Les Grands de ce monde s'expriment dans

La révolution du téléphone portable

Icône de la musique « world » et africaine, Youssou Ndour, 59 ans, enchaîne les succès depuis 1985. Auteur du tube planétaire Seven Seconds, enregistré en 1994 avec Neneh Cherry, il a été récompensé en 2005 par les Grammy Awards pour son album Egypt. Le « roi du mbalax » - un genre musical très populaire au Sénégal - a été ministre de la Culture et du Tourisme, de 2012 à 2013, puis ministre conseiller auprès du président Macky Sall, chargé de la promotion de l'image de son pays à l'étranger. Ce fils de la Médina, un quartier populaire de Dakar, n'est pas seulement l'un des ambassadeurs les plus efficaces du Sénégal. C'est sur lui que, en 2013, le président américain Barack Obama a fondu pour l'embrasser chaleureusement lors de son arrivée à l'aéroport de Dakar, où il entamait une visite officielle, alors que tout le gouvernement l'attendait pour l'accueillir. Youssou Ndour est aussi devenu, au fil des ans, un homme d'affaires avisé : il a d'abord fondé son propre label et son propre studio, Xippi, puis en 2003 le groupe de presse Futurs Médias, qui détient une radio, un quotidien et une télévision, tous trois en tête des audiences, y compris au sein de la diaspora. Il a lancé fin avril 2019 un « Forum de Dakar/Afrika-Innovation », centré sur la promotion du Sénégal comme destination d'éco-tourisme et d'investissement, avec des partenaires belges issus du secteur privé. L'ambition rejoint celle du Plan Sénégal émergent (PSE), qui vise à porter le nombre de visiteurs étrangers de 1,3 à 3 millions d'ici à 2023, le tourisme représentant environ 6 % du PIB national.

Politique Internationale - En mai 2019, vous avez lancé avec des partenaires belges le Forum de Dakar autour de l'innovation et du tourisme. Qu'attendez-vous de cette initiative ?

Youssou N'Dour - À vrai dire, les choses se sont faites un peu par hasard... J'ai été invité par une branche de l'Union européenne qui organise des festivités à l'occasion des Journées européennes du développement (JED). C'est un moment de rencontres important, où de nombreux stands africains présentent des projets intéressants. Avec un ami basé à Bruxelles, nous avons discuté de l'opportunité de faire un « aller-retour ». En clair, si l'on fait des choses en Europe, il faut aussi les faire en Afrique. Nous nous sommes dit : « Pourquoi ne pas organiser un Forum de Dakar, et parler d'innovation au service du développement par le tourisme ? » Avec l'équipe de Nicolas Esgain, dont l'agence événementielle bruxelloise Phrenos s'occupe des JED, et l'ambassadeur de Belgique au Sénégal, qui s'est montré enthousiaste, nous avons lancé ce Forum. Nous avons contacté le ministère des Affaires étrangères du Sénégal et sollicité le secteur privé à Dakar. Je tablais sur des débuts plutôt modestes, mais j'ai été agréablement surpris car, dès la première édition, nous avons permis à nos partenaires belges, européens et sénégalais de mener des discussions passionnantes. Cette initiative commune avec Phrenos sera renouvelée l'an prochain.

P. I. - Est-ce une manière pour vous, en tant qu'ancien ministre de la Culture et du Tourisme, de continuer à suivre les dossiers du tourisme au Sénégal ?

Y. N. - Lorsque j'étais ministre, mon travail consistait à bâtir un plan de développement en proposant des nouveautés. Il était question de mettre en valeur des zones et des produits susceptibles d'attirer les visiteurs. Par exemple, nous avons inscrit dans notre cartographie des atouts du pays les parcs naturels, notamment celui du Niokolo-Koba qui était un peu délaissé. Je continue effectivement de faire la promotion du Sénégal, car c'est la base du développement du tourisme, une filière créatrice d'emplois.

