L'architecte sénégalaise N'Goné Fall, ancienne directrice de la rédaction de Revue Noire à Paris, a été chargée par le président français Emmanuel Macron de concevoir la saison Africa 2020, qui se déroulera de juin à décembre 2020 sur l'ensemble du territoire français, métropole et DOM-TOM inclus. Avec l'Institut français à Paris comme opérateur de la saison et onze professionnels africains en appui à distance, elle pilote une initiative ambitieuse, qui vise à modifier le regard que porte la France sur l'Afrique.
À Revue Noire - un magazine d'art et une maison d'édition fondés en 1991 par Jean-Loup Pivin, Pascal Martin Saint Léon, Bruno Tilliette et Simon Njami -, N'Goné Fall a participé à une oeuvre pionnière de révélation de la vitalité artistique de l'Afrique. Entre 1994 et 2001, elle voyage intensément sur le continent et co-dirige deux ouvrages de référence, Anthologie de la photographie africaine et de l'océan Indien (1998) et Anthologie de l'art africain du XXe siècle (2001). À l'arrêt de la revue, elle devient commissaire d'expositions et consultante en ingénierie culturelle, notamment aux Pays-Bas sur la réforme des programmes internationaux des institutions culturelles, à la Barbade sur la stratégie d'exportation des industries culturelles et à Bruxelles pour les programmes culturels du groupe ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique), financés par la Commission européenne. Elle a conçu de nombreuses expositions en Afrique, en Europe et aux États-Unis, et monté en 2016 au Danemark une exposition collective à majorité féminine, dont le titre est inspiré d'un roman de l'écrivain nigérian Chinua Achebe : When Things Fall Apart, Critical Voices on the Radars. Membre du conseil d'administration de la Foire d'art contemporain ART X de Lagos, lancée en 2016, elle est aussi la cofondatrice du collectif Gaw-Lab de Dakar, une plateforme dédiée à la recherche et à la production dans le domaine de l'art numérique pour interroger « l'interdépendance entre la réalité numérique et l'espace public et social ».
Politique Internationale - Comment la saison Africa 2020 s'articulera-t-elle ?
N'Goné Fall - Cette invitation à regarder et à comprendre le monde d'un point de vue africain ne se cantonnera pas à la culture. Elle vise à mettre en valeur le potentiel d'innovation qui existe sur le continent, dans tous les domaines ayant trait à son développement. La saison sera donc panafricaine et pluridisciplinaire, axée sur la création contemporaine, avec des projets systématiquement co-construits entre professionnels français et africains, afin d'éviter que ne prévale le regard français sur l'Afrique. Il n'y aura pas de focus par pays, par région, par langue, par groupe ethnique ou sur un seul artiste. L'approche se décline en cinq grands axes : l'oralité augmentée, l'économie et la fabulation, l'archivage d'histoires imaginaires, la fiction et les mouvements non autorisés, et les systèmes de désobéissance. Africa 2020 sera centrée sur l'innovation, au-delà de la création artistique, et inclura les domaines de l'économie, l'entrepreneuriat, la recherche scientifique, la technologie, la gastronomie (agriculture, changement climatique, biodiversité et développement durable), la mode, le design et l'architecture, les sports urbains.
Des quartiers généraux seront établis dans les différentes régions de France, transformant des institutions culturelles impliquées en mini-centres culturels panafricains temporaires. Des programmes de débats, d'ateliers, de projections de films seront déroulés, en mettant en valeur le point de vue d'un philosophe, d'un danseur, d'un écrivain, d'un économiste, d'un politologue ou d'un plasticien africain. Bref, Africa 2020 ne se destine pas à la promotion de l'Afrique, et ne se limite surtout pas à un projet africain. Après tout, les Français ne se réveillent pas le matin en se disant qu'ils vont faire un projet français ! Il en va de même pour les Africains, qui ont un point de vue sur leurs propres sociétés et sur l'état du monde.
