Francis Pisani — Vous dirigez le Centre for Liveable Cities. Quel est le rôle de cet organisme ?
Khoo Teng Chye — Le Centre for Liveable Cities a été fondé en juin 2008 et dépend du ministère du Développement. Nous avons pour mission de créer et de partager des connaissances sur les villes vivables et durables grâce aux recherches que nous menons sur le développement de Singapour depuis quatre ou cinq décennies. Dans les années 1960, nous étions une ville de moins de 2 millions d'habitants, surpeuplée, confrontée à d’importants problèmes de pollution des rivières, de circulation et de santé publique. Nous sommes aujourd’hui une ville très dense de 5,6 millions d’habitants, une ville verte, bleue (en termes d’eau), vivable et durable. Nous sommes probablement l’une des villes à densité élevée les plus agréables à vivre.
Nous faisons de la recherche et réalisons des études de cas que nous partageons avec d’autres villes à travers le monde. Nous fournissons des conseils sur l’aménagement et le développement des villes en expansion. Nous avons mis sur pied des programmes de formation pour les professionnels de l’urbanisme — Singapouriens comme étrangers —, y compris les élus locaux de grandes villes. Nous co-organisons le World Cities Summit qui se réunit tous les deux ans. Il s’agit d’une plateforme qui permet aux responsables politiques et aux industriels de partager des solutions urbaines intégrées et de forger de nouveaux partenariats.
F. P. — Comment définissez-vous le développement durable ?
K. T. C. — Notre principal défi, à Singapour, est le manque de ressources. Nous ne sommes qu’une île. Nous n’avons pas de terres. Nnous n’avons pas assez d’eau, pas d’énergie, pas de nourriture. Pour nous, le développement durable n’est pas simplement un terme à la mode, c’est notre conception du développement depuis le début. Nous veillons à ne pas polluer et à consommer le moins de ressources possible. Et nous évaluons nos performances constamment. Au bout du compte, comme n’importe quelle ville, Singapour essaie d’offrir à ses habitants une bonne qualité de vie dans un environnement durable. Pour cela, nous privilégions une approche globale.
L’eau est un bon exemple de la manière dont nous fonctionnons. Même si la saison des pluies dure de plus en plus longtemps, nous continuons de manquer d’eau. ,otre territoire est trop réduit pour que nous puissions recueillir et stocker suffisamment d’eau de pluie, ce qui nous a obligés à en importer de Malaisie. La distribution est assurée par une canalisation qui répartit l’eau dans 17 réservoirs. Grâce à la désalinisation et au programme NEWater, nos quatre sources nationales nous permettent désormais de faire face à nos besoins. Voilà pour l’offre.
Du côté de la demande, nous faisons la chasse au gaspillage dans le commerce, l’industrie et même chez les particuliers. De nombreuses réglementations ont été édictées. Par exemple, les réservoirs de toilettes dans les logements neufs contiennent 4,5 litres d’eau au lieu des 9 litres traditionnels. Ces normes permettent de faire comprendre aux gens la nécessité d’économiser cette ressource précieuse. Nous avons aussi lancé des programmes de sensibilisation dans les écoles.
F. P. — Vous privilégiez donc une approche systémique...
K. T. C. — L’eau est, en effet, mieux gérée lorsqu’on la considère sous un angle holistique. Vous utilisez l’eau, puis vous pouvez soit vous en débarrasser et la rejeter dans l’océan, soit la récupérer, la traiter et la recycler. Elle suit un cycle. Cette approche systémique de la gestion des ressources est ce qu’on appelle maintenant « l’économie circulaire ». À Singapour, nous l’avons pratiquée avant même qu’elle ne soit dans l’air du temps.
Dans une ville très dense, vous ne pouvez pas gérer les systèmes indépendamment les uns des autres car ils sont liés par un jeu d’interactions complexes. Nous en faisons l’expérience chaque jour à Singapour. Toute une série de facteurs doivent être pris en compte. Il faut évaluer l’impact sur les gens, sur la communauté, sur l’environnement et ainsi de suite. Il ne suffit pas de régler la seule question de la ressource en eau. L’environnement est un tout dont chaque élément est essentiel. On peut stocker l’eau dans des réservoirs inesthétiques et l’acheminer par des canalisations en béton. Ce n’est pas le choix que nous avons fait à Singapour : nous voulons que la ville soit agréable, verte et intéressante pour que les gens puissent l’apprécier et jouir d’une meilleure qualité de vie dans un meilleur environnement. Nous avons opté pour des solutions naturelles. Dans le parc Bishan-ang Mo Kio, nous avons un projet de canal de 3,5 kilomètres de long qui doit finir sa course sous forme de rivière et traverser le parc. Ce type d’aménagement demande une bonne compréhension des enjeux écologiques et des techniques d’ingénierie. Quels que soient les problèmes, nous les appréhendons dans toutes leurs dimensions en associant recherche, innovation et collaboration avec le secteur privé.
