Catalina Marchant de Abreu — Vous avez été maire de Vancouver pendant dix ans. Sous votre mandat, la ville a connu une transformation spectaculaire, au point de devenir l’une des villes les plus « vertes » de la planète. On vous doit notamment la mise en œuvre du Greenest City 2020 Action Plan qui, depuis, a fait des émules un peu partout dans le monde. De quelles réalisations êtes-vous le plus fier ?
Gregor Robertson — D’abord, je voudrais dire que je n’étais pas seul et que, sans le soutien politique de tous les responsables de Vancouver, la transformation dont vous parlez n’aurait pas été possible. Les élus, les milieux d’affaires, la population dans son ensemble ont soutenu ma démarche en faveur de l’habitat durable. Vous savez sans doute que Vancouver s’est doté dès 2014 du code de la construction le plus « vert » de tout le continent américain. Nous avons pris résolument le virage des bâtiments zéro carbone et nous sommes fixé comme objectif d’atteindre 100 % des nouvelles constructions zéro carbone d’ici à 2030, avec un palier à 70 % dès 2020. Nulle part ailleurs la transition écologique n’a été aussi rapide. Nous sommes même en avance sur notre programme. Au moment où je vous parle, toutes les nouvelles constructions respectent les normes, ce qui montre combien les entreprises adhèrent au projet. Aujourd’hui, notre industrie du BTP durable exporte ses technologies et ses services à travers le monde entier afin d’aider les autres villes à « verdir » leur parc immobilier.
Au-delà du bâtiment, nous avons également enregistré de grands succès dans le secteur des transports. Nous avons réussi à persuader plus de la moitié de la population d’abandonner la voiture au profit de modes de déplacement plus doux, comme la marche, le vélo ou les transports en commun. Là aussi, nous avons atteint notre objectif avec cinq ans d’avance sur le planning : la barre des 50 % devait être dépassée en 2020 ; elle l’a été dès 2015. À présent, le nouveau défi consiste à franchir le cap des deux tiers, soit 67 %, d’ici à 2040.
C. M. A. — Vous l ’avez mentionné, il s’agit d’un travail collectif. Pouvez-vous nous en dire plus ?
G. R. — Tout le monde doit se sentir concerné. Pour cela, il faut faire coïncider la volonté politique, les aspirations de la population, les revendications des ONG et les besoins de l’industrie. Et créer une émulation entre tous ces acteurs. Je pense que l’impulsion doit venir du politique et, en même temps je constate qu’en matière de lutte contre le réchauffement climatique ce ne sont pas les États qui sont le plus en pointe. Ils donnent une orientation, mais ils peinent parfois à traduire les paroles en actes. Le plus souvent, ce sont les citoyens, dans les villes, qui prennent l’initiative et qui font changer les choses de manière radicale. Les entreprises aussi jouent un rôle moteur, car elles voient dans le développement durable des opportunités économiques très prometteuses. Cela dit, une fois que le mouvement est enclenché, il est utile, dans un souci d’efficacité, que le politique prenne le relais au niveau national ou local. Les mutations sont plus rapides si les pouvoirs publics tracent un cadre : un plan d’action et des objectifs précis. C’est le meilleur des cas de figure. À Vancouver, tous les écosystèmes étaient en phase et décidés à agir vite. Des villes comme Copenhague, Stockholm et Oslo ont, elles aussi, bénéficié d’un engagement très fort des responsables politiques, de la population et des milieux économiques. Ce qui leur permet de figurer au palmarès des cinq villes les plus vertes du monde.
C. M. A. — De quelle manière les citoyens peuvent-ils participer à l’effort collectif ?
G. R. — Quand vous êtes un responsable politique et que vous voulez faire aboutir un projet, vous devez être sûr que la population vous soutient, sur le plan à la fois intellectuel et matériel. Qu’elle est prête à s’impliquer concrètement, sur le terrain. Cest votre rôle de créer les conditions d’un engagement citoyen fort. Et c’est ce qui s’est passé à Vancouver, et qui a permis à notre plan d’action Greenest City 2020 de se réaliser. Quelque 35 000 personnes ont accepté de jouer le jeu et de participer au processus. Sans elles et sans l’appui des industriels, encore une fois, les progrès n’auraient pas été aussi rapides. Elles constituent le socle sur lequel l’action politique peut s’appuyer pour changer la vie des gens.
C. M. A. — Dans l ’élaboration de votre plan d’action, avez-vous été amené à comparer la situation de Vancouver à celles d’autres villes dans le monde ?
G. R. — Absolument. D’une manière générale, les villes ont beaucoup à apprendre les unes des autres. Quand une ville réussit particulièrement bien dans un domaine, il serait dommage que les autres villes se privent de son expérience. Chacune doit tirer le meilleur parti des atouts qu’elle possède et mettre en œuvre des solutions pionnières dans les domaines où elle excelle. Personnellement, par exemple, je me suis inspiré du combat d’Anne Hidalgo contre les moteurs diesel à Paris — qui a d’ailleurs été repris par Mexico et Madrid. Ces villes ont été les premières à prendre à bras-le-corps cette question parce qu’elles faisaient face à un grave problème de santé publique, avec de nombreux cas d’asthme, de maladies respiratoires et même de décès prématurés causés par la pollution. À l’époque, il fallait du courage pour reconnaître l’impact de la pollution automobile sur la santé et prendre des décisions impopulaires. À Vancouver, nous n’avons pas la même ambition, mais les gens commencent à être plus vigilants au taux de pollution dans les rues où circulent des poids lourds. Ils sont également de plus en plus séduits par les véhicules électriques. Il faut que les maires s’emparent plus vigoureusement de ces sujets. Et il faut que les citoyens se mobilisent, eux aussi, et montrent aux habitants des autres villes la voie à suivre.