P. I. - Pourquoi insister sur l'innovation africaine ?
N. F. - Parce qu'elle se manifeste tous les jours dans tous les domaines, de la gestion des villes durables à l'agriculture en passant par les télécommunications. Toutes sortes de personnes, la plupart du temps des jeunes issus des catégories socio-professionnelles les plus diverses, sont en train d'avoir un impact sur les écosystèmes en Afrique. La vision qu'on en a reste fragmentée, mais c'est une tendance lourde et transversale sur le continent. Un exemple : le jeune Guinéen Bilia Bah, fondateur à Conakry du festival de théâtre « L'univers des mots », s'est lancé dans un projet de collecte des déchets parce qu'il en avait assez de voir des tas d'immondices dans son quartier. Il a réuni un groupe de jeunes pour trouver une solution, puis lancé un Hackaton (c'est-à-dire une réunion de nombreux informaticiens visant à élaborer un logiciel). Une application sur téléphone mobile a été conçue pour gérer le tri et la collecte des déchets, puis un incubateur d'entreprises a été lancé. En Tunisie, Sarah Toumi se distingue en tant qu'entrepreneur spécialisée dans les questions de désertification et de changement climatique. Comment replanter des arbres, quelles essences choisir et à quels endroits ? À ces questions concrètes, elle répond en recherchant à avoir un impact sur l'agriculture et sur les écosystèmes villageois.
P. I. - Visez-vous le grand public ?
N. F. - La cible privilégiée de la saison Africa 2020 est la jeunesse. Une stratégie de médiation a été spécialement élaborée avec le ministère français de l'Éducation nationale et de la Jeunesse. En clair, il s'agit pour toutes les institutions qui seront parties prenantes - universités, scènes nationales, festivals - d'accomplir un effort supplémentaire de pédagogie et de médiation afin d'aller vers divers publics en réfléchissant, chaque fois, avec des partenaires africains. Nous sommes en discussion avec l'Unesco et son département consacré à l'Histoire générale de l'Afrique écrite sous la direction de Joseph Ki-Zerbo. Des outils pédagogiques, créés par des historiens africains et validés par l'Union africaine, sont mis à la disposition de tous les États africains afin d'harmoniser l'enseignement de l'histoire de l'Afrique à l'échelle de tout le continent. Ces outils pédagogiques vont être offerts à la France pour repenser et ajuster la façon dont l'histoire de l'Afrique est enseignée dans ce pays. Concrètement, il s'agira de former les professeurs des écoles françaises. C'est un projet symbolique : l'Afrique aide la France à dispenser des cours pertinents sur l'histoire de l'Afrique. Dans le cadre de la Saison, les professeurs et les éducateurs auront les bonnes informations pour préparer des ateliers ou des travaux dirigés, avant d'aller voir les programmes avec leurs classes.
P. I. - Les grandes institutions sont-elles convaincues par cette démarche ?
N. F. - Il y a beaucoup de pédagogie à faire pour expliquer les principes d'Africa 2020. Certaines institutions sont enthousiastes et manifestent leur désir de participer à la Saison. D'autres ont du mal à comprendre les règles de co-construction et la nécessité absolue de s'associer à un professionnel africain. Africa 2020 représente un défi pour certains milieux culturels français. L'engouement est fort dans les régions et les DOM. Nous avons, le commissaire général adjoint et moi-même, fait le tour des capitales régionales pour mettre en place des points d'information afin d'éviter une programmation trop parisienne. Il est important d'aller à la rencontre des territoires.
P. I. - Comment le marché de l'art contemporain africain se structure-t-il ? Est-il extraverti, à l'image des économies africaines, qui exportent plus vers les autres continents qu'elles n'échangent entre elles ?
N. F. - La bulle spéculative se trouve en effet en Occident, avec des prix qui me paraissent surévalués pour des artistes émergents qui n'ont que cinq ans d'expérience. Les tarifs pratiqués ne sont pas en lien avec la réalité du contexte où l'oeuvre a été créée. Dans les foires d'art en Occident, il n'est pas inhabituel de voir des oeuvres partir à 10 000 ou 20 000 euros, un prix que les gens comprennent, psychologiquement. Il est cependant plus compliqué de fixer le même prix à Lagos, à Kampala, à Yaoundé, à Harare ou à Alger. Cette situation introduit une distorsion. Un artiste africain a plutôt intérêt à être représenté par une galerie située hors du continent, sans forcément faire l'effort de courir les principales foires africaines, à Johannesburg, au Cap et à Lagos, où les prix tiennent compte du pouvoir d'achat local.
