Les Grands de ce monde s'expriment dans

Les nouvelles technologies au service de l'agriculture

Ancien conseiller du président américain Barack Obama, Thione Niang s'est fait remarquer en 2009 pour sa réussite exemplaire. À 30 ans, dix ans après son arrivée dans le Bronx avec 20 dollars en poche, il s'est illustré dans une campagne électorale historique, portée par le slogan « Yes, we can ».

Issu d'une famille pauvre et polygame de Kaolack, une ville du centre du Sénégal, Thione Niang a terminé ses études secondaires dans un lycée de Dakar. À 16 ans, il se prend comme tant d'autres parmi sa génération à rêver des États-Unis. Son objectif : rendre la vie plus facile à sa mère et à ses frères et soeurs, en leur envoyant une partie de son salaire. Après quelques mois passés à travailler dans un restaurant de New York, il s'installe à Cleveland (Ohio) où il poursuit ses études, travaille dans un hôtel et donne des cours de français à des jeunes dans un quartier noir. Lassé de voir ses élèves africains-américains de 14 ans effectuer d'incessants allers-retours entre chez eux et la prison, il s'engage en 2005 comme volontaire dans la campagne d'un conseiller municipal démocrate de Cleveland.

Cet engagement marque un tournant dans sa vie. Vite remarqué pour son enthousiasme et ses capacités de mobilisation, il devient directeur adjoint de la campagne d'un candidat à la mairie, puis de celle d'un sénateur. En 2006, il rencontre Barack Obama et rejoint son équipe en vue de la présidentielle. Il est alors le premier président noir du Mouvement national des étudiants démocrates (Young Democrats of America College Caucus, YDACC) de l'Ohio - un bastion du Parti démocrate. Fort de 150 000 branches dans 47 États, le YDACC va devenir l'un des maillons stratégiques de la campagne de proximité menée par Barack Obama sur les réseaux sociaux. En 2009, son travail de « community organizer » (organisateur de communautés) est récompensé : il devient président chargé des affaires internationales des jeunes Démocrates des États-Unis.

Plus tard, il lance sa fondation, Give1 Project, active dans 34 pays, la plupart en Afrique mais aussi au Salvador et au Guatemala, où les jeunes qui tentent l'aventure vers les États-Unis au péril de leur vie le renvoient à son propre parcours. Son action consiste à proposer des formations et à incuber des entreprises afin d'offrir une alternative à l'émigration. Depuis 2015, Thione Niang a repris pied au Sénégal, où il cultive la terre, forme des jeunes et croit résolument en l'avenir. À la tête de son entreprise sociale, JeufZone, il participe également au projet d'électrification rurale Akon Lighting Africa, mené par le rappeur Akon et centré sur l'énergie solaire.

Politique Internationale - Vous avez décidé de revenir cultiver des champs au Sénégal, après une réussite remarquable aux États-Unis. Pourquoi ?

Thione Niang - J'ai certes travaillé avec les jeunes Démocrates et le président Barack Obama, mais je pense qu'il est temps de créer des opportunités dans mon pays d'origine. Lorsque j'ai quitté le Sénégal, je n'avais pas pour objectif de rester aux États-Unis. Mon rêve a toujours été de revenir pour relever le défi. Nos pères fondateurs, le Sénégalais Léopold Sédar Senghor, le Congolais Patrice Lumumba et le Ghanéen Kwame Nkrumah, ont libéré le continent sur le plan politique. Comme l'a dit Graça Machel, l'épouse de Nelson Mandela, le défi de notre génération, c'est de libérer l'Afrique sur le plan économique.

L'entrepreneuriat social que je contribue à promouvoir consiste à donner une chance aux jeunes pour qu'ils ne vivent pas dans les mêmes conditions que leurs aînés. Puisque les progrès sont possibles ailleurs, ils doivent aussi l'être chez nous. Personne ne viendra bâtir nos économies à notre place. L'objectif est de créer de la richesse pour les jeunes qui doivent, à leur tour, oeuvrer pour la communauté. Le capitalisme tel qu'on le pratique aux États-Unis ne fonctionne manifestement pas : il oublie la base et engendre des inégalités impossibles à combler. L'entreprise sociale, elle, apporte du capital pour gérer ce fossé, en se situant dans un juste milieu, entre le monde des affaires et celui des associations à but non lucratif. Il s'agit d'en mixer les philosophies, afin de faire le bien tout en gagnant de l'argent.

