ACTED, deuxième ONG française après Médecins sans frontières (MSF), emploie près de 6 000 personnes à travers 38 pays, dont 15 en Afrique, 13 en Asie et 6 au Moyen-Orient. Par le biais des quelque 450 projets qu'elle conduit aujourd'hui, elle touche 14 millions de bénéficiaires, pour l'essentiel des populations vulnérables se trouvant dans des zones difficiles d'accès. Elle oeuvre sur deux fronts : l'urgence humanitaire et l'appui au développement. Cofondée en 1993 par Marie-Pierre Caley, sa directrice générale, et par Frédéric Roussel, son actuel directeur du développement, l'ONG applique une approche intégrée qui fait sa marque de fabrique. Elle a plusieurs structures soeurs, dont Convergences, un important forum international qui réunit chaque année à Paris le monde de l'aide au développement. L'équipe de Convergences, installée dans le siège parisien d'ACTED, multiplie par ailleurs depuis 2017 les conférences internationales dans les pays où ACTED est présente. Autre structure soeur, le think tank Impact, basé à Genève, est quant à lui spécialisé dans l'évaluation des besoins humanitaires. L'une de ses initiatives les plus connues, Reach, consiste à cartographier les besoins des populations, un service auquel ont recours les Nations unies. En outre, ACTED s'appuie en Asie centrale sur Oxus, une institution de microfinance lancée en Afghanistan, où se trouvent la moitié de ses 850 employés. Frédéric de Saint-Sernin, directeur général délégué de l'ONG et ancien secrétaire d'État à l'Aménagement du territoire (2004-2005), tire de ses nombreuses missions à travers l'Afrique des conclusions encourageantes, malgré la persistance dramatique des situations d'urgence et des conflits.
Politique Internationale - Votre ONG croit-elle au développement de l'Afrique ?
Frédéric de Saint-Sernin - Bien sûr, puisque ACTED s'y consacre au quotidien. Les trois nouveaux pays dans lesquels l'ONG prend pied cette année se trouvent en Afrique : il s'agit du Burkina Faso, de la Mauritanie et du Cameroun. Nos activités sur ce continent portent à 83 % sur l'urgence et à 17 % sur le développement. Sur nos 6 000 employés, 5 500 nationaux sont recrutés dans les pays où nous sommes enregistrés. Les deux tiers de notre budget, qui provient à 99 % de financements publics internationaux, sont consacrés à l'action d'urgence, avec une vision de moyen terme dédiée à la reconstruction et à la réhabilitation. Le dernier tiers est consacré au développement.
En 1997, Frédéric Roussel, le fondateur d'ACTED, aujourd'hui président de Convergences, s'est lancé dans la fourniture de pain à la ville de Kaboul, alors en proie à la disette. À la suite de cette mission, les Nations unies lui ont parlé du Congo, où sévissait un conflit terrible. Sans prendre le temps de se changer, il a débarqué à Brazzaville avec sa chapka et commencé à faire du pain, là aussi ! Ensuite, un travail plus diversifié s'est engagé dans toute la zone du Sahel, en raison de sa grande vulnérabilité. Si ACTED n'est pas présente en Afrique australe ou à Madagascar, elle oeuvre cependant dans toute la bande sahélienne.
P. I. - Comment contribuez-vous au développement, concrètement ?
F. de S.-S. - Le premier axe vise à co-construire une gouvernance équitable en touchant les municipalités, les élus locaux, les ministères au niveau national ainsi que la société civile. ACTED peut assister les pouvoirs publics, en vue de délivrer les services de base, mais aussi le tissu associatif en général, en aidant par exemple les ONG locales à se structurer et à trouver les partenaires nécessaires à leur développement. Au final, nous souhaitons parvenir à une vie institutionnelle et civile équilibrée, de sorte que les pays puissent être totalement acteurs de leur développement.
Le deuxième axe de notre action consiste à contribuer à une croissance durable et inclusive. Ce spectre d'intervention très large couvre par exemple l'accès à l'eau potable et la prévention des maladies hydriques telles que le choléra, le développement agricole durable, le soutien à l'économie locale et des programmes de formation professionnelle. Nous n'oeuvrons que dans les pays où nous sommes enregistrés. Nous attendons actuellement un accord en ce sens en Égypte et en Éthiopie.
