L’ère digitale recèle des potentialités extraordinaires pour accélérer le développement de notre continent. Le modèle numérique de l’Afrique, qui lui sera propre, doit respecter son histoire, sa culture et ses besoins, l’identité de ses peuples, sans craindre de bousculer certaines habitudes. Le digital est le levier qui transformera la forte croissance démographique d’aujourd’hui, et plus encore de demain (le continent comptera bientôt 1,5 milliard d’habitants), en un atout. Il va permettre à l’Afrique de réaliser de grands progrès dans de nombreux domaines.
La transformation digitale y sera plus rapide qu’en Europe, parce que la population est très jeune, et donc capable de s’approprier les nouvelles technologies, et parce qu’il n’y a pas ou quasiment pas sur le continent de modèles établis susceptibles d’être gênés par l’arrivée de nouveaux acteurs. L’Afrique a cette chance extraordinaire de ne pas être freinée par la lourdeur d’un système ancien ou par la rigidité des structures en place qui, dans leur essence même, sont rétives au changement. Elle surmontera son manque d’infrastructures physiques en construisant directement des infrastructures digitales, dématérialisées : partir d’une situation de fort déficit d’infrastructures devient un atout, et un continent prétendument en retard se retrouve… en avance !
D’ores et déjà, l’Afrique est en train de réinventer le monde et devient le creuset de l’innovation. Un exemple ? Le projet Ushahidi, initialement développé pour cartographier les cas de violence signalés au Kenya après les troubles post-électoraux de 2008, s’est déployé dans le monde entier et représente maintenant l’une des plateformes de ce type les plus utilisées. L’Afrique va prendre une avance nette sur le reste du monde. Ce n’est pas seulement une conviction, c’est une prévision qui tend à devenir une évidence. Ainsi, le numérique va générer l’énergie de demain, moderne, décentralisée et décarbonée. Les élèves africains auront accès à des contenus de grande qualité, aux meilleurs enseignements par MOOC, aux meilleures bibliothèques numériques… Les agriculteurs vont bénéficier des meilleures techniques de gestion des sols, d’hydrologie et de connaissance des marchés des produits agricoles. Alors qu’aujourd’hui l’administration peut connaître certaines défaillances, bien des pays passeront demain à l’e-administration, à la dématérialisation, à des services publics de qualité en ligne… En matière urbaine, les grandes agglomérations anarchiques et congestionnées seront connectées et intelligentes ; elles passeront au câblage et à la fibre sans avoir connu les fils de cuivre. Le numérique constitue un levier de développement essentiel pour l’énergie, l’économie et l’inclusion sociale. Il peut apporter une aide déterminante dans la gestion des infrastructures et la distribution d’énergie et, par ailleurs, accompagner l’innovation dans la fourniture d’électricité en zone rurale.
L’enjeu énergétique
On le sait, le déficit énergétique est l’un des principaux obstacles au développement de l’Afrique et l’un de ses maux les plus anciens. La moitié des Africains n’ont pas accès à l’électricité et, dans les zones rurales éloignées des réseaux électriques nationaux, la proportion atteint 82 %. Or il y a une corrélation directe entre l’absence d’électricité et l’emploi, l’industrie et la santé entrepreneuriale du continent. Si l’Afrique rattrapait ce retard, pas moins de 10 % de croissance annuelle seraient gagnés, avec une retombée de 2 à 3 points de croissance supplémentaire en Europe. L’enjeu est économique, social et global. Les conséquences en matière de commerce local, d’éducation, de sécurité, de santé, d’environnement sont immenses. La solution n’est pas dans l’extension des réseaux électriques fixes, mais dans l’innovation, la convergence des technologies vertes qui utilisent le gigantesque potentiel de production d’électricité solaire du continent, aujourd’hui encore largement sous-exploité, et des technologies mobiles. Cette convergence permettra de développer l’accès à l’électricité et au réseau télécom partout, y compris en zone rurale.
Au-delà, cette convergence inscrit l’Afrique dans une nouvelle logique : l’énergie répartie, qui préfigure les grandes tendances énergétiques de demain. Une électricité domestique produite dans de petites unités, plus proches de leurs bénéficiaires et donc moins coûteuse pour le consommateur final. Les besoins de la population peuvent être couverts par des technologies solaires fiables, d’une part, et par les progrès de la téléphonie mobile et de l’Internet des objets, d’autre part. Hier encore trop chères, les solutions d’électrification rurale ont connu ces dernières années des évolutions techniques et économiques majeures, qui les rendent désormais accessibles et économiquement viables.
Une révolution copernicienne est en cours : de même que l’Afrique a massivement déployé et adopté la téléphonie mobile sans passer par une phase de généralisation de la téléphonie fixe, l’électrification sera réalisée sans généralisation du réseau électrique traditionnel, via une production décentralisée. En outre, le modèle de la facturation à l’usage en mode prépayé va lever les barrières à l’accès au service.