C. M. A. — Avez-vous un modèle en matière de ville durable ?
G. R. — Chaque ville a son point fort. Tout le monde sait que les championnes du développement durable sont les capitales scandinaves. Elles ont drastiquement réduit leur consommation de combustibles fossiles, ce vers quoi nous devons tendre. Vancouver a été la première ville du continent américain à fonctionner avec 100 % d’énergies renouvelables. C’est également l’objectif que se sont fixé de nombreuses agglomérations européennes. Le mouvement est mondial et s’étend à tous les aspects du développement durable. Des villes comme Hong Kong, Séoul ou San Francisco sont connues pour être devenues « zéro déchets ». Curitiba, au Brésil, est la première ville en matière de localisme alimentaire et d’espaces verts. Je pourrais vous citer une multitude d’exemples. À Vancouver, nous voulons être présents sur tous les fronts : la pureté de l’air et de l’eau, la nourriture locale, les transports propres et la construction durable. Il est primordial de mener tous ces combats ensemble en nous inspirant de l’expérience des autres villes.
C. M. A. — On dit souvent que le développement durable est une préoccupation de riches et qu’il coûte cher...
G. R. — C’est un mythe. En fait, respecter l’environnement coûte moins cher que le souiller. Nous constatons tous les jours l’impact économique considérable du changement climatique, notamment en termes d’infrastructures. Il est certain que si nous ne réagissons pas rapidement et avec détermination, nous devrons faire face demain à des dépenses encore plus colossales pour nous adapter aux phénomènes météorologiques extrêmes, comme les inondations. Les dégâts — et la facture — sont déjà énormes pour certaines villes. croyez-moi : il vaut bien mieux investir dans des transports propres comme les bus électriques ou les métros plutôt que d’avoir à refaire les routes et les ponts. Et il coûte bien plus cher de se servir de sa propre voiture que de pratiquer le covoiturage. Encourager l’usage des mobilités douces comme le vélo ou la marche, ce sont, à terme, des dépenses en moins. Et la perspective de nouveaux marchés pour les industriels qui parient sur le changement. Tout le monde y trouvera son compte.
C. M. A. — Votre bilan à Vancouver est impressionnant, mais que reste-t-il à faire en matière de construction durable ?
G. R. — Nous devons accroître l’efficacité énergétique de nos bâtiments et faire en sorte qu’ils n’utilisent plus d’énergie fossile, notamment pour le chauffage. Et nous devons nous assurer que toutes les nouvelles constructions soient zéro énergie ou zéro émission. Ce sont les chantiers sur lesquels nous travaillons avec les industriels. À l’échelle de la planète, il faut savoir en effet que 40 % des émissions sont liées au secteur du bâtiment et de la construction. C’est le problème numéro un. et les villes disposent des outils nécessaires pour le régler.
À Vancouver, nous avons mis en place un système d’incitation, le Home Energy Loan Program, qui propose aux propriétaires des financements préférentiels pour changer de chauffage et opter pour des solutions plus efficaces. L’argent économisé sur les factures compense largement les intérêts du prêt. Nous distribuons des guides pour aider les gens à rénover leur habitation selon les règles du développement durable et à construire des maisons passives. Il est essentiel d’associer à notre démarche les hommes et les femmes qui vivent et qui travaillent dans les bâtiments, car leur comportement a une influence directe sur la consommation d’électricité et d’eau, et sur le volume de déchets produits. Et c’est à eux que revient, en définitive, le choix de se doter d’équipements écologiques, comme des systèmes de ventilation naturelle.
Toutes ces initiatives font partie de nos Key Strategies for 2020. Ces stratégies constituent un tout. C’est la synergie entre la législation, les outils financiers et les incitations, sans oublier l’éducation et la formation, qui permettra d’atteindre nos objectifs de construction durable.
J’ajoute que, à mon avis, la ville est l’échelon adéquat pour mobiliser les acteurs de la filière afin de former la main-d’œuvre qualifiée dont a besoin le secteur pour se développer, avec à la clé la création de très nombreux emplois.
C. M. A. — Êtes-vous optimiste pour l ’avenir ?
G. R. — Je le suis, car nous avons à la fois la volonté, les technologies et les idées. Le changement n’est possible que si tout le monde est réellement prêt à sauter le pas, et c’est le cas. Je pense que beaucoup de gens ont hâte que les choses changent. Ils ne veulent pas voir des continents de plastique envahir les mers, ils ne veulent pas vivre dans des villes où l’air est irrespirable, ils veulent consommer des produits qui ne parcourent pas des milliers de kilomètres avant d’arriver dans leur assiette. Et ils veulent que les hommes politiques qui les représentent les accompagnent sur ce chemin.