P. I. - En tant qu'investisseur privé, combien de personnes employez-vous au Sénégal ?

Y. N. - Le groupe Futurs Médias emploie directement 400 personnes, en plus de mon staff. Nous allons bientôt ouvrir une grande imprimerie non loin de l'aéroport et de la ville nouvelle de Diamniadio, qui va donner du travail à une centaine de personnes. Je dois souligner que mon statut d'employeur n'est pas lié à ma personne, mais plutôt à ma vision des choses en tant qu'artiste. Les projets se sont enchaînés les uns après les autres. J'ai commencé avec une petite radio qui traitait du sport et diffusait de la musique. Ensuite, des journalistes très connus sont venus me voir pour me parler du potentiel de ce média et me convaincre de le transformer en radio généraliste. C'est ainsi que Radio Futurs Médias (RFM) est devenue la première radio du Sénégal. Comme l'appétit vient en mangeant, nous avons ensuite créé un quotidien, L'Observateur, puis une télévision, TFM, qui a fait beaucoup de bruit à l'époque car, au départ, le président Abdoulaye Wade n'en voulait pas. Après quelques tiraillements, TFM est née. C'est aujourd'hui une vitrine du Sénégal.

P. I. - Quelles sont les entraves au développement des entreprises en Afrique ?

Y. N. - La question centrale consiste à savoir comment aborder les choses... Généralement, les gouvernants se réunissent et décident de projets très ambitieux, qui ne correspondent pas forcément aux moyens du secteur privé local. Du coup, les investisseurs extérieurs raflent la mise, créant le sentiment qu'on donne tout aux étrangers au détriment du secteur privé local. Avant de faire des plans, il faut examiner notre pouvoir économique et notre force d'investissement, afin de nous impliquer dès le départ. En même temps, le secteur privé doit, pour émerger, avoir la confiance des bailleurs, des banques, etc. Au Sénégal, un Club des investisseurs a été créé en 2018, sur le modèle de la Côte d'Ivoire, afin que les décideurs se regroupent et se parlent. Le patronat ne se contente plus d'un rôle technique ; il interpelle désormais le gouvernement pour anticiper et se positionner sur les projets. Il se situe en amont dans une logique de dialogue, avec une force de proposition, même si le pays aura toujours besoin des investisseurs étrangers.

P. I. - La diaspora sénégalaise est-elle exploitée à la mesure de ses moyens ?

Y. N. - Non, et nous avons d'ailleurs intérêt à nous organiser pour maîtriser les flux financiers qui en proviennent - des flux qui représentent 10 % du PIB du Sénégal, soit plus que l'aide au développement. Cette masse d'argent qui arrive par des circuits de transfert et d'aide à la famille devrait être captée. Il nous faudrait une banque de la diaspora, qui soit détenue par le plus de personnes possible, et qui garantirait un engagement moral vis-à-vis de tous les gens qui envoient un peu d'argent. Une telle banque permettrait de faire des économies et de financer de très nombreux investissements pour le développement.

P. I. - Le secteur informel n'est-il pas, lui aussi, sous-estimé ?

Y. N. - Nos pays ont connu, par le passé, des gouvernants qui avaient des idées arrêtées sur les politiques publiques et empruntaient le chemin classique de l'Occident. Dans cette logique, on a minimisé, voire oublié le secteur informel. Aujourd'hui, on se rend compte de son importance, mais ce secteur échappe par définition au contrôle des autorités. Sans doute devrait-il avoir sa propre gouvernance. Le mot même « informel » me gêne : ces opérateurs ne paient pas d'impôts, certes, mais ils s'avèrent très utiles à notre société. Un dirigeant devrait s'efforcer de comprendre comment est structuré son pays avant de mettre en oeuvre des politiques. Il n'est plus possible d'élaborer un programme dans le seul objectif d'être élu sans regarder en face cette réalité incontournable que représente l'économie informelle. Les gens qui veulent gouverner en Afrique doivent désormais tenir compte des atouts réels de nos pays.

