Sindika Dokolo, 47 ans, est connu pour être l'un des plus grands collectionneurs d'art africain. Il a ouvert le 27 juin 2019 la grande exposition « IncarNations » au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles (Bozar). Dans un dialogue curatorial avec le plasticien sud-africain Kendell Geers, il invite à une promenade à travers les plus belles pièces de sa collection. En ressort une sélection pointue de la création artistique contemporaine, foisonnante, exposée en miroir avec des masques et des statues d'un art africain qu'il préfère appeler « classique » plutôt que « premier ».
Sindika Dokolo confirme avec cette exposition son statut d'homme inclassable. Fils d'un banquier congolais et d'une infirmière danoise, né à Kinshasa, il a grandi entre Bruxelles et Paris. « Dans les internats, il a bien fallu que je me définisse en tant qu'Africain », résume-t-il. Il retourne au Zaïre à 22 ans, en 1995, pour y rester après la chute du maréchal Mobutu, en 1997. Marié en 2002 à Isabel dos Santos, la fille aînée de l'ancien président de l'Angola José Eduardo dos Santos, femme d'affaires la plus riche d'Afrique, il est lui aussi plongé dans le business et vit entre Luanda, Londres, Lisbonne et Kinshasa. Grâce à ses activités dans le ciment, les télécoms, les mines et le pétrole, il a acquis depuis 2004 plus de 3 000 oeuvres d'art. Il refuse cependant de quantifier sa collection, que ce soit en termes monétaires ou en nombre d'oeuvres. Acquéreur pour 3 millions de dollars du fonds photographique de la Revue noire, magazine d'art pionnier lancé en 1991 à Paris, il a aussi racheté la collection de l'Allemand Hans Bogatzke. Il a créé une fondation qui porte son nom, envisage de créer un musée d'art contemporain et a lancé à Luanda une Triennale pour montrer les oeuvres au public, s'entourant de l'artiste angolais Fernando Avim et du célèbre commissaire d'exposition franco-camerounais Simon Njami. Il considère son engagement en faveur de l'art comme politique - un champ dans lequel il a décidé de s'engager en lançant, en août 2017, un mouvement citoyen apolitique en République démocratique du Congo (RDC), « Les Congolais debout ».
Politique Internationale - Quelle est la ligne directrice de votre collection d'art ?
Sindika Dokolo - Elle fait sens de manière intime. C'est presque impudique pour moi d'en parler car je me suis construit autour d'elle, dans ma vie d'homme. L'exposition IncarNations correspond à cinq années de réflexion sur le sens de mon existence. À quoi cette collection m'engage-t-elle, en termes de responsabilités ? Je m'interroge toujours, même si le travail me paraît réussi, grâce à une scénographie qui vise à casser les idées reçues sur nous-mêmes, Africains, et à tendre des miroirs pour apprendre à se regarder et à se célébrer. Il ne s'agit pas de devenir adepte de la méthode Coué, mais d'en finir avec le mensonge, ces idées fausses qui marquent tout ce que nous savons ou croyons savoir sur nous-mêmes. Aussi ai-je évoqué, lors de l'inauguration de l'exposition, un existentialisme africain. Un thème central à mon avis, dans la mesure où les Africains se définissent d'abord et avant tout par les choix et les actes qu'ils posent. Les Afrodescendants, dans leur immense majorité, pensent que leur histoire a commencé le jour où le Blanc a posé son regard sur un Noir. Le résultat s'apparente à une castration absolue, qui va à l'encontre de toute idée de développement et d'épanouissement.
P. I. - Pourquoi avoir serti vos oeuvres d'art dans des miroirs pour cette exposition ?
S. D. - Les miroirs me semblent intimement liés à l'art. Je ne définis pas l'art et encore moins l'Afrique, mais je cherche à souligner toute la valeur ajoutée d'un continent, passée complètement inaperçue. En Belgique, on a émasculé cet art africain qui m'émeut tant, en le mettant sous cloche et en faisant abstraction de son contexte et de ses fonctions. Je ne suis pas un gourou. Je dis simplement que l'oeuvre qui vous regarde droit dans les yeux jusqu'au plus profond de votre âme vous invite à accomplir un travail sur vous-même. C'est ce qu'on appelle la culture.
P. I. - La force de la création contemporaine africaine tient-elle au fait qu'elle a des messages à faire passer ?
S. D. - De ce point de vue, les artistes sud-africains me fascinent, car sans eux et leur façon de rêver, de matérialiser l'utopie d'une Afrique du Sud post-apartheid, leur pays aurait suivi la même trajectoire que le Zimbabwe - un État qui s'écroule sous son propre poids. En Occident, la création contemporaine relève parfois d'une vaste fumisterie et d'une vacuité sans nom, axée sur les concepts. L'Afrique, en revanche, est dépositaire d'une autre manière d'intervenir dans la cité. Son art est rempli de sens. Il est civilisationnel dans l'acception la plus forte du terme. Il nous parle du climat, du capitalisme, de la fin de cette ère qui fera que nos enfants ne pourront plus manger de nuggets de poulet car ils sauront ce qu'est un poulet de batterie, ni boire dans une bouteille en plastique parce qu'ils en connaîtront les conséquences pour les océans.