P. I. - Pourquoi avez-vous choisi de cultiver la terre ?

T. N. - Depuis quatre ans, je me rends très souvent au Sénégal, et je constate que les ingrédients qui composent notre plat national, le riz au poisson, viennent en grande partie de l'étranger : Indonésie, Malaisie, Ukraine, Maroc. C'est trop loin ! Pourquoi faire venir des légumes d'Afrique du Nord, de l'huile d'Europe ou du riz d'Asie, alors que nous avons du soleil, des champs et des rizières dans les régions fluviales de la Casamance et de Saint-Louis, sans compter la main-d'oeuvre jeune qui ne demande qu'à travailler ? Pourquoi ne pratiquer l'agriculture que trois ou quatre mois par an, comme c'est le cas aujourd'hui, en nous limitant à la saison des pluies ? Comment se fait-il qu'aucune solution n'ait été pensée pour irriguer la terre toute l'année ?

Cette situation me paraît inacceptable. Nous ne serons jamais réellement indépendants tant que nous ne pourrons pas nous nourrir nous-mêmes. Singapour, cette ville-État si souvent citée en exemple en Afrique, n'a pas de terres du tout. C'est une ville compacte, construite en hauteur sur un territoire restreint. Ses habitants y font néanmoins de l'agriculture sur les toits des immeubles. Ce n'est pas un hasard : ils veulent être indépendants !

Au lieu de critiquer le gouvernement, j'ai décidé de revenir aux champs et de nourrir ma famille. Même la menthe pour le thé vient de mon jardin. J'investis dans la terre avec 75 hectares de cultures maraîchères au Sénégal. Le leadership consiste à donner l'exemple. Je ne peux pas dire à mes jeunes compatriotes de retourner à la terre, tout en continuant d'acheter des produits importés. Mon message est simple : l'agriculture n'est pas un travail de pauvre dans des villages non électrifiés et sans eau courante, que tout le monde quitte pour chercher un job de gardien à Dakar. Elle représente bien plus que de l'argent, car elle permet de nourrir le pays. Toute la question est de faire comprendre aux nouvelles générations qu'il nous appartient de contrôler nos propres économies.

Mon projet n'en est qu'à ses débuts. Je négocie des partenariats avec le Japon pour utiliser des drones qui gèrent l'arrosage des champs sur 5 à 10 hectares. Nous avons monté un réseau de distribution dans nos propres restaurants, sur la Petite Côte et à Dakar, ainsi qu'un site Internet (www.jeufzone.com) pour vendre nos produits frais en ligne, avec un service de livraison rapide.

P. I. - Que signifie votre raison sociale, « JeufZone » ?

T. N. - En wolof, jeuf signifie « agir ». Je construis une « zone d'action ». Dans mon pays, beaucoup de jeunes se plaignent du manque d'opportunités, mais ils ne font rien pour les créer. À mon sens, passer à l'action, c'est être prêt à travailler 11 heures par jour, à frapper aux portes et à avancer. J'encourage des jeunes à se lancer dans l'agriculture. Je leur apporte des terres, de l'eau, des logements, mais pas de salaire. JeufZone finance la culture de la tomate et se rembourse en prélevant 50 % des bénéfices.

P. I. - Y a-t-il une dimension révolutionnaire dans votre projet ?

T. N. - Peut-être, mais dans le bon sens du terme, car nous avons besoin de partenaires, européens et américains. Nous vivons dans un monde global où l'on ne peut rien faire tout seul. C'est pourquoi il faut aider la jeunesse à prendre son destin en main, en coopérant les uns avec les autres. Aujourd'hui, sept à huit pays parmi ceux qui affichent les plus forts taux de croissance se trouvent en Afrique. Or l'Africain ordinaire ne le sent pas, car la croissance n'est pas inclusive.

