Les Grands de ce monde s'expriment dans

La France et ses armées

Entretien avec Florence Parly, Ministre des Armées depuis 2017 par Isabelle Lasserre, Rédactrice en chef adjointe au service étranger du Figaro.

n° 164 - Été 2019

Florence Parly

Isabelle Lasserre - Tous les experts reconnaissent que Daech n'a pas disparu avec la fin du Califat. Mais où les djihadistes qui combattaient en Syrie sont-ils passés ?

Florence Parly - Depuis l'opération lancée en septembre dernier à l'est de l'Euphrate, qui a poussé Daech dans ses retranchements jusqu'à Baghouz, l'ultime étape de cette bataille, le califat territorial n'existe plus. L'offensive menée par les Forces démocratiques syriennes (FDS) avec l'appui de la coalition a permis de débusquer les nombreux combattants qui s'y étaient repliés. Les FDS ont réalisé un difficile travail de filtrage et d'identification afin de faire le tri entre les civils et les combattants et combattantes - tâche d'autant plus ardue que les affrontements duraient encore. Une grande partie des djihadistes est aujourd'hui détenue dans des prisons ou des camps sous la garde des Forces démocratiques syriennes. Mais certains avaient anticipé leur défaite et s'étaient échappés avant l'arrivée des FDS et de la coalition. Une partie s'est réfugiée en Irak, où l'on estime que plusieurs milliers de combattants de Daech se sont regroupés dans les zones désertiques et montagneuses. Quant aux autres, nous n'avons aucune certitude sur leur localisation. Il est possible qu'ils soient repartis à l'ouest de la Syrie, dans la région d'Idlib, où se concentrent de nombreux terroristes appartenant à la mouvance de Daech.

I. L. - Y en a-t-il qui ont rejoint la Libye ou l'Afghanistan ?

F. P. - Il existe quelques îlots de Daech parmi les très nombreux groupuscules qui s'affrontent en Libye. La situation y a toujours été extrêmement morcelée, avec des milices se réclamant d'obédiences variées. Au Sahel, plusieurs groupes terroristes se réclament de Daech ou d'Al-Qaïda. Enfin, on ne peut pas passer sous silence les odieux attentats qui ont eu lieu au Sri Lanka pendant le week-end de Pâques et qui montrent qu'au-delà de la présence physique sur un territoire Daech a conservé un pouvoir de nuisance important, y compris très loin de ses bases, en mobilisant ou en inspirant des cellules dormantes installées ici et là depuis longtemps. Ce qui prouve - on ne le répétera jamais assez - que si le califat territorial est tombé, la capacité d'action de Daech sous une forme clandestine, elle, n'a pas disparu.

I. L. - Les djihadistes maghrébins, et particulièrement tunisiens, qui parlent français et dont on dit qu'ils se sont évaporés dans la nature, sont-ils un sujet d'inquiétude pour vous ?

F. P. - Ce sont des ressortissants étrangers dont le sort repose entre les mains de leurs pays d'origine. Certains ont commencé à tenter de revenir dans les États du Maghreb dont ils sont ressortissants. Bien sûr, le point commun de ces revenants, c'est la langue. Ils ont parfois pu passer du temps en France, y tisser des relations, comme ils ont pu nouer des contacts au Levant au sein de cette communauté linguistique. C'est, assurément, un risque pour nous, et nous le suivons de très près en lien avec nos partenaires.

I. L. - Mais où sont-ils ? Certains ont-ils rejoint la France ?

F. P. - Nous avons une politique vis-à-vis de nos ressortissants, mais nous ne pouvons pas en avoir vis-à-vis de ressortissants d'États étrangers s'ils sont retenus dans des camps ou dans des prisons en Syrie. Ce n'est pas à nous, mais à leur pays d'origine de déterminer si ces djihadistes doivent rentrer pour être jugés à domicile ou si, comme nous le pensons, ils doivent rendre des comptes là où ils ont commis leurs crimes. Mais, je le souligne une fois encore, c'est là un vrai sujet de préoccupation qui fait l'objet d'une concertation étroite avec les pays concernés.

I. L. - Pourquoi la déchéance de nationalité, appliquée notamment en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas, est-elle un sujet tabou en France ?

F. P. - Parce que c'est une carte qui a été tirée une fois dans des conditions assez mal maîtrisées (1). Je pense que chacun a pu apprécier le caractère inefficace de ce genre de fausse solution. La déchéance de nationalité, si elle doit conduire à fabriquer des apatrides, n'est pas une bonne idée. C'est une solution qui viole nos engagements internationaux. Or c'est bien à ce problème que la France s'est heurtée lorsque le gouvernement de l'époque a exploré cette piste...

I. L. - Quelles sont les conséquences, pour les Occidentaux et pour la France, du retrait américain du Levant ?

F. P. - Il est trop tôt pour le dire. Il faudrait plutôt parler de réduction de la présence des États-Unis. Il ne s'agit pas d'un retrait pur et simple. Ils sont encore présents sur le terrain et la réduction a marqué le pas. Pour l'instant, les choses ne sont pas complètement stabilisées. En tout cas, une moindre présence américaine ne signifie pas que les États-Unis ont déserté le Levant.

I. L. - Quelles leçons la France doit-elle tirer de l'intervention contre Daech au Levant ?

F. P. - Là aussi, il est trop tôt pour se prononcer. Je vous l'ai dit, nous avons remporté une bataille très importante : celle que nous livrions à Daech en tant que califat territorial. Mais il serait bien imprudent d'affirmer que ce combat est définitivement gagné. Nous voyons tous avec quelle agilité ce mouvement est en train de muer. Il avait préparé pendant plusieurs mois son retour à la clandestinité. Il n'est privé ni de ressources financières ni d'armements. Et il bénéficie toujours du soutien d'une partie de la population locale.

La victoire ne saurait être uniquement militaire. Elle suppose de mobiliser bien d'autres leviers afin de permettre le retour à une situation pacifiée. Le terrorisme s'est, en effet, nourri de la mauvaise gouvernance, de la marginalisation économique et sociale, de l'absence de services publics. La nature ayant horreur du vide, lorsque Daech a proposé des solutions à ces populations en souffrance, elles les ont accueillies avec une relative bienveillance. Il y a donc aujourd'hui un autre combat à mener. L'Irak s'est d'ores et déjà engagé dans cette direction. Il est indispensable de restaurer l'État …