Les Grands de ce monde s'expriment dans

Pour une ville inclusive

Francis Pisani — Le développement durable est un concept relati- vement vague qui revêt des acceptions différentes en fonction du secteur d’activité. En tant que représentante d’une grande entreprise de BTP, quelle définition proposeriez-vous ?

Christina Lindbäck — Je dirais que la durabilité (sustainability en anglais) est un cadre dans lequel une société doit pouvoir se développer sans surexploiter les ressources naturelles. ce cadre comporte trois dimensions — sociale, environnementale et économique — que nous prenons en compte dans tous nos projets. Nous sommes en particulier attentifs à la qualité des matériaux utilisés, à l’énergie fournie au bâtiment et à sa rentabilité en termes de produits et de services.

F. P. — Sur votre page web, vous faites allusion à la « gouvernance de la durabilité » au niveau international. Qu’entendez-vous par là ?

C. L. — Dans la plupart des pays, l’État finance des logements et des infrastructures. Il est donc très important pour nous de connaître les objectifs de la puissance publique sur le long terme afin de mieux répondre aux attentes de la société et de fournir des solutions adaptées, notamment en matière d’énergie. En tant qu’entreprise nordique, nous avons intérêt à ce que les règles soient harmonisées au niveau de l’Europe ou au moins de la zone nordique. Cette harmonisation nous permet de bénéficier de synergies et d’optimiser nos prestations, qu’il s’agisse de construction de bâtiments ou d’aménagement urbain.

F. P. — Avez-vous constaté des avancées significatives dans ce domaine ?

C. L. — Oui, en particulier dans les pays nordiques où il existe un engagement politique fort en faveur de la lutte contre le changement climatique. En Suède, par exemple, le gouvernement a mis en place une feuille de route afin d’atteindre la neutralité carbone d’ici à 2045, conformément à l’accord de Paris.

F. P. — On sait que les pays scandinaves portent une attention particulière au développement durable...

C. L. — D’une manière générale, les pays nordiques, et spécialement la Suède, sont organisés de manière plutôt horizontale. Nous avons une tradition de dialogue entre les différents acteurs de l’économie. La feuille de route pour la neutralité carbone dont je vous parlais à l’instant est une initiative du gouvernement. C’est lui qui a défini les grandes orientations qui ont, ensuite, été mises en œuvre par les entreprises, les associations, les syndicats, les différentes parties prenantes de la société civile. Mais cette façon de faire ne correspond pas vraiment à la culture nordique. Généralement, nous procédons en sens inverse en prenant appui sur l’engagement des acteurs de terrain pour élaborer des objectifs de développement durable à la fois pour la société civile et pour le monde des affaires. Dans les années 1980, ces objectifs n’existaient pas au niveau national. Mais, déjà à l’époque, certaines entreprises avaient intégré les préoccupations environnementales à leur business model. Or le comportement des entreprises a nécessairement un impact au niveau politique. Leurs performances contribuent à celles du pays dans lequel elles évoluent. À cet égard, NCC a toujours fait preuve d’un esprit de collaboration et d’une très grande transparence qui lui ont permis de participer au développement de la suède.

F. P. — Dans cet attachement à la nature, quel est le poids des facteurs culturels ?

C. L. — C’est un fait que la plupart des Scandinaves adorent passer leurs vacances dans la nature. Dès qu’ils ont un moment de libre, ils s’échappent à la campagne ou à la mer qui, il est vrai, ne sont jamais très loin. En Suède, les activités de plein air (marche en forêt, randonnées en montagne, voile) sont très appréciées. Un autre trait de caractère national joue un rôle important : la souplesse de la hiérarchie. J’ai participé à plusieurs groupes de travail gouvernementaux où j’ai pu rencontrer le ministre de l’Environnement et le premier ministre. Ils sont très accessibles et organisent régulièrement des réunions pour échanger avec des professionnels de tous horizons. C’est en cela que la culture nordique est unique : elle favorise le dialogue avec les citoyens qui peuvent ainsi faire progresser leurs idées. C’est un mode de fonctionnement qu’on ne retrouve guère dans le reste de l’Europe.

F. P. — Pouvez-vous nous présenter brièvement les activités de NCC ?

C. L. — NCC est un groupe de BTP qui comprend cinq secteurs. nous avons une branche industrielle qui commercialise des matériaux minéraux et de l’asphalte ; trois unités dédiées à la construction (infrastructures, Suède et reste des pays nordiques) ; et une cinquième branche spécialisée dans la promotion et la construction de bureaux et de locaux commerciaux. Notre chiffre d’affaires avoisine les 60 milliards de couronnes suédoises (plus de 5 milliards d’euros) et nous employons 16 500 salariés.

