Les Grands de ce monde s'expriment dans

La femme, moteur de l'ambition africaine

Militante féministe et romancière camerounaise, Djaïli Amadou Amal, née en 1975, appartient à la vaste communauté peule, une ethnie du Sahel présente de la Guinée jusqu'au nord du Cameroun. Paru en 2010, son premier roman, Walaande, l'art de partager un mari (Éditions Ifrikiya), prend la forme d'un témoignage autobiographique, dans les pas du célèbre ouvrage Une si longue lettre (1979) de la Sénégalaise Mariama Bâ. Son premier livre, traduit en arabe, lui vaut une renommée immédiate, ainsi que le prix du jury de la Fondation Prins Klaus à Paris. Fondatrice en 2012 de l'association Femmes du Sahel, cette voix engagée dans sa société a publié depuis deux romans : Mistiriijo, la mangeuse d'âmes (Éditions Ifrikiya, 2013) et Munyal, les larmes de la patience (Éditions Proximité, 2017). Ce troisième roman a été sélectionné en 2018 par l'Association des éditeurs indépendants sous le label « Terres solidaires ». Il a reçu le prix 2019 de la Presse panafricaine de littérature, ainsi que le premier prix Orange du livre en Afrique. Basée à Douala, mariée à un ingénieur et écrivain, cette femme de lettres célébrée au Cameroun revient sur son parcours.

Politique Internationale - Comment êtes-vous venue à l'écriture ?

Djaïli Amadou Amal - C'est un rêve d'enfant... Malgré un accès difficile aux livres, faute de bibliothèque dans ma ville natale de Maroua, dans le nord du Cameroun, j'ai toujours aimé la lecture et tenu très jeune un journal intime. Enfant, je composais de la poésie, sans savoir que j'écrirais plus tard des romans. À l'adolescence, j'ai rencontré des problèmes comme la plupart des filles de mon âge dans ma région, avec un mariage précoce à 17 ans. L'écriture m'a servi d'exutoire afin de dénoncer ma situation, tout en exprimant mes ressentis. Bref, je me suis fait entendre autrement, puisque la pression sociale m'empêchait de parler ouvertement de ma situation. Plus tard, j'ai divorcé et je me suis remariée en 2011. J'ai achevé mon premier manuscrit à 21 ans, sans avoir la moindre idée du processus de l'édition. Je l'ai gardé pour moi et ai continué à écrire à la main, sur un cahier, un second roman. Quand j'ai décidé de quitter le nord du Cameroun et de partir vivre à Douala, à 29 ans, j'ai entrepris de publier Walaande, l'art de partager un mari.

P. I. - Quelle a été l'importance des voyages dans votre carrière ?

D. A. A. - Après la publication de mon premier roman, j'ai participé à une séance de dédicaces à Maroua, en présence d'une association de lutte contre les violences faites aux femmes et de représentants de l'ambassade des États-Unis. Par la suite, en 2012, l'ambassade m'a invitée à suivre aux États-Unis un programme de leadership féminin au sein de la société civile, dans l'objectif de mieux faire évoluer les droits des femmes. Au retour, j'ai créé mon association Femmes du Sahel, basée à Douala, qui mène des actions dans le grand nord du Cameroun, en milieu rural, auprès de communautés sédentarisées appartenant à diverses ethnies.

P. I. - Comment vos livres sont-ils reçus au Cameroun et dans les autres pays d'Afrique ?

D. A. A. - Très bien il me semble, même si l'adage veut que, si vous voulez cacher quelque chose à un Camerounais, il faut l'écrire dans un livre ! Mon premier roman s'est écoulé à plus de 10 000 exemplaires au Cameroun, un succès, dans la mesure où nous ne disposons pas des mêmes moyens de promotion qu'en Europe. Les gens ne fréquentent pas spontanément les librairies. Il faut les intéresser, en participant à des émissions et en étant présent sur les réseaux sociaux. Je fais aussi partie d'une association panafricaine, Tabital Pularu, qui défend la culture peule dans le monde entier. Dans ma culture, le fait qu'une femme évoque des sujets tabous, tels que la polygamie ou la condition féminine, suscite énormément de débats. Inutile de s'arrêter aux remarques désobligeantes ou aux menaces ! Il faut avancer. Pour une personne qui critique, vous en trouvez dix qui vous défendent, ce qui fait chaud au coeur.