La plupart des projets portés par les États concernent des infrastructures ou des entreprises d'extraction minière, avec des capitaux contrôlés par des intérêts étrangers. À l'heure où nous découvrons du pétrole au Sénégal, envoyons donc des jeunes à l'étranger pour apprendre les métiers de cette filière. Je m'interroge sur ce que notre génération laissera en héritage. Si je peux contribuer à rendre des milliers de jeunes autonomes et faire en sorte qu'ils n'aient plus besoin de moi, j'aurai fait ma part. C'est mon défi, ma révolution.

P. I. - Lorsque vous mettez l'accent sur la nécessité de coopérer, faites-vous allusion à la culture du partage chère aux Sénégalais ?

T. N. - En Afrique, on n'a rien mais on partage tout ! La teranga (accueil) est, en effet, une tradition profondément ancrée dans la culture sénégalaise. La philosophie qui la sous-tend part d'un constat simple : l'argent ne fait pas le bonheur. Je croise des milliardaires à Washington qui ne sont pas satisfaits, alors qu'au Sénégal on se couche heureux !

P. I. - Le XXIe siècle sera-t-il celui de l'Afrique ?

T. N. - Tout dépend de quel point de vue on se place, européen, américain ou africain. En vérité, chaque continent a son rôle à jouer. L'Afrique a toujours fait partie du monde globalisé, mais son histoire a été écrite par l'Europe parce que nos ancêtres étaient uniquement dans la culture orale. Le chasseur peut toujours raconter ce qui s'est passé avec le lion. Celui-ci n'est pas là pour s'expliquer et se défendre...

Le Sénégal est un pays paisible situé à 7 heures d'avion des États-Unis, 9 heures de l'Asie et 5 heures de l'Europe, baigné par la mer, avec du soleil et des terres fertiles : nous n'avons donc aucune excuse pour ne pas réussir. Il y a toutes les raisons de se montrer optimiste, à condition de faire de chaque difficulté une opportunité.

P. I. - Est-ce le sens du projet Akon Lighting Africa, auquel vous participez ?

T. N. - Sous la présidence de Barack Obama, j'invitais chaque année 200 à 300 jeunes à la Maison-Blanche. En 2013, le rappeur Akon est venu, et nous nous sommes demandé comment faire avancer l'Afrique concrètement. Nous avons parlé des problèmes qui rendent la vie des gens compliquée au quotidien, et évoqué ensemble l'électrification rurale. Je suis moi-même né à Kaolack, une ville du sud du Sénégal, dans une famille pauvre qui n'avait pas l'électricité. Et je me souviendrai toujours de mon grand-père Mame Thione, qui me réveillait très tôt le matin pour que je puisse étudier à la lumière du jour. Des millions de gens vivent dans le noir parce qu'il n'y a pas d'électricité. Est-ce imaginable ? De 2009 à 2014, par le biais de ma fondation Give1 Project, nous sommes présents dans 34 pays dont 23 en Afrique, où nous proposons des formations et des incubateurs d'entreprises aux jeunes porteurs de projets. Il en va de même dans le cadre d'Akon Lighting Africa, avec plus de 25 000 jeunes déjà formés, dont 5 400 via notre Académie solaire au Mali, qui apprend à installer des lampadaires, poser des panneaux solaires, construire des minigrids, des home systems et faire de la maintenance.

En Guinée, 500 villages ont été électrifiés et, au Bénin, 1 500 lampadaires ont été installés. Nous avons du soleil 365 jours par an, une énergie qui ne pollue pas et qui respecte l'environnement. Le « leapfrog », ce « saut de grenouille » technologique dont on parle tant pour l'Afrique, est bien réel. Il est désormais possible d'exploiter la technologie solaire à grande échelle, les prix ayant beaucoup baissé. Quand les États-Unis ont imposé 10 %, puis 25 % de taxes sur 200 milliards de produits chinois, entre 2018 et le mois de mai dernier, la Chine a commencé à chercher des débouchés en Afrique. La concurrence est rude, et va faire encore baisser les coûts. Je reviens du Japon, où j'ai rencontré des partenaires qui ont développé une technologie unique au monde, grâce à des capteurs solaires en tissu qui s'enroulent autour de poteaux.