Dans la compétition internationale, l'Afrique peut jouer un grand rôle si elle est capable de se ressourcer. Elle doit partir à la recherche de sa plus grande richesse, ce magnifique trésor caché dans la civilisation dite de « pré-contact », avant l'arrivée des explorateurs et des colons.
L'exposition comporte une tête Ifé ancienne du Nigeria, que contemplent des masques venus de différentes régions. Lorsque les Européens ont découvert ces têtes Ifé, un comité scientifique s'est réuni pour dire qu'aucune civilisation non hellène ne pouvait sculpter de cette manière. Le masque en bois, de son côté, n'est pas une oeuvre d'art, mais un objet utilisé, avec un rôle, une personnalité. Il est habité. On lui redonne vie avec la volonté d'un libre arbitre, pour le libérer de la sorcellerie coloniale.
Je suis un amoureux de l'art classique, en admiration devant des chefs-d'oeuvre qui ne sont pas, en réalité, des oeuvres d'art. Qu'est-ce que l'art ? Une mascarade, une performance, une transe collective, ou une forme physique qui a pris l'esprit d'un gorille ? André Malraux, quand il parlait de Picasso, rapportait que le peintre avait été transporté par un puissant mouvement d'exorcisme en regardant des statues d'Afrique. Des artistes géniaux ont donné une forme physique à des esprits pour s'en protéger. Pour moi, Les Demoiselles d'Avignon sont la plus belle toile de Picasso, car c'est sa première oeuvre d'exorcisme.
P. I. - Où en est votre projet de musée d'art contemporain qui doit ouvrir ses portes à Luanda ?
S. D. - Le Palais de fer est à réhabiliter, de même que les espaces situés aux alentours. C'est un rêve que je caresse. Luanda est une capitale qui m'a construit en tant qu'esthète et en tant qu'Africain. Ce musée représente la contribution que je voudrais lui apporter. D'où le manifeste que j'avais écrit autour d'une structure pensée pour être un pilier, une fondation, afin d'intégrer l'Afrique dans le monde de l'art et d'exposer sa création au public africain.
Il nous faut aujourd'hui rêver une utopie, car aucun système ne fonctionne, qu'il soit démocratique ou autocratique. Il n'y a plus d'idéologie politique et il va falloir rêver, se réinventer, être sensible, se laisser toucher par la grâce. Byzance s'est écroulée, et tout ce génie de l'Antiquité est entré en collision avec l'Europe, ce qui a créé la Renaissance. C'est l'espoir que je formule pour l'Afrique. On ne peut pas soigner des fractures ouvertes avec des sparadraps...
P. I. - Est-ce la raison pour laquelle vous vous êtes aussi impliqué dans la vie politique de la RDC ?
S. D. - Il n'était plus possible de faire semblant de ne rien voir - to look the other way, comme on dit en anglais. J'ai décidé de me mettre debout et d'affronter cette situation, sans rien d'autre que ma volonté. Les gens ont aussitôt pensé à un complot. Les Congolais ont été très surpris que je m'engage pour le principe, et non pour le pouvoir. Lorsque je suis rentré à Kinshasa, tout le monde voulait me parler, me prendre en photo. J'ai senti un mouvement de culture citoyenne qui empêche de continuer à vivre l'échine courbée, en obéissant à la matraque.
P. I. - Qu'avez-vous pensé du résultat des élections de décembre 2018 en RDC ?
S. D. - La seule bonne et grande nouvelle sur l'échiquier congolais, ce sont les sacrifices qu'ont consentis les citoyens pour que le droit sacré à choisir ses dirigants soit respecté. Or le pouvoir finissant s'est révélé à ce point machiavélique qu'il a délibérément semé les graines de la discorde et malmené l'État au nom de calculs politiciens. Nous avons vécu une séquence improductive et sommes entrés dans une nouvelle séquence encore trop politisée. J'espère que la société civile et l'espoir qu'elle a fait naître rendront la nouvelle donne plus productive. Le rejet du système incarné par Joseph Kabila est indéniable, mais les forces de changement au Congo s'opposent à des forces réactionnaires. Le système congolais est tel qu'un même homme peut, le matin, agir pour le changement et, le soir, servir au contraire le retour en arrière. Les politiciens sont entrés dans une tourmente propre à leur nature. La société civile est un peu déçue, mais toujours déterminée à créer un État de droit pour stabiliser et faire redémarrer le pays.
