la France a fait le choix de ne pas robotiser, précisément par crainte de détruire des emplois. Quel est le bilan trente ans plus tard ? Son industrie a disparu. Quant à nos voisins qui ont robotisé — je pense en particulier aux Allemands —, non seulement ils ont conservé leur industrie mais, en plus, ils ont moins de chômage que nous.

F. P. — Les Chinois sont-ils vraiment en train de devenir leaders dans le domaine de l’IA ?

L. J. — On ne peut pas dire ça. Certes, leur nombre leur confère un avantage extraordinaire, d’autant qu’ils ont un accès très particulier aux données dans le sens où il n’y a pas en Chine de RGPD qui protège la vie privée. Ils sont également très avancés dans des domaines comme celui de la reconnaissance faciale. Ils ont donc une longueur d’avance en matière de données, mais ils ne sont pas plus intelligents que les Américains ou les Français en termes d’algorithmes. En l’occurrence, il s’agit essentiellement de mathématiques et tous les pays sont au même niveau. En tant que franchouillard de base, je vous dirais que la France est bien placée : on est très bons en maths et on a beaucoup de spécialistes capables de concevoir des algorithmes très puissants.

F. P. — Vous parliez à l’instant de la consommation d’énergie liée à l’IA. Peut-on réellement conjuguer technologie et écologie ?

L. J. — Avec les data centers d’aujourd’hui, qui consomment une énergie colossale pour traiter des choses simples, la réponse est évidemment « non ». Savez-vous qu’ils utilisent plus d’énergie pour se refroidir que pour faire des calculs ? La centralisation est une aberration écologique. Toute l’économie du numérique étant basée sur ces data centers, on est effectivement en face d’un problème énorme.

F. P. — Dans votre livre l’Intelligence artificielle n’existe pas, vous dites avoir chez vous un nombre incroyable d’objets connectés...

L. J. — J’en ai plus de 200, je l’avoue ! En fait, j’ai à peu près tout automatisé chez moi. Si vous me demandez quel est mon objet préféré, je vous répondrai que ce sont les fenêtres connectées. J’ai 53 fenêtres à la maison et ça me permet de gagner beaucoup de temps.

F. P. — En quoi ce réseau d’objets connectés constitue-t-il un apport en IA ?

L. J. — C’est la raison pour laquelle, quand je parle d’IoT, je parle d’Interoperability of Things plutôt que d’Internet of Things. c’est le fait que ces objets interagissent entre eux et qu’en interagissant ils deviennent intelligents. On peut même parler d’Intelligence exchange, car ces choses ne deviennent intelligentes que lorsqu’elles travaillent ensemble. Quand ma voiture s’approche du garage, la porte se déverrouille et lance la musique dans la maison. Et soudain la vie est plus confortable !

Les objets par eux-mêmes sont stupides. Si mes rideaux étaient connectés un par un, il faudrait que j’appuie sur un bouton pour que chacun d’entre eux s’ouvre ou se ferme. Ce serait parfaitement inutile. Installer sur son téléphone 209 applications pour utiliser 209 objets n’a aucun sens. C’est l’interopérabilité qui est intéressante. Or cette interopérabilité implique que les applis se répondent pour que les choses puissent communiquer entre elles. On parle de standards... C’est en effet une sorte de standardisation qui passe par moi. C’est moi l’humain qui deviens le cerveau de toute cette organisation. Même si c’est à mes dépens en quelque sorte, je suis un acteur de ces objets. C’est parce que je le veux que les choses se passent.

F. P. — Ces objets connectés vous font gagner du temps, dites- vous. Mais vous permettent-ils d’économiser de l’énergie ?

L. J. — Cette question suscite beaucoup de blabla. Quand je vois les tours de la défense allumées 24 heures sur 24, je me dis qu’il ne serait pas superflu d’utiliser des objets connectés pour vérifier si les gens sont encore au bureau. Ces technologies trouvent encore plus d’applications à l’échelle industrielle qu’en domotique. Personnellement, ce qui m’intéresse le plus, ce n’est pas tellement l’économie d’énergie mais le gain de temps social, pour me consacrer à mes enfants et à ma femme, pour lire un bouquin ou faire ce dont j’ai envie.

F. P. — Quel sera, selon vous, l’influence de l’IA sur le secteur de la construction ?

L. J. — Comme je le disais, au niveau individuel, il ne faut pas attendre de miracles en termes d’économies d’énergie. En revanche, l’IA trouve toute sa place dans les bâtiments collectifs qui visent à l’énergie zéro. Dans un immeuble de logements, de bureaux ou même une usine, les appareils connectés pourront, grâce à l’intelligence artificielle, améliorer leurs performances en générant des optimisations automatiques.

F. P. — À quel stade l’IA est-elle le plus utile? Celui de la concep- tion, de la construction ou de la gestion des bâtiments ?

L. J. — J’ai eu la chance de pouvoir construire ma maison en la pensant intelligente dès le départ. J’ai pu mettre des capteurs dans toutes les portes, toutes les fenêtres. En intégrant ces technologies très en amont d’un projet, on crée plus facilement un écosystème susceptible de rendre service.

Il faut donc penser ouvert, ce qui n’est pas évident pour les constructeurs qui ont l’habitude de tout contrôler. Il faut les obliger à mettre en place des plateformes ouvertes afin de pouvoir rajouter plus tard de nouveaux services. Une plateforme doit être évolutive, faute de quoi on risque d’être enfermé dans le système mis en place par l’entreprise qu’on a choisie, sans possibilité de l ’adapter.

Si demain j’achète un nouvel objet qui utilise un type de communication radio différent, il faut que je puisse le connecter à mon système. Il faut qu’il puisse échanger avec les autres. Je parle souvent de l’espéranto des objets. Cette langue commune n’existe pas, bien sûr, mais c’est une façon de dire qu’une plateforme doit être ouverte. C’est au maître d’œuvre de faire les bons choix en sachant que le monde de demain sera différent du monde d’aujourd’hui.

F. P. — Les promoteurs de l’IA prétendent qu’elle facilite l’intégration du bâtiment dans le territoire. Qu’est-ce que cela signifie ?

L. J. — C’est toute la thématique de la smart city. Il n’est plus seulement question de l’immeuble ou du logement. Une fois que les objets sont connectés et que ces data flottent d’un endroit à un autre, elles peuvent être récupérées au niveau du pâté de maisons, de la ville, du pays. On pourra, par exemple, établir des statistiques grâce à des capteurs de qualité de l’air disposés dans chaque maison. On saura alors quels sont les quartiers les plus pollués et on pourra décider, automatiquement et en temps réel, dans quelles rues faire passer les voitures. On peut imaginer toutes sortes d’initiatives pour améliorer la vie du citoyen. Plus on recueillera de données au niveau micro, plus on aura de recul pour prendre les bonnes décisions au niveau macro.