La logique d’avenir consiste à substituer des solutions individuelles aux solutions collectives. L’autoproduction d’électricité solaire répondra aux besoins élémentaires des ménages tandis que les turbines des centrales classiques continueront d’alimenter l’industrie, les usines, les hôpitaux, en attendant que les fermes solaires prennent le relais. Dans les zones intermédiaires, la mutualisation de l’usage de l’énergie aboutira à des solutions « mini-grid » ; et, dans les campagnes, des systèmes de production individuels seront utilisés en renfort pour électrifier l’ensemble de la population rurale.
L’enjeu énergétique s’avère immense. L’accès à l’électricité est sans doute, avec l’éducation, l’une des clefs du développement de l’Afrique. Il permet aux élèves d’étudier après le coucher du soleil, d’allonger la durée d’ouverture de la classe le soir venu, alors que l’école fermait en fin d’après-midi parce qu’il n’y avait plus d’énergie et que s’éclairer à la bougie coûte cher ; aux professionnels de gagner en efficacité ; aux communes de diminuer l’insécurité nocturne ; aux familles et aux détaillants d’assurer la chaîne du froid grâce à une énergie plus largement disponible pour leurs activités. L’énergie accessible permet de prolonger en soirée la vie économique, sociale et familiale, de diminuer drastiquement l’insécurité nocturne, d’assurer un progrès sanitaire (préservation des aliments par réfrigération, fourniture d’équipements médicaux de meilleure qualité), d’éviter les intoxications et les risques domestiques liés à l’éclairage au pétrole, d’améliorer le fonctionnement des services publics (dispensaires…), de faire marcher les équipements électriques domestiques et professionnels (moulins, pompes à eau…). Elle améliore enfin les habitudes de vie des populations et dispense les femmes d’aller ramasser du bois et de puiser de l’eau. Demain, grâce au numérique et aux technologies solaires, l’Afrique deviendra la référence en matière de production d’énergie propre, décarbonée et décentralisée. Elle va réussir là où beaucoup ont échoué : construire un développement économique propre.
Le numérique, levier pour la promotion des femmes
Le numérique permet d’inscrire les femmes africaines dans un processus d’inclusion et de développement, y compris sur le plan professionnel. Pour les nombreuses femmes qui ne sont pas ou n’ont jamais été scolarisées, la mise en place de centres d’éducation au plus près de leur lieu de résidence leur permettra de se former après le travail, voire, grâce aux services disponibles sur smartphone, d’étudier chez elles. Les premières expérimentations ont mis en évidence les vastes potentialités du numérique. Les Maisons digitales créées par Orange en Côte d’Ivoire, au Cameroun et en Tunisie ont accueilli des jeunes filles et des femmes pour les familiariser au maniement d’Internet, dans le cadre d’une activité professionnelle ou d’une recherche d’emploi. Le numérique permet d’apprendre à lire et à écrire aux femmes analphabètes, ou bien d’initier à l’informatique et à la gestion des commerçantes qui voient dans Internet le moyen de se différencier et d’accroître leurs ventes grâce au e-commerce.
En gérant mieux leur entreprise et le budget familial, les femmes peuvent augmenter les revenus tirés de leur activité et épargner : celles qui n’avaient pas d’autre système à leur disposition que les tontines commencent à se constituer une épargne individuelle, qu’elles pourront utiliser pour démarrer un autre commerce, acquérir leur propre magasin ou financer les études de leurs enfants.
Pour les femmes analphabètes, la formation agit fortement sur la confiance en soi, le budget, l’activité professionnelle, la famille. Une fois alphabétisées, elles deviennent plus indépendantes dans la vie quotidienne et sur le plan professionnel : elles sont capables d’utiliser un téléphone mobile, d’écrire des messages toutes seules, d’effectuer des démarches administratives, de s’occuper de la santé et de la scolarité des enfants, notamment du suivi des devoirs en lien avec le numérique. La maîtrise de l’écriture et de la lecture est souvent indispensable pour trouver un travail, même peu qualifié. Bref, le numérique représente un puissant levier de développement, d’égalité des chances et de promotion qui permet aux femmes d’atteindre des objectifs qui vont bien au-delà du seul domaine de l’apprentissage : intégration sociale, recherche d’un emploi, activité professionnelle…
Les villes africaines
En 2035, l’Afrique comptera autant de citadins que de ruraux — situation démographique paradoxale d’un continent qui s’urbanise à une vitesse inédite, où le nombre de mégalopoles va doubler et les villes moyennes croître, sans pour autant que les campagnes se vident, puisqu’elles aussi verront leur population augmenter. Déjà, en Afrique du Sud ou au Maroc, la ville moderne est là. Au Moyen-Orient, les smart cities sont en plein essor. Ailleurs, elles sont en train d’émerger. Partout, il y aura demain des villes nouvelles et intelligentes, propres, durables, sûres, connectées, dotées d’équipements collectifs, de commerces, de services innovants, de transports performants, d’immeubles de bureaux et de centres d’entreprises tech.