P. I. - Pourquoi cette part plus élevée consacrée à l'urgence ?
F. de S.-S. - Les bailleurs internationaux nous confient plus de budgets d'urgence en Afrique que partout ailleurs, parce que les besoins sont constants. ACTED répond à des appels à projet dans des camps de réfugiés, notamment, en partenariat avec le Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR). Cela ne nous empêche pas de travailler sur la durée dans le volet développement, avec toujours comme objectif le soutien aux plus vulnérables. Pour prendre un exemple, un programme dans le nord de l'Ouganda porte sur la biomasse ; objectif : permettre aux agriculteurs de disposer de leur propre énergie et de la vendre. À 200 km, toujours en Ouganda, un autre projet porte sur le soutien aux réfugiés du Kivu en République démocratique du Congo (RDC) qui ont vécu une situation dramatique dans leur pays d'origine. Il ne faut pas oublier l'appui aux acteurs publics. Ainsi, un programme original a été financé à Tunis par le ministère français des Affaires étrangères et l'École nationale d'administration (ENA), afin de former des fonctionnaires libyens issus d'une vingtaine de communes de ce pays.
P. I. - Certains pays sont-ils plus « faciles » que d'autres sur le plan des opérations ?
F. de S.-S. - Nous sommes confrontés à des problèmes d'insécurité. Souvent, les humanitaires ne sont plus des victimes collatérales, mais des cibles. De façon générale, des formations sont systématiquement délivrées à nos équipes qui vont sur le terrain pour anticiper les situations de crise.
Certains pays sont moins dangereux en raison du climat de paix qui y règne - c'est le cas, par exemple, du Sénégal. Parmi les plus difficiles figurent la Somalie, le Soudan du Sud et la RDC, qui sont tous trois en proie à des conflits. La Somalie représente l'un de nos plus gros budgets. Nos équipes expatriées qui y travaillent sont basées à Nairobi, la capitale du Kenya, pour des raisons de sécurité. En République centrafricaine, qui constitue notre plus important budget en Afrique, des problèmes de sécurité se posent également.
P. I. - Vous retirez-vous de certains pays ?
F. de S.-S. - Normalement, non. Car même avec des activités restreintes, nous souhaitons rester disponibles au cas où nous serions sollicités. Quelques projets se poursuivent dans des pays où les besoins sont moindres, comme le Sénégal ou la Côte d'Ivoire. Au Sénégal, dans la région de Matam, à la frontière de la Mauritanie, nous avons un programme de « soudure » qui vise à aider les populations à se nourrir durant trois à quatre mois par an, entre deux récoltes. En Côte d'Ivoire, les programmes d'urgence ont été réduits depuis la fin de la crise post-électorale de 2011. La construction d'écoles dans le nord du pays va être achevée. Pendant trois ans, nous avons travaillé à Yopougon et Abobo, des quartiers populaires d'Abidjan, sur des programmes d'assainissement à destination de 300 000 personnes, avec la construction de latrines privées et le traitement des déchets pour en faire des engrais. Les communes sont prêtes à prendre le relais.
P. I. - Quels sont vos outils d'analyse sur l'Afrique ?
F. de S.-S. - Partout où nous sommes enregistrés, nos équipes locales connaissent parfaitement les territoires et les communautés dont elles sont issues. Nos employés représentent donc, pour nous, des sources d'analyse et d'information très pertinentes. Les relations sont par ailleurs régulières avec les acteurs publics et les décideurs, tout comme avec les grands organismes internationaux et les bailleurs qui nous font confiance. La réflexion est constante, avec eux, afin d'améliorer nos réponses aux situations d'urgence.
Dans certains pays, le tissu associatif avec lequel nous travaillons fonctionne depuis longtemps et nous permet de bien intégrer les problématiques locales. Cette relation rend possibles une meilleure acceptation et une appropriation à long terme des programmes par la population. Car l'objectif final est que les gens n'aient plus besoin d'aide.