P. I. - Quel est l'impact de la révolution numérique ?

T. N. - Extraordinaire ! À travers l'Afrique, les citoyens sont connectés et voient désormais ce qui se passe à Washington, à Khartoum, à Alger ou à Dakar. Les réseaux sociaux permettent aux mouvements de jeunes citoyens d'exiger de la clarté dans la gestion du bien commun. Internet permet au vrai visage de l'Afrique de se manifester. Les nouvelles technologies donnent aussi un accès sans précédent aux connaissances. Il est parfaitement possible d'étudier en ligne, sans passer par l'université, et d'apprendre énormément de choses sur l'agriculture par exemple. Cela étant, les TIC ne sont pas la panacée : elles n'empêchent pas des défis de base de persister, tels que le manque d'investissements dans l'agriculture, la santé et l'éducation. L'agriculture représente la base de tout développement, et doit s'inscrire dans une vision stratégique. Les agriculteurs doivent être soutenus par l'État, pour que les intermédiaires qui vendent leur production sur les marchés, parce qu'ils disposent de voitures, ne soient pas les seuls à générer du profit.

P. I. - Peut-on parler en termes généraux d'un continent si vaste et si multiple ?

T. N. - Je suis attaché, comme beaucoup d'autres, à ce rêve d'unification porté par les pères des indépendances, comme Patrice Lumumba au Congo ou Kwame Nkrumah au Ghana. Je rêve de voir la compagnie aérienne Air Afrique prendre un nouvel envol, portée par nos États réunis. L'Union africaine existe, mais comme me l'a confié le grand écrivain Cheikh Hamidou Kane, sa génération n'a pas réussi à la réaliser. Le manque d'unité nous handicape, ne serait-ce qu'à la frontière entre le Sénégal et la Gambie, où il faut quatre heures pour décrocher un visa, alors qu'il ne s'agit que d'un seul et même pays.

P. I. - Les entrepreneurs doivent-ils s'engager en politique ?

T. N. - Je ne suis pas persuadé qu'il soit nécessaire de faire de la politique pour changer les choses. Le Sénégal a d'abord besoin d'emplois et d'entrepreneurs susceptibles de créer de la richesse. Trouvez-vous normal que tout le monde veuille devenir politicien pour pouvoir se remplir les poches ? À vrai dire, chacun porte une part de responsabilité dans cet état de fait. La plupart des gens, en effet, s'accommodent d'un système de redistribution clientéliste où les plus grosses fortunes sont aux mains des responsables politiques, et où l'on doit faire la queue devant leur porte pour obtenir sa part. Si nous faisions comme aux États-Unis l'expérience d'un « shutdown », au bout de quatre jours nous serions dans une situation de disette totale. Dès qu'un maire est élu, il doit régler d'innombrables problèmes de santé, de dépense quotidienne dans les foyers pour préparer les repas, d'achat de moutons pour la fête de la tabaski. S'il ne donne pas d'argent, il est traité de pingre. À qui la faute ? Il y a une chose que j'ai apprise de Barack Obama : le changement doit venir de la base et aller vers le sommet dans un mouvement dit « bottom up », et non l'inverse. Il ne sert à rien de blâmer tel ou tel président ; c'est tout le Sénégal qui est en cause. Lorsque, dans une famille, une personne travaille, trente parents dépendent d'elle, prêts à absorber cet argent plutôt qu'à se mettre en quête d'un emploi. C'est triste à dire, mais beaucoup de nos émigrés ne retournent pas au Sénégal parce qu'ils sont désespérés par ce système de captation et de dépendance. Cela dit, le tableau n'est pas si sombre : le Sénégal compte de nombreuses success stories entrepreneuriales.

P. I. - Si vous aviez un message à faire passer, quel serait-il ?

T. N. - J'appellerais les Africains de l'étranger à revenir au pays. Ceux qui ont étudié et voyagé savent comment fonctionnent les nouvelles économies. L'Afrique a besoin d'eux. Les pays où nous émigrons se sont battus pour surmonter les difficultés. À notre tour de le faire !