Ce texte est le résultat de conversations entre le Dr Mukwege et Colette Braeckman, journaliste belge, auteur de L'Homme qui répare les femmes (André Versaille éditeur, 2013).
Il a reçu le 10 décembre 2018, en même temps que Nadia Murad, militante yézidie des droits humains, le prix Nobel de la paix à Oslo. Dans son discours, le célèbre gynécologue congolais (1) a une fois de plus évoqué les violences infligées aux femmes de son pays, principalement dans les provinces de l'est de la République démocratique du Congo (RDC). Avec des accents prophétiques, il a dénoncé l'élection présidentielle qui devait avoir lieu quelques jours plus tard, le 23 décembre 2018. Un scrutin reporté depuis deux ans et qu'il considérait d'avance comme confisqué par un pouvoir sortant - celui du président Joseph Kabila (2) - peu désireux de passer la main. À l'issue de la cérémonie, le médecin a été ovationné par une importante communauté congolaise installée en Scandinavie. Lors de la procession aux flambeaux qui suivit, c'est vers lui que convergeaient les lumières...
Depuis cette date, le Dr Mukwege ne s'appartient plus. Le monde entier s'arrache le médecin-chef de l'hôpital de Panzi, à Bukavu. Certes, après Oslo, cet homme qui dérange par son franc-parler et a fait l'objet d'une tentative d'assassinat en 2012 est retourné dans sa province du Sud-Kivu, où les femmes lui ont réservé un accueil digne d'un héros national. De leur côté, les plus hautes autorités du pays l'ont félicité, mais se sont bien gardées de le recevoir officiellement. Celui que tous appellent désormais « l'homme qui répare les femmes » est adulé et écouté pour ses propos engagés, même s'il reste hors du champ politique. Le pasteur protestant qui a hérité du talent oratoire de son père - premier pasteur officiant à Bukavu avant l'indépendance - cohabite avec le gynécologue-obstétricien qui, dans sa salle d'opération de Panzi, a vu défiler des dizaines de milliers de femmes au corps déchiré, à l'âme irrémédiablement blessée. Face aux lourdes conséquences des viols et des sévices sexuels, qui pèsent sur des générations entières, le médecin a mis en place un accueil « holistique » qui ne se contente pas de prodiguer des soins médicaux aux victimes. Ces dernières sont aussi prises en charge sur le plan psychologique et juridique, aidées à reconstruire leur vie et à devenir économiquement indépendantes.
Partout, le Dr Denis Mukwege répète sa conviction profonde : « Les succès de notre programme montrent que, même si la route vers la guérison est longue et difficile, les victimes sont capables de transformer leur souffrance en pouvoir. Les femmes peuvent devenir des actrices de changement positif dans la société, mais elles ne peuvent y arriver seules. Elles ont besoin de l'aide et du soutien de tous. »
Malgré l'optimisme que lui dicte sa foi, le médecin côtoie l'horreur au quotidien. Durant des années, il a constaté que les violences sexuelles, devenues une arme de guerre qui vise à détruire le tissu social dans une région quadrillée par des milices qui font la loi autour des mines de coltan, ne sont pas réellement sanctionnées. Certes, des militaires ont été traduits devant les tribunaux au cours de procès très médiatisés. Et un député local a même été poursuivi pour avoir mis sur pied une bande qui, à des fins de sorcellerie, violait systématiquement de jeunes enfants (3). Mais, globalement, l'impunité reste de mise.
Cette réalité du terrain a suscité chez lui une colère inextinguible. Une exigence de justice que les arrangements politiques de l'heure sont loin de satisfaire. Malgré tout, le Dr Mukwege, lui-même issu d'une famille modeste du Sud-Kivu dont les enfants n'eurent accès aux études supérieures que grâce à la solidarité familiale, croit au talent des Africains, ainsi qu'au potentiel du continent.
« L'Afrique a toutes les capacités de se développer, dit-il. Les ressources sont là, les intellectuels, nombreux. Il n'y a aucune raison pour que le continent reste à la traîne. » Cependant, le citoyen de RDC, qui avait mis tous ses espoirs de changement dans la tenue d'élections démocratiques en décembre 2018, ne cache pas sa déception.