F. P. — Comment réussissez-vous à concilier développement durable et exigence de rentabilité ?

C. L. — Pourquoi voulez-vous opposer ces deux objectifs ?

F. P. — Les gens ont tendance à penser que respecter l’environnement coûte cher...

C. L. — Sans vous révéler des secrets industriels, disons que nous avons mis au point des procédés de fabrication innovants grâce auxquels nous produisons dans des conditions plus respectueuses de l’environnement tout en restant compétitifs. Par exemple, nos usines d’asphalte sont de plus en plus nombreuses à abandonner le fuel au profit des palettes de bois, ce qui nous permet à la fois de diminuer les coûts de production et de réduire nos émissions de CO2. C’est encore plus vrai pour notre produit phare, le « green asphalt », qui est chauffé à une température plus basse que l’asphalte classique. Notre but est d’améliorer l’efficacité et la durabilité de nos produits. Nous sommes engagés dans une démarche que je qualifierais de « win-win-win » : un meilleur produit, au meilleur coût, et un meilleur confort d’utilisation pour les travailleurs qui sont chargés de le mettre en œuvre.

F. P. — Vous avez lancé en 2017 une grande enquête baptisée « Inclusive City ». Pourriez- vous nous en dire plus sur cette initiative ? Quels enseignements en avez-vous tirés ?

C. L. — Nous avons demandé aux habitants de la région nordique comment ils aimeraient vivre. Nous voulions connaître leurs souhaits quant à l’aménagement de leur environnement proche. Beaucoup de gens voudraient pouvoir choisir la manière dont leur cadre de vie est organisé, quel immeuble construire à quel endroit, pour y faire quoi, etc. Ces données sont très précieuses pour nous. Nous sommes présents auprès de nombreuses municipalités et les aidons à concevoir leurs projets d’aménagement urbain. Lorsqu’une commune veut s’agrandir, elle a tendance à se focaliser sur les logements, sans penser aux commerces et autres équipements qui vont avec. Or les gens veulent pouvoir vivre, consommer, se distraire, avoir accès à des services de santé de qualité, envoyer leurs enfants à l’école là où ils habitent. Sans oublier les transports : les quartiers doivent être connectés entre eux et reliés au centre-ville par des infrastructures adaptées (vélo, transports collectifs...).

F. P. — Vous parrainez également une Inclusive City Academy. De quoi s’agit-il ?

C. L. — Nous avons, en effet, lancé différents programmes destinés aux étudiants, dans plusieurs disciplines. Le but est de former nos futurs ingénieurs en génie civil afin qu’ils sachent répondre aux besoins de nos clients. Nous organisons des rencontres régulières sur des thèmes variés pour les familiariser avec nos problématiques.

F. P. — Dans le même ordre d’idées, qu’est-ce que le « Dome of visions » ?

C. L. — C’est un espace — une structure démontable en bois et en plastique transparent et recyclable — où se rencontrent des universitaires, des membres de la société civile, des chefs d’entreprise pour discuter, travailler ensemble et partager les savoirs afin de réfléchir à de nouvelles solutions et construire un avenir durable. Ce Dôme est aujourd’hui implanté à Gothenburg en relation étroite avec le Lindholmen science park. Sur place, nous coopérons avec Volvo, l’université Chalmers et le Lindholmen science park. Il est très enrichissant de discuter de l’avenir de notre industrie avec un constructeur d’engins de chantier et de poids lourds. Vous savez à quel point le secteur du BTP est dépendant du transport.

F. P. — Quels sont les différentes parties prenantes auxquelles vous avez affaire ?

C. L. — Nous travaillons bien sûr avec nos clients, mais aussi avec les investisseurs, les propriétaires, les employés, les fournisseurs, l’administration, les collectivités locales... Nous sommes également en relation étroite avec le monde universitaire. et puis, nous prenons conseil auprès de consultants en recherche et développement.

F. P. — Dans la conception d’une ville durable, ne serait-il pas légitime de consulter les premiers concernés, à savoir ceux qui sont appelés à y vivre ? Vous n’avez pas mentionné la population...

C. L. — Lorsque je parlais des clients, c’est bien entendu la population que j’avais en tête. Nous interagissons beaucoup avec les gens, surtout dans le cadre d’une rénovation. Nous leur demandons comment ils voudraient que leur appartement soit remis à neuf, dans quels délais... En Suède, lorsqu’une ville décide de redessiner un espace vert, la législation lui impose parfois d’organiser une enquête publique pour recueillir l’avis des riverains.

F. P. — Consultez-vous le voisinage chaque fois que vous envisagez de construire un bâtiment ?

C. L. — Cela dépend du contrat mais, souvent, nous invitons les gens à exprimer leur opinion sur le projet. Une page leur est ouverte sur notre site local où ils peuvent s’informer et suivre l’avancée des travaux. Nous essayons toujours d’avoir un dialogue avec les habitants.

F. P. — Quelle est la place des technologies de l’information dans votre activité ? Comment les utilisez-vous ?

C. L. — Elles occupent une place de plus en plus importante. Je vous ai cité l’exemple de l’asphalte vert : sans ces technologies, qui nous permettent de mesurer avec précision l’empreinte carbone de nos procédés de fabrication, nous n’aurions pas pu réduire notre consommation d’énergie, au grand bénéfice de nos clients. Je soulignerais également, pour une entreprise comme la nôtre, l’importance de la modélisation 3D...