F. P. — Précisément, quel est le rôle des entreprises privées dans votre action en faveur de la durabilité ?
K. T. C. — À Singapour, le secteur privé a toujours joué un rôle extrêmement important en relation avec le gouvernement, qu’il s’agisse du développement du centre-ville ou de l’offre de solutions technologiques innovantes pour l’eau, les transports ou l’énergie. Le World Cities Summit est organisé parallèlement à la Singapore Sustainability Week et au Cleanenviro Summit Singapore. Ensemble, ces trois événements ont attiré en 2018 quelque 24 000 participants et plus de 1 000 entreprises qui peuvent aussi faire du réseautage avec des ministres et des maires d’autres villes à travers le monde pour échanger et les aider dans leur politique de développement durable.
F. P. — Peut-on être à la fois une smart city et une ville durable ?
K. T. C. — Nous avons trois objectifs : une bonne qualité de vie, un environnement durable et une économie compétitive. La smart city telle que nous la définissons doit être vivable, durable et administrée de façon systémique. Elle doit aussi intégrer les dernières innovations technologiques, comme l’intelligence artificielle et l’analyse de données, afin d’améliorer son mode de gestion. C’est ce que nous faisons à Singapour, mais nous sommes conscients que ces technologies n’ont pas d’intérêt en soi : elles sont avant tout des outils pour nous permettre de rendre la ville meilleure. Nous conduisons actuellement des expérimentations sur les véhicules autonomes et l’internet des objets. La Singapore National Research Foundation a également investi 19 milliards de dollars singapouriens dans la science et la technologie sur une période de cinq ans. En outre, Singapour a lancé la Smart Nation Initiative. L’objectif est de faire en sorte que les gens puissent aisément s’épanouir dans leur vie grâce aux bienfaits de la technologie.
F. P. — Quelle est la place de l’agriculture urbaine dans votre vision du développement durable ?
K. T. C. — Nous commençons à nous y intéresser et sommes convaincus de son énorme potentiel. Par exemple, dans le nord-ouest de Singapour, une entreprise locale, Sky Greens, expérimente l’agriculture urbaine du futur sur de petites parcelles de terrain. Ils cultivent des légumes dans des fermes verticales dotées de bacs rotatifs superposés, qui consomment moins d’énergie et d’eau que les exploitations classiques. À terme, il sera possible de produire suffisamment pour rendre Singapour autosuffisant. C’est extrêmement prometteur. Nous nous sommes dotés en avril 2019 d’une Singapore Food Agency rattachée au ministère de l’Environnement et des ressources hydriques, qui s’occupe tout particulièrement de la sécurité alimentaire, notamment en matière d’agriculture urbaine.
F. P. — Passons maintenant à la construction durable. Que faut-il en attendre ?
K. T. C. — Sous un climat chaud comme le nôtre, où les climatiseurs tournent à plein régime, les bâtiments sont de gros consommateurs d’énergie. C’est un problème auquel nous sommes très attentifs. Notre autorité de la construction a créé un cadre pour évaluer l’efficacité énergétique et l’impact environnemental de l’habitat, aussi bien dans le neuf que dans l’ancien. Tous les bâtiments neufs sont incités à obtenir la « BCA Green Mark », un système de certification écologique qui évalue l’impact environnemental et la performance énergétique des bâtiments. Certaines constructions affichent déjà des performances énergétiques remarquables. la manière dont elles sont conçues et les technologies auxquelles elles font appel permettent de réduire le recours à l’air conditionné.
Le bâtiment 4 de la School of Design and Environment, intégrée à la National University of Singapore, a été conçu comme un bâtiment « net zéro ». Je l’ai visité, c’est très beau, on s’y sent bien et la climatisation est réduite au minimum grâce à un système de ventilation naturelle et à un grand avant-toit qui protège du soleil et de la chaleur.
F. P. — Pensez-vous pouvoir devenir une ville « net zéro » ?
K. T. C. — C’est sans doute un peu plus compliqué ! Nous ne sommes pas seulement une ville, mais aussi un pays, avec un secteur manufacturier (produits chimiques, dérivés du pétrole, etc.). Atteindre le « net zéro » au niveau de l’ensemble paraît difficile, mais nous tendons vers cet objectif. Ainsi, pour le transport, je crois que nous sommes la ville du monde qui rend l’usage de la voiture le plus cher. nous avons une politique très claire en la matière. Nous encourageons les habitants à marcher et à prendre les transports publics.