« Si la population veut le changement, explique-t-il, si maints intellectuels ont pris conscience des problèmes qui se posent au continent et seraient capables de les résoudre, un obstacle majeur demeure. En Afrique, trop nombreux sont les dirigeants politiques qui refusent de quitter le pouvoir et n'organisent pas réellement l'alternance. Face à eux les intellectuels doivent jouer leur rôle, dénoncer, alerter. Avec bien souvent le sentiment de crier dans le vide. »
La responsabilité des dirigeants en question
Pour Denis Mukwege, le véritable défi est celui du leadership - ou plutôt de ses carences. « Je ne voudrais pas être pessimiste, mais rares sont les pays africains qui ont échappé à la spirale du sous-développement, comme le Ghana peut-être. Mais il ne faut pas perdre espoir, le potentiel africain est toujours là... Chaque fois que je retourne en RDC, je constate que tout est possible, mais que rien n'avance. Il ne s'agit pourtant pas d'une question d'hommes. En ce moment, je voyage beaucoup à travers le monde et partout je rencontre des compatriotes qui occupent souvent des postes de très haut niveau, exigeant beaucoup de compétences. Je les exhorte à regagner leur pays, à contribuer au changement, à oeuvrer au développement... Nombre d'entre eux seraient d'ailleurs capables d'introduire au Congo les nouvelles technologies, et en particulier le numérique, qu'ils maîtrisent parfaitement. D'autant plus que c'est de notre pays que proviennent les matières premières qui ont rendu possible cette révolution numérique. »
Une allusion au coltan, l'une des nombreuses richesses minérales dont regorge le sous-sol congolais, grand exportateur de cuivre, de cobalt, d'or et d'étain. Un pays aux richesses innombrables, souvent qualifié de « scandale géologique » (4), et qui a du mal à sortir de l'ornière, même si des avancées sont possibles. Les bons résultats macroéconomiques de la dernière décennie l'ont montré, avant d'être mis à mal par le report des élections et l'instabilité qui en a découlé. Depuis deux ans, les foyers de tension se sont multipliés à travers le pays, malgré la présence depuis 1999 de la plus importante mission de maintien de la paix jamais déployée par les Nations unies, la Monusco, qui compte 20 000 personnes en uniforme.
« Il faut abandonner les stéréotypes au sujet des Africains et les laisser décider eux-mêmes de leur destin, poursuit le prix Nobel de la paix. Mais dans des pays tels que le mien, les élections dites démocratiques sont encore une illusion... Le scrutin qui s'est déroulé en décembre dernier a débouché sur ce que je préfère appeler une "nomination", puisque le choix de la population n'a pas été respecté. » Alors que les 40 000 observateurs électoraux déployés à travers le pays par l'Église catholique avaient constaté la victoire de Martin Fayulu, désigné « candidat unique de l'opposition », ce n'est finalement pas lui que la Cour constitutionnelle a adoubé, mais Félix Tshisekedi, le fils de l'opposant historique Étienne Tshisekedi. Quoique crédité de moins de voix, Félix Tshisekedi a accepté de conclure une sorte d'accord de cohabitation avec le président sortant, Joseph Kabila. Quant aux Congolais, soulagés parce que l'épreuve de force a été évitée, ils ont décidé de jouer le jeu et de donner sa chance au nouveau chef de l'État. Ce dernier, depuis lors, tente de marquer sa différence. Il a déjà, entre autres, libéré plus de 700 détenus dont de nombreux prisonniers politiques, et rendu gratuit l'enseignement public à l'école primaire.