P. I. - Faites-vous des émules ?

D. A. A. - J'ai encouragé des jeunes filles à parler dans des lycées du nord du Cameroun. Au total, 7 000 d'entre elles ont été sensibilisées par le biais de Walaande, l'art de partager un mari. Nous tentons de leur apporter des outils pour se prémunir contre les violences. Certaines ont dénoncé le harcèlement dont elles font l'objet de la part de professeurs ou de camarades, devant le proviseur de leur lycée. Je laisse toujours mes coordonnées aux jeunes filles, qui peuvent me demander d'intervenir lorsqu'elles ont un différend avec leurs parents sur leurs projets d'avenir. L'impact est donc réel, à travers le roman et mon association.

P. I. - Être cataloguée féministe, est-ce une chance ou un handicap ?

D. A. A. - Plusieurs médias me surnomment la « voix des sans voix », car je suis perçue comme une représentante de toutes les femmes du nord du Cameroun, qui ne s'expriment pas forcément. Ce n'est certainement pas un handicap. Est-ce une chance ? Je ne sais pas. Et d'abord, qu'est-ce que le féminisme ? S'il s'agit de défendre les droits des femmes et de dire ce que l'on ressent, il me semble qu'il est très positif. En revanche, s'il est question de faire la guerre aux hommes, je préfère ne pas me définir en ces termes.

P. I. - Qui sont vos modèles ?

D. A. A. - La romancière sénégalaise Mariama Bâ, auteure du grand classique de la littérature africaine Une si longue lettre, m'a beaucoup inspirée. Dans toutes les générations d'Africaines, des femmes se sont démarquées, ont résisté et ont pu s'imposer. Mais toutes ont rencontré des problèmes. Les mariages précoces et forcés représentent toujours, au XXIe siècle, une réalité quotidienne, notamment en milieu rural.

Je voue un grand respect à toutes ces femmes ordinaires qui n'ont pas été scolarisées, mais que l'on croise sur les marchés en train de vendre des tomates pour payer à leur fils des études d'ingénieur dans une université privée, ou qui rêvent de voir leur fille devenir médecin. Qu'elles soient dans la technologie, les affaires, la culture, toutes les femmes qui se battent pour le bien-être de leur famille et de leur société sont pour moi des modèles.

P. I. - Comment faire porter la voix des femmes pour les libérer du carcan des contraintes sociales ?

D. A. A. - En dénonçant certaines situations, en leur ouvrant les yeux sur leur condition. Il me semble que les femmes ont une part de responsabilité dans les violences. Elles doivent pouvoir se protéger et protéger leurs filles. Qu'il s'agisse du mariage précoce ou de l'excision, il faut savoir que ces violences sont toujours perpétrées par les femmes elles-mêmes. La mère va persuader sa fille d'accepter un conjoint parce qu'elle imagine que c'est le meilleur moyen d'assurer son avenir. Comme elle ne réalise pas son erreur, le tout est de lui en faire prendre conscience. Il en va de même pour l'excision. Les femmes qui pratiquent les mutilations génitales féminines ne pensent pas à mal. Il faut simplement les éduquer. Les contraintes qui pèsent sur les femmes peuvent aussi venir d'une mauvaise interprétation de la religion, même s'il est vrai que certains pays musulmans comme le Maroc et la Tunisie ont beaucoup évolué.

P. I. - Qu'attendez-vous de la nouvelle génération ?

D. A. A. - Les femmes d'Afrique ont toujours été fortes. Elles ont toujours pris soin de leur famille, tout en travaillant dans les champs ou en ville. La femme africaine se bat, elle ne reste pas les bras croisés. En proposant une nouvelle ouverture sur le monde, l'ère numérique contribue à forger une autre vision de la fécondité et à la faire diminuer.