P. I. - La société civile ne reste-t-elle pas très embryonnaire ?
S. D. - Nous assistons à l'émergence d'une force qui vient de l'Église catholique avec la Conférence épiscopale nationale du Congo (Cenco), coalisée à d'autres mouvements. J'ai l'intime conviction que si cette alliance ne s'était pas produite en 2016 pour exiger la tenue des élections au plus tôt, Joseph Kabila serait encore au pouvoir et le scrutin reporté à 2020. Comment ces mouvements et la Cenco vont-ils oeuvrer au changement ? Tel est l'enjeu désormais.
P. I. - Qui a intérêt à voir une RDC stable et puissante en Afrique ?
S. D. - Tout le monde appelle de ses voeux un changement, et même un sursaut, qu'il s'agisse des partenaires étrangers ou des Congolais. Le problème, à mon sens, est celui du diagnostic. Le pays, l'un des plus peuplés d'Afrique avec environ 80 millions d'habitants, est en situation de faillite structurelle depuis quarante ans. L'Union européenne (UE) s'est rendue au chevet de la Grèce et du Portugal pour les sortir de la crise. Mais personne n'est allé au chevet de la RDC, en proie à une « somalisation » - un terme utilisé depuis la fin du mobutisme en référence à la faiblesse de l'État. Les États-Unis ne regardent l'Afrique que sous deux angles : la nouvelle guerre froide qui s'annonce avec la Chine et les questions de terrorisme. L'UE, de son côté, se polarise sur une « crise des migrants » qui risque de la replonger dans les heures les plus sombres de son histoire. Sans véritable plan Marshall pour l'Afrique, la situation va continuer à se dégrader. Les dégâts collatéraux seront à la fois irréversibles et incontrôlables.
P. I. - Pourquoi ?
S. D. - Le Congolais moyen a 18 ans, n'est pas scolarisé et est exposé à la violence. Il maîtrise à peine 400 mots de français et éprouve des difficultés même en lingala, l'une des langues nationales. Ce jeune n'est pas insérable dans un cercle vertueux de développement économique. Les puissances étrangères et les voisins africains ont-ils intérêt à un Congo faible ? Nous serons 100 millions et bientôt 150 millions, dans un monde qui n'est plus compartimenté. La misère, la violence et le terrorisme s'exportent. On ne peut plus les contenir.
P. I. - Par où commencer, sans plan Marshall en vue pour l'Afrique ?
S. D. - Le directeur de la Banque africaine de développement (BAD), Akinwumi Adesina, a prononcé un discours remarquable dans lequel il disait que le grand barrage d'Inga sur le fleuve Congo représente un « no brainer ». En clair, ce projet dont il est question depuis plus de trente ans pourrait être réalisé demain. Il suffirait de le financer pour stabiliser la RDC et entraîner une multitude de changements. L'eau du fleuve Congo, au débit puissant, est disponible en abondance. La demande est manifeste, puisque des pays sont prêts à acheter l'électricité produite, du golfe de Guinée jusqu'en Afrique du Sud. Le barrage Inga permettrait non seulement de sortir de l'aide publique au développement, mais aussi d'extirper la RDC de la spirale du sous-développement.
Ce pays, on le sait, est un scandale géologique absolu. Il n'y a que les Chinois pour le regarder dans sa globalité et voir tout son potentiel. Comment se fait-il qu'il soit impossible de trouver une structure de financement capable d'investir dans ce barrage ? Dans la logique capitaliste, qui a intérêt à ce que la RDC ne développe pas un actif aussi stratégique ? Au bout du compte, il vaut pourtant mieux construire trois ou quatre Inga que de continuer à entretenir la Monusco (1). La violence est une drogue dure.
P. I. - Faut-il s'attendre, en Afrique, à une révolution bourgeoise qui serait menée par des hommes d'affaires tels que vous ?
S. D. - La crise économique du début des années 1980 au Zaïre, avec la chute des prix du cuivre, a pénalisé les services de base comme l'éducation et la santé. Plus on avance dans le temps, plus le décalage entre l'élite bourgeoise et le reste de la population se creuse. Le manque de qualité et d'exigence de la classe politique en RDC a quelque chose à voir avec la baisse du niveau de compréhension de l'opinion en général. Faut-il espérer un despotisme éclairé qui vienne tout résoudre, ou bien faire un travail de fond ? C'est toute l'idée du mouvement « Les Congolais debout ». Nous avons besoin en Afrique de plus de citoyens qui connaissent leurs droits, et non de plus de politiciens. Avant d'examiner la complexité des problèmes, dans un pays qui ne se résume ni à sa capitale et aux deux Kivu ni au Katanga, il faut avoir conscience qu'on se lance non pas dans un 100 mètres, mais dans un marathon.
(1) Avec 20 000 hommes en moyenne déployés depuis 1999, la Mission des Nations unies pour la stabilisation du Congo est la plus dotée en personnel, la plus coûteuse et l'une des plus longues au monde.