P. I. - Les collectionneurs d'art africains restent généralement très discrets ; mais la donne n'est-elle pas en train de changer en la matière ?
N. F. - Le Nigeria est connu pour abriter de nombreux milliardaires, mais ceux-ci n'achètent pas forcément de l'art contemporain. Il existe toutefois des collectionneurs en Afrique de l'Ouest depuis les années 1930, avec des goûts classiques portant sur la peinture, la sculpture, le dessin. Les acheteurs nigérians plus jeunes préfèrent, pour leur part, des oeuvres plus conceptuelles. Au Sénégal, l'avocat Bara Sène a légué à sa fille une collection extraordinaire de peintres sénégalais des années 1960 et 1970. L'architecte Habib Diène et la famille Sy, à la tête de la confrérie musulmane des Tidianes, ont commencé à acquérir des oeuvres d'art dans les années 1980. Le même phénomène prévaut au Nigeria, où un collectionneur peut posséder 80 % de la production d'un même artiste et être fou de sa collection. En 2017, la foire ART X Lagos a invité des collectionneurs nigérians à exposer l'oeuvre la plus emblématique de leur collection, pour partager leur passion avec le public et susciter des vocations.
Mais un paradoxe important persiste. Prenons le Nigeria : ce pays, qui représente l'une des plus grandes scènes de production d'art de qualité en Afrique, demeure dépourvu de musée d'art moderne ou d'art contemporain. À Lagos, le public se déplace pour voir des expositions, mais seuls les banques et les groupes de téléphonie investissent dans ces événements, soit parce qu'ils possèdent leur propre collection, soit parce qu'ils ont décidé de donner un coup de pouce à la jeunesse et à la prochaine génération, soit parce qu'ils en comprennent l'intérêt en termes d'image. Tout un travail d'éducation artistique reste à faire auprès des élites et des opérateurs privés, qui ne perçoivent pas toujours le potentiel de croissance économique qui se trouve dans l'art. L'industriel nigérian Aliko Dangote et le PDG du groupe Orange Stéphane Richard se font les super-ambassadeurs de la saison Africa 2020 auprès de leurs pairs. Ils effectuent un travail de sensibilisation absolument essentiel. Cela étant, nous n'avons pas encore, sur le continent, de groupes de mécènes ou de philanthropes qui se réunissent comme aux États-Unis pour créer un musée tel que le Museum of Modern Art (MoMa) à New York... En revanche, on observe la naissance de fondations et de musées privés en Afrique du Sud et au Maroc.
P. I. - Qu'en est-il des musées situés hors d'Afrique ?
N. F. - Ils achètent et se déplacent dans les foires comme dans les biennales les plus importantes, à Dakar, au Cap, à Johannesburg et à Marrakech, mais privilégient une politique de contact direct avec les galeries. Celles-ci, du coup, n'investissent pas toujours dans une présence sur les foires, lesquelles apportent au final un regard biaisé et partial sur l'état de la création. Par ailleurs, les foires dont l'objectif premier est de vendre, comme Also Known As Africa (AKAA) à Paris et 1:54 à Marrakech, Londres et New York, restent de petite taille par rapport à l'ampleur de la création sur le continent. Les ventes aux enchères, notamment chez Christie's et Bonhams, ont contribué à mettre en valeur la création africaine.
P. I. - Cette situation introduit-elle un biais dans la production artistique? Les artistes africains cherchent-ils davantage à créer des oeuvres susceptibles d'être vendues sur le marché occidental ?