Par exemple, nous pratiquons en partenariat avec elles du « cash for work », à savoir des opérations de sous-traitance ponctuelle visant à défricher une zone ou à distribuer de la nourriture. Travailler avec des ONG et des associations locales ne répond pas seulement à des impératifs d'efficacité, mais aussi à une exigence des bailleurs internationaux.
P. I. - L'ère numérique a-t-elle fait évoluer les pratiques d'ONG comme la vôtre ?
F. de S.-S. - L'une des grandes évolutions récentes porte sur l'aide financière aux bénéficiaires, qu'il s'agisse de réfugiés ou des populations locales. Historiquement, les ONG présentes en Afrique font du transfert d'argent liquide un pilier de la mise en oeuvre des programmes de sécurité alimentaire. Plutôt que d'apporter de la nourriture, les ONG apportent de l'argent, afin de permettre aux populations de choisir elles-mêmes ce qu'elles consomment, tout en alimentant le marché intérieur. Cet argent liquide est transmis de la main à la main, puis par le biais de vouchers distribués dans les camps de réfugiés, et désormais par téléphone. Par SMS, il est possible de dire à tel bénéficiaire de se rendre dans tel endroit pour percevoir telle somme. L'outil a évolué plus rapidement en Afrique qu'ailleurs, où le mobile banking a permis de passer du cash au virement électronique, sans passer par la carte bleue.
P. I. - Quelle est, selon vous, la grande tendance déterminante du développement africain ?
F. de S.-S. - La transition démographique en cours représente un phénomène colossal. L'Afrique aura deux fois plus d'habitants en 2050, entraînant une progression des mégapoles et une urbanisation qui se déploie déjà de manière anarchique, les nouveaux habitants des villes n'ayant souvent aucun accès aux services de base. Des ONG comme la nôtre anticipent une augmentation des besoins, avec des conditions d'accès aux populations qui seront peut-être plus difficiles, dans les bidonvilles notamment. Les problèmes auxquels l'Afrique urbaine est déjà confrontée - évacuation des eaux usées, assainissement et traitement des ordures ménagères - seront décuplés. La jeunesse, toujours plus nombreuse, entraînera d'énormes besoins de formation professionnelle. Il s'agira d'un défi majeur sur le plan quantitatif comme qualitatif, car les jeunes sans formation seront privés d'espérance.
P. I. - Faut-il redouter leur recrutement massif par des groupes armés pour alimenter des conflits dont le nombre ne diminue pas ?
F. de S.-S. - C'est un risque, en effet, puisque le nombre de guerres en Afrique ne décline pas, avec un niveau stable de 90 foyers par an sur les dernières années. En dehors de conflits très graves qui peuvent perdurer, comme on l'observe en Somalie, l'Afrique est aussi le théâtre de tensions dont on ne parle jamais. Partout dans la bande sahélienne se livre une bataille entre les éleveurs et les agriculteurs, autour de l'accès à l'eau et aux pâturages. Peu d'acteurs internationaux interviennent sur ce type de conflits, pourtant récurrents.
Le dérèglement climatique ne fait qu'aggraver ces conflits en période de sécheresse, les populations se retrouvant en situation d'extrême pauvreté. D'ailleurs, il ne suffit pas de parler du taux de pauvreté en pourcentage. Il faut évoquer les volumes : plus de 800 millions de personnes sont concernées par la famine dans le monde ! L'Afrique reste le continent le plus touché par l'insécurité alimentaire, avec des niveaux de 3 ou 4 sur une échelle qui va jusqu'à 5 en termes de gravité.