F. P. — Quelle est la place de la justice sociale dans votre approche de la durabilité urbaine ?
K. T. C. — NNous n’utilisons pas ce terme mais, au bout du compte, quand nous parlons de qualité de vie et d’économie compétitive c’est bien de cela qu’il s’agit : nous voulons que tout le monde bénéficie des progrès accomplis dans une approche inclusive. Un des domaines où Singapour a probablement mieux réussi que dans d’autres, c’est le logement. De très nombreuses villes sont confrontées au défi du logement bon marché pour les gens qui ont peu de moyens. À Singapour, 80 % de la population bénéficie de logements publics subventionnés par l’État. Loin d’être de qualité médiocre, ces logements sont implantés dans des quartiers bien équipés avec jardins, écoles, bureaux et autres services publics. On y trouve des familles à hauts et à bas revenus, de diverses origines ethniques. Ces habitations sont le résultat de politiques sociales qui se sont révélées très efficaces pour aider la population à se développer. Elles participent pleinement à la justice sociale, au bien-être collectif et au bonheur, tout simplement.
F. P. — Vous avez monté, en partenariat avec l ’Inde, un programme ambitieux de construction de villes durables et intelligentes. En quoi consiste-t-il ?
K. T. C. — En Inde, nous intervenons dans l’État de l’Andhra Pradesh dont nous sommes en train de construire la capitale. Nous travaillons avec le gouvernement pour planifier, développer et gérer la ville dans le cadre du programme de création de 100 villes intelligentes.
La Chine est également partie prenante à ce programme. Nous avons commencé notre collaboration il y a 25 ans et travaillons maintenant sur trois grands projets. Nous avons commencé à Suzhou à l’ouest de Shanghai, un parc industriel de 200 kilomètres carrés peuplé de 1,3 million d’habitants. Ce qui n’était au début que des champs est devenu une ville magnifique. Le deuxième est un projet d’éco-cité à l’est de Beijing, dans la ville de Tianjin, sur la côte. Il a vu le jour en 2008 sur un site très difficile. La population dépasse aujourd’hui 50 000 personnes et c’est un bon exemple de ville durable et respectueuse de l’environnement.
Dans le sud de la Chine, le troisième projet, la Guangzhou Knowledge City, est piloté par une firme privée. L’idée est de créer un nouveau modèle économique basé sur l’innovation et la technologie plutôt que sur la production industrielle. Les Chinois, qui veulent freiner les migrations vers les villes, ont décidé de miser sur des industries à plus haute valeur ajoutée. Ils nous ont demandé de les aider à gravir les paliers technologiques.
F. P. — Je suppose que les défis en Inde et en Chine sont très différents...
K. T. C. — Même en 1992-1994, à Suzhou, les infrastructures chinoises étaient un peu en avance par rapport à celles de l’Inde. Les systèmes techniques, les relations avec le secteur privé, les processus bureaucratiques ne sont pas les mêmes. Les deux pays ont, en plus, des modes de gouvernement très différents. Mais, au niveau des villes, quel que soit le système politique, les problèmes se ressemblent. Le vrai défi est de travailler avec ces différences.
F. P. — Comment transposer dans des pays immenses des recettes qui ont fait leurs preuves sur un tout petit territoire comme Singapour ? Vu de l’extérieur, cela paraît presque impossible...
K. T. C. — le Centre for Liveable Cities a été créé il y a dix ans pour comprendre comment la ville de Singapour est devenue ce qu’elle est. La Chine s’est urbanisée très rapidement et la population qui vit en ville a désormais franchi la barre des 50 %. Elle compte quelque 160 villes de plus d’un million d’habitants. Chaque année, de plus en plus de villes continuent de croître et de plus en plus de gens migrent vers les villes. Le phénomène est moins accentué en Inde, mais on y observe la même tendance. La plupart des villes cherchent à développer leur attractivité, à accroître leur population et leur densité. En fin de compte, les défis auxquels font face les villes à haute densité, que ce soit en termes de logement, d’environnement, de mobilité, d’emplois inclusifs ou d’intégration sociale sont très semblables à travers le monde.
Nous estimons qu’il est important, pour le succès et la survie de Singapour en tant que ville vivable et durable, que les principes qui l’ont inspirée puissent s’appliquer à d’autres villes comparables. Notre expérience en Chine et en inde montre que ces principes sont un peu plus universels que ce qu’on pouvait le penser.
F. P. — Y a-t-il des limites à la densité et à la taille des villes pour qu’elles restent vivables ?
K. T. C. — C’est une très bonne question et je n’ai pas la réponse. Il existe certainement une densité au-delà de laquelle la viabilité d’une ville ne peut plus être préservée d’un point de vue physique. Mais je crois que la véritable limite se situe ailleurs : elle tient au vieillissement de la population. Singapour vieillit rapidement, comme toutes les régions du monde qui atteignent un certain degré de développement économique, comme la Chine, l’Europe ou l’Amérique. La croissance va se tasser parce que les gens vont vieillir plus vite que leur capacité à consommer. Nous tentons de remédier à ce problème par l’immigration. Et nous faisons confiance au talent des architectes et des ingénieurs ainsi qu’aux progrès de la technologie pour gérer les villes, même si cela implique de croître de manière plus dense, plus verte et plus durable, voire de devenir de véritables villes-jardins intégrées à la nature. L’urbanisation ne doit pas se faire contre la nature, mais avec elle.