L'Afrique au coeur des technologies modernes de communication
Cet « arrangement » politique, qui ne correspond pas à la mathématique électorale, c'est-à-dire aux résultats objectifs du scrutin, est vivement dénoncé par le Dr Mukwege. « Un an avant les élections de décembre 2018, j'avais expliqué qu'il ne fallait pas transiger avec les principes. Mais rien n'y a fait, un "arrangement" a été conclu et le choix de la population n'a pas été respecté. Dans de telles conditions, le problème de gouvernance demeure aigu. C'est dans ce contexte qu'il faut replacer la question de l'accès aux nouvelles technologies : pour réussir, elles doivent être intégrées dans une dynamique de développement, elle-même mise en oeuvre par un leadership responsable et légitime. De plus en plus, je pense que l'Afrique ne doit plus s'en remettre à des éléments extérieurs, mais compter sur ses propres forces. Le développement ne viendra pas d'ailleurs, il sera endogène et naîtra lorsque se mettra en place un leadership responsable. »
La révolution numérique change tout, notamment dans la mobilisation de la société civile. Mais, en RDC, l'accès à Internet reste faible (9 % de la population en 2017 contre une moyenne de 20 % en Afrique subsaharienne (5)). Et les effets positifs des technologies de l'information et de la communication (TIC) tardent à se faire sentir sur l'économie, déplore le médecin.
« Vous me parlez des technologies du futur... Mais sans l'apport de l'Afrique, elles ne pourraient même pas exister ! L'Afrique et notamment mon pays, la RDC, est le premier exportateur de cobalt au monde. Ce minerai permet de produire les batteries électriques si prisées aujourd'hui. Or ce cobalt sort des mines du Congo (6) sans que le pays en bénéficie. Les taxes sont minimes, les retombées, inexistantes. Il faut absolument que la redistribution des ressources soit plus correcte, que le Trésor public soit alimenté par des impôts payés par les sociétés étrangères. Mais si, dans le cas de l'Afrique en général et du Congo en particulier on parle beaucoup des mines et des nouvelles technologies, il ne faut pas non plus oublier le développement agricole, sans lequel rien n'est possible. Nous devons créer un développement endogène au bénéfice des générations futures. Voilà pourquoi un pays comme la RDC a besoin d'une vision capable de faire rêver les jeunes et de mobiliser les nouvelles générations. Je sais que tout cela prendra du temps, mais il faut y réfléchir. Je le répète : tout dépend d'un bon leadership, c'est l'essentiel ! »
(1) Cf. Colette Braeckman, « La politique, l'autre combat du Dr Mukwege », Le Soir de Bruxelles, 10 décembre 2018, https://plus.lesoir.be/194651/article/2018-12-10/la-politique-lautre-combat-du-docteur-mukwege.
(2) Fils de Laurent-Désiré Kabila, le successeur du maréchal Mobutu Sese Seko en 1997, Joseph Kabila a succédé à son père à 29 ans, en janvier 2001, après l'assassinat de ce dernier dans des circonstances mystérieuses. Il a signé les accords de paix de Sun City (Afrique du Sud) en 2002, après la « Deuxième guerre du Congo » (1998-2000), dans laquelle neuf pays africains ont été impliqués. Il a été élu en 2006, puis réélu en 2011 à l'issu d'un scrutin dont la régularité a été contestée. La Constitution limite à deux le nombre de mandats présidentiels successifs.
(3) Cf. « Lourdes peines requises dans le procès pour viol d'enfants en RDC », Voice of America, 12 décembre 2017, https://www.voaafrique.com/a/lourdes-peines-requises-dans-le-proces-pour-viols-d-enfants-en-rdc/4160119.html.
(4) La Banque mondiale présente la RDC en ces termes : « Plus grand pays d'Afrique francophone, la RDC possède d'immenses ressources naturelles et une population de près de 80 millions d'habitants, dont moins de 40 % vivent en milieu urbain. Avec ses 80 millions d'hectares de terres arables et plus de 1 100 minéraux et métaux précieux répertoriés, la RDC pourrait devenir l'un des pays les plus riches du continent africain et l'un de ses moteurs de croissance si elle parvenait à surmonter son instabilité politique et à améliorer sa gouvernance. »
(5) Cf. données de la Banque mondiale sur les utilisateurs d'Internet en pourcentage de la population, https://donnees.banquemondiale.org/indicateur/IT.NET.USER.ZS, et rapport sur l'accès à Internet au sud du Sahara, « Internet Access in Sub-Saharan Africa », Poverty and Equity Notes, no 13, mars 2019, http://documents.worldbank.org/curated/en/518261552658319590/pdf/135332-POV-Practice-Note-13.pdf.
(6) La RDC en assure les deux tiers de la production mondiale.