P. I. - La migration fait-elle partie des préoccupations de votre ONG ?
F. de S.-S. - Oui, mais pas au sens où elle s'entend le plus souvent en Europe. Dans les pays du Sud, les deux tiers des personnes ayant quitté leur foyer sont déplacées à l'intérieur des frontières de leur pays, et non réfugiées dans d'autres. La totalité de ces réfugiés et déplacés s'élève à environ 65 millions de personnes ces dernières années. Dans les régions où elles se sont installées, leur arrivée a encore compliqué la vie des populations locales, déjà pauvres. D'où le nouvel axe de réflexion des grands bailleurs de fonds, qui porte sur des programmes transfrontaliers, comme au Tchad, au Niger et au Mali, pour répondre de manière régionale au conflit provoqué par Boko Haram, la secte islamiste qui a débordé de son cadre du nord du Nigeria. C'est dans cette logique, également, que nous avons décidé d'ouvrir une antenne au Cameroun. Quelle que soit la source du conflit - ethnique, religieuse ou terroriste -, il faut apporter une réponse aux personnes déplacées. Sur la migration en tant que telle, notre bureau Impact, spécialisé dans l'évaluation des besoins humanitaires, est présent dans la ville d'Agades, au Niger, un carrefour régional sur la route vers la Libye puis l'Europe.
P. I. - Y a-t-il des raisons d'espérer pour l'avenir de l'Afrique ?
F. de S.-S. - Absolument ! Les membres de nos équipes locales nous en persuadent. Nos employés en Afrique ont souvent une formation de qualité, mais aussi une soif d'apprendre et une énergie collective propre à ces pays neufs ayant la volonté de se battre. Il est frappant de voir combien les gens sont attachés à la notion de famille, de village et de pays, dans un sentiment qui va à l'encontre du côté matérialiste et individualiste des Occidentaux. Les Africains font partie d'une grande famille : cette conviction leur donne la ferme détermination de s'en sortir.
Un beau programme sur lequel ACTED a travaillé en République centrafricaine, à la sortie de Bangui, a consisté à reconstruire un quartier délaissé par des musulmans durant les violences inter-religieuses. Les différentes communautés religieuses se sont entraidées pour rebâtir, dans un amour manifeste du pays, illustrant ainsi les valeurs fondamentales d'humanité. En Afrique, l'écrasante majorité de la population préfère vivre dans son pays. Migrer est la plupart du temps une contrainte nécessaire à la survie.
P. I. - La démocratisation à l'oeuvre depuis la fin de la guerre froide donne-t-elle aussi des motifs d'espoir ?
F. de S.-S. - Cette tendance transversale s'impose en effet comme une réalité. Le Soudan, dont ACTED a été expulsée en 2015 en même temps que de nombreuses autres ONG internationales, a vu tomber en avril dernier Omar el-Béchir, son chef historique. Aujourd'hui, nous sommes prêts à soutenir cet élan de démocratisation. Nos partenaires locaux nous prouvent régulièrement leur sens de l'intérêt collectif, et n'ont donc pas besoin de recevoir des leçons en matière de démocratie. Souvent, on nous rappelle qu'il a fallu des siècles pour que ce processus aboutisse en Europe. Or, en Afrique, à peine 60 ans se sont écoulés depuis les indépendances. Dans ces pays jeunes, le principe de la place publique paraît fortement ancré. Le niveau de l'instruction monte partout, de même que l'accès à l'information, grâce à Internet et aux réseaux sociaux. La société civile en sort renforcée, avec les moyens de mieux s'organiser.
P. I. - Quels sont vos ressentis personnels sur le développement du continent noir ?
F. de S.-S. - Les défis sont immenses. Les drames humanitaires sont considérables en raison du nombre de conflits en Afrique, où se trouvent des États faillis tels que la Somalie et la Libye. Partout où elle se produit, la guerre civile atteint durement les plus faibles et provoque des drames incommensurables. On l'oublie souvent, la malnutrition qui frappe les enfants se traduit par des handicaps à l'âge adulte. Malheureusement, le réchauffement climatique aggrave la donne, les épisodes de sécheresse étant de plus en plus sévères. Nous sommes parfois pris de doutes, mais quand nous réalisons que nous soutenons 14 millions de bénéficiaires directs à travers des programmes d'urgence comme de développement, nous retrouvons notre optimisme. Par exemple, depuis 20 ans, nous oeuvrons en Thaïlande auprès de réfugiés birmans. Les personnes à qui nous apportions de la nourriture il y a deux décennies bénéficient aujourd'hui de programmes de formation divers visant à leur permettre de rentrer dans leur pays et d'y trouver un emploi. C'est très encourageant, et un succès similaire peut très bien être envisagé en Afrique.