Au cœur de la ville africaine du futur se situera l’utilisation conjointe du développement des réseaux, du Big Data et de l’Internet des objets (IoT). Au niveau mondial, dans le domaine de l’IoT, le marché de la smart city devrait atteindre une croissance de plus de 23 % par an entre 2015 et 2020. Ce croisement intelligent des données permettra une meilleure gestion urbaine et une analyse plus fine des attentes des habitants grâce à la collecte et au traitement d’informations en temps réel qui serviront à nourrir des analyses statistiques et prédictives. Les gestionnaires des villes pourront ainsi développer des services adaptés aux besoins urbains et répondre aux attentes des usagers : accès à l’eau, à l’électricité… Les données proviennent à la fois des équipements (éclairage public, carrefours à feux, parkings, gestion des déchets…), qui deviennent massivement connectés grâce à l’Internet des objets (réseaux et plateformes), mais aussi des systèmes d’information de la ville, de ses partenaires et des applications citoyennes qu’elle déploie.
Les progrès technologiques permettent une sécurité de plus en plus performante, garantissant l’intégrité des données, la traçabilité de leur usage et leur anonymisation. La capacité à protéger la donnée de bout en bout, des capteurs disséminés dans la ville jusqu’aux outils d’open data, est primordiale. L’impact du numérique sera particulièrement marqué dans le secteur des transports en réduisant la congestion routière. Dans de nombreuses villes africaines, la situation démographique explosive a en effet entraîné de graves problèmes de mobilité, par exemple à Nairobi, où les routes, conçues à l’origine pour 350 000 personnes, desservent à présent plus de trois millions d’habitants.
Cette vision urbaine prospective donne l’occasion de constater, encore une fois, que l’Afrique emprunte un chemin de développement inédit, via les technologies numériques. Loin de répéter un processus adopté aujourd’hui en Europe, elle invente le sien, conforme aux modes de vie et de consommation des pays africains, aux caractéristiques de chaque pays, inscrit dans l’environnement de chaque ville, mais aussi en avance sur les autres. Demain, la technologie, en stimulant la création d’écosystèmes urbains, en promouvant une économie modernisée et intégrée à l’économie mondiale, fera entrer l’Afrique dans le développement et dans le XXIe siècle. Et c’est dans les villes que se jouera la bataille en faveur du climat.
Cette transformation ne réussira que si les États savent adapter la ville à une nouvelle forme de gouvernance, éduquer leurs habitants à vivre dans une ville durable, les sensibiliser aux enjeux du XXIe siècle. Des questions restent encore en suspens, telles que la propriété, la cohérence et la continuité de l’espace urbain, les modalités de la diffusion du développement dans tout le pays à partir des start-up et des jeunes entreprises connectées au monde. La smart city africaine sera d’abord une ville intelligente pensée par l’Afrique, pour l’Afrique.
Tel est l’avenir que l’on peut raisonnablement imaginer pour l’Afrique — sans jamais perdre de vue que, si l’on parle du continent africain comme d’un ensemble homogène, il est en fait constitué de cinquante-quatre pays et de cinq grandes sous-régions. La transition sera évidemment contrastée selon les territoires, mais, quel que soit l’endroit, tout va changer dans l’éducation et la formation, la santé, l’agriculture, la gestion des ressources, l’activité économique, l’administration et la gouvernance, les villes… Or l’une des clefs du développement futur de l’Afrique réside dans la bonne coordination entre les infrastructures numériques et les infrastructures physiques, à condition de repenser les grandes politiques publiques. Il ne faudra pas se contenter d’introduire à la marge quelques outils numériques dans des politiques qui resteraient, pour l’essentiel, inchangées. Ainsi, la concrétisation des opportunités offertes à l’Afrique tient à la capacité à dégager de nouveaux modèles de financement. Même si l’exemple de l’énergie montre qu’on peut obtenir des populations qu’elles financent l’abonnement et le coût du service proposé, on ne peut pas demander aux acteurs privés qu’ils préfinancent massivement les dispositifs, en matière de santé ou d’éducation par exemple. D’où la nécessité d’une mobilisation forte des dirigeants et des bailleurs de fonds, dont l’état d’esprit est trop souvent resté traditionnel.
Il y a dix ans, rares étaient ceux qui prédisaient que l’Afrique deviendrait la région la plus dynamique du monde. Le chemin parcouru depuis fait taire les pessimistes ; et demain, avec le numérique, les progrès seront encore plus rapides. Le modèle de développement du continent nous surprendra au-delà de tout ce que nous pouvons imaginer aujourd’hui : comme la Chine l’a fait en son temps, l’Afrique inventera ses propres business models.