P. I. - Au cours de la décennie écoulée, la croissance économique en Afrique a généré un discours « afro-optimiste ». Qu'en pensez-vous ?

Y. N. - L'Afrique des guerres, des maladies et des difficultés est, en effet, de plus en plus derrière nous. Mais notre avenir ne se décide pas dans des bureaux à New York ou à Paris. Aujourd'hui, plus de 60 % de la population a moins de 25 ans, ce qui aura tôt ou tard des conséquences gigantesques. Les jeunes sont de plus en plus connectés et informés. Sur le plan professionnel, ils s'intéressent à des secteurs très divers, notamment aux métiers du pétrole. Une révolution est en cours. C'est certes un peu lent, beaucoup n'ont pas de travail et il faut les former. Néanmoins, le continent a de l'avenir et son potentiel économique est énorme. Le discours « afro-optimiste » est devenu plus ajusté à ce que nous vivons !

P. I. - Quels sont les éléments qui vous frappent le plus dans le développement de l'Afrique aujourd'hui ?

Y. N. - Partout où je me rends, je constate que les gens possèdent tous un, voire deux téléphones. Dans des sociétés qui reposent sur la culture orale, c'est un élément très positif. Cet outil de communication, couplé à Internet, représente un changement fondamental, ne serait-ce que pour permettre aux familles de rester unies et en contact, même à distance. Lorsque j'ai grandi à la Médina, à Dakar, nous n'avions pas le téléphone. Quand je tournais à l'étranger et que je voulais parler à ma mère, elle devait se déplacer dans un bureau pour que nous puissions nous parler. Le portable a tout changé. Au-delà de l'autonomie qu'il procure, il permet de penser le développement : comment produire de l'énergie au niveau local pour le recharger, par exemple ? Le développement devrait se focaliser sur le téléphone, et apporter des produits adaptés via cet instrument. Une autre chose me frappe en Afrique : le fait que les jeunes continuent de voir dans l'Europe un eldorado et cherchent à s'y rendre au péril de leur vie. J'ai mené des campagnes pour les mettre en garde contre les risques de ce voyage et leur faire comprendre que l'Europe n'est pas ce qu'ils croient ! Je le dis sans cesse : quand j'ai fini mon travail, mes tournées, je prends l'avion et je rentre... On est mieux chez soi ! Il est vrai, cependant, que ces jeunes posent beaucoup de questions qui restent sans réponses.

P. I. - On vous a souvent entendu sur les plateaux de télévision, en France, critiquer la politique migratoire de l'Europe...

Y. N. - C'est trop facile, lorsqu'on cherche à conquérir le pouvoir et qu'on ne peut pas se dire d'extrême droite, de promettre de freiner ou de stopper l'immigration. À chaque bateau qui arrive, les membres de l'Union européenne convoquent des réunions de crise et finissent par donner un peu d'argent. La question migratoire ne doit pas s'inviter dans les programmes politiques. Ce qui est en jeu, c'est l'échec économique de l'Europe et la tendance des partis à aller vers les thèses de l'extrême droite, qui ne cesse de marquer des points.

P. I. - Le drame migratoire ne relève-t-il pas aussi de la responsabilité des dirigeants africains ?

Y. N. - Il ne suffit pas d'appuyer sur un bouton pour régler le problème. Nous manquons de moyens et sommes confrontés à des enjeux démographiques de grande ampleur. Mais je constate que nos institutions fonctionnent de mieux en mieux. Les chefs d'État qui se réunissent dans le cadre de l'Union africaine (UA) et de la Communauté économique des États d'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) sont pleinement conscients des enjeux. En Afrique de l'Ouest, les frontières sont tellement proches que, si vous prenez une décision au Sénégal, elle restera sans effet si vous ne l'appliquez pas aussi à la Mauritanie et à la Gambie. Pour que les politiques aient un impact, il faut raisonner à l'échelle de la sous-région. Les gens qui quittent le Sénégal, la Mauritanie ou la Gambie pour aller en Europe se retrouvent au Niger. C'est un problème global.