F. P. — Dans votre activité, quelle est la part de la rénovation et de la construction proprement dite ?

C. L. — Elle est variable. Des quatre marchés sur lesquels nous sommes présents, c’est le Danemark qui mise le plus sur la rénovation — un choix qui a des implications énergétiques et sociales. nous avons récemment décroché un très gros contrat pour réhabiliter un grand ensemble. Mais nous construisons aussi des logements neufs.

F. P. — En rénovation, à quelles difficultés vous heurtez-vous ? Financières, matérielles, de communication ?

C. L. — Au Danemark, le financement n’est pas un problème : il existe un fonds spécial pour la rénovation, richement doté. l’essentiel est de comprendre les besoins. Quand nous rénovons un quartier qui compte une forte proportion d’immigrés, où les gens parlent 20 ou 30 langues différentes, il faut faire preuve de créativité pour réussir à engager un dialogue responsable avec eux. En Suède, nous utilisons des plans sur lesquels les occupants des logements peuvent indiquer, à l’aide de marqueurs de couleur, les points qui leur semblent prioritaires. Nous avons établi trois niveaux de rénovation, avec trois gammes de prix. Nos clients apprécient grandement d’être associés au projet et de pouvoir se prononcer sur l’ampleur des travaux. À cette occasion, nous nous sommes aperçus qu’ils ne sont pas tous intéressés par une rénovation complète de leur appartement. Certains se contentent d’aménagements à la marge, ne veulent pas qu’on touche à leur cuisine, par exemple. Cette formule de rénovation à la carte a l’avantage de modérer la hausse des loyers.

F. P. — Dans les bâtiments neufs, quel type de matériaux privilégiez-vous ?

C. L. — Tous les matériaux sont utilisés, sans exclusive. Nous travaillons indifféremment le béton ou le bois, en combinant les techniques afin d’abaisser les coûts tout en garantissant une grande qualité et une grande durabilité. À Oslo, en Norvège, nous sommes en train d’achever un immeuble de bureaux construit en bois et en béton, le Valle Wood, qui constitue une véritable prouesse technique. Nous procédons au cas par cas, en fonction des spécificités des chantiers.

F. P. — Vous utilisez encore du béton ?
C. L. — Absolument, et je peux vous dire que le béton a encore un bel avenir devant lui ! En collaboration avec les fabricants, nous cherchons à optimiser les formulations afin de répondre à de nouvelles applications. D’une manière générale, nous travaillons de plus en plus sur l’efficacité des matériaux.

F. P. — L’usage du béton dans la construction est pourtant très critiqué, vous le savez mieux que moi. Comment le rendre compatible avec les objectifs du développement durable ?

C. L. — Nous développons différentes qualités de béton adaptées à chaque usage. Pour faire une bordure de trottoir, il ne faut pas un béton très sophistiqué. Mais si vous voulez construire une maison, vous utiliserez peut-être un produit à prise plus rapide. Vous n’avez pas besoin du même temps de séchage pour des éléments porteurs ou pour de la décoration pure. Il faut développer une large gamme de bétons spéciaux afin de coller au plus près aux nécessités du chantier et de réduire au maximum les émissions de CO2. À l’avenir, les techniques de capture et de stockage du carbone devront être mises en œuvre.

F. P. — En quoi consiste le concept « zéro énergie » ?
C. L. — C’est une expression qui fait référence à la quantité d’émissions de CO2. Pour atteindre le niveau zéro énergie, il faut prendre en compte la totalité du cycle de vie des matériaux, depuis la fabrication du ciment qui entre dans la composition du béton (le CO2 libéré au cours du processus de production doit être capturé et enfoui dans le sol) jusqu’au bâtiment fini qui doit consommer le moins d’énergie possible.

F. P. — Un bâtiment à énergie zéro ne rejette pas de CO2. Certains, dits « à énergie positive », vont même jusqu’à en produire plus qu’ils n’en consomment. L’objectif est atteignable pour les constructions neuves, mais l’est-il en rénovation ?

C. L. — Des bâtiments rénovés peuvent, eux aussi, être producteurs nets d’énergie, mais on ne pourra jamais effacer le volume de CO2 émis à l’époque où ils ont été construits.

F. P. — Sur votre page web, j’ai trouvé un seul projet de bâtiment à énergie zéro : une école maternelle en Norvège...

C. L. — C’est un début. Nous avons répondu à un appel d’offres pour une autre école maternelle, à Gothenburg, dont nous attendons le résultat. À chaque projet, nous améliorons nos connaissances. La difficulté, c’est que tous les éléments — et ils sont nombreux — qui composent un bâtiment doivent être évalués sous l’angle de l’empreinte carbone. Pour chacun d’entre eux, nous devons vérifier leurs performances auprès de nos fournisseurs.

F. P. — Pour vous, c’est le prochain défi ?
C. L. — Absolument. pour nous, pour nos fournisseurs et pour l’ensemble de la société.