N. F. - Ce risque a existé dans les années 1980 et 1990, à l'époque des grandes expositions itinérantes. Aujourd'hui, les artistes sont concentrés sur leur médium, leur pratique et leurs messages. Ils sont en conversation avec leur public, dans leur pays, sur le regard qu'ils portent sur leur société. Ils n'ont pas un jardin secret d'un côté et une production pour l'Occident de l'autre, et ne spéculent pas sur ce que serait le goût occidental pour l'Afrique. Au contraire, les artistes sont devenus les baromètres de nos sociétés, car derrière chaque oeuvre se trouve une prise de position sur des questions locales ou globales.
P. I. - La force de l'art contemporain africain tient-elle au fait qu'il se soucie plus du fond, du sens, que des questions de forme ?
N. F. - L'art contemporain part de concepts, et s'interroge inévitablement sur la forme, avec notamment la réalité virtuelle, les vidéos, les installations... même si nous avons encore des inconditionnels de la peinture ! Njideka Akunyili Crosby, une artiste nigériane qui vit en Californie, est devenue en quelques années une star mondiale et une valeur sûre du marché. L'une de ses toiles a été vendue plus de 1 million de dollars aux enchères, à la surprise générale - y compris la sienne. Elle part d'une démarche très personnelle, centrée sur sa nostalgie du pays natal. Tous ses univers représentent des madeleines de Proust, faisant référence à son enfance à Enugu et son adolescence à Lagos. Elle se raconte, elle et sa famille, dans des scènes de la vie quotidienne. Ses tableaux parlent à la diaspora nigériane, émue de reconnaître un paquet bleu de savon qui leur rappelle aussi leur enfance et le Nigeria. A priori, elle n'avait aucune chance de percer. Or elle a explosé. Sa force tient au côté universel de son propos. Personne ne se dit : « Tiens, une peintre africaine. »
Lors de la seconde édition de la foire de Lagos, en 2017, elle a accepté une discussion de deux heures avec une autre artiste nigériane basée à Lagos, alors que sa famille se trouvait dans la salle. Son père s'est levé pour dire qu'il était fier de sa fille, alors qu'il avait tout fait pour la dissuader d'être artiste, dans une famille où tout le monde est médecin. Sa mère l'avait défendue en demandant à son mari de la laisser faire ce qu'elle voulait. Lorsque sa mère est tombée malade, Njideka a envoyé 200 000 dollars pour payer sa chimiothérapie. Le témoignage de son père était très émouvant. Si on lui avait dit que sa fille aurait pu faire ce geste un jour, il ne l'aurait jamais cru. Il a interpellé tous les adultes pour leur demander de laisser les enfants suivre leur voie.
P. I. - La révolution numérique a-t-elle tout changé dans l'art contemporain africain ?
N. F. - Elle a permis aux artistes de gagner en visibilité via les sites Internet et les réseaux sociaux. Un magazine en ligne, Contemporary And, a révélé de nombreux jeunes talents, qui ne sont plus du tout enclavés et échangent avec des artistes du monde entier. Quand je vais au Vietnam, il m'arrive d'entendre parler d'artistes kényans ou zimbabwéens connus via les réseaux sociaux ! Sur le plan des techniques de création, les technologies numériques permettent de fabriquer beaucoup plus facilement du son et des images. Des installations sonores sont parfois conçues avec des développeurs qui créent des logiciels en fonction de projets spécifiques. Tout un imaginaire africain inédit s'exprime aujourd'hui à travers les jeux vidéo et les films d'animation, et plus seulement la bande dessinée. Les influences esthétiques s'en ressentent. Au musée des mangas au Japon, la section africaine porte sur l'Algérie, où se trouvent des professionnels du dessin et du film manga !
P. I. - Faut-il croire au développement de l'Afrique ?
N. F. - Il ne s'agit pas d'y croire, puisque ce développement est en marche, sans forcément passer par l'aide publique étrangère dont on nous a tellement rebattu les oreilles ! Les programmes d'ajustement structurel des années 1990 ont mis à terre les politiques culturelles des pays africains, mais le secteur privé est en train de reprendre le flambeau. Les entreprises africaines ont compris qu'il fallait transformer les matières premières sur place et trouver des solutions très locales, qui peuvent ensuite